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La sculpture contemporaine – la cathédrale de Laon

Les diverses études entreprises jusqu’à présent ont fait ressortir la dette du second maître du psautier envers la sculpture contemporaine. Illiana Kasarska a établi les surprenants parallèles stylistiques avec la façade de la cathédrale de Laon, à la suite de Florens Deuchler.11 L’ange de l’Annonciation du psautier (Fig. 319) se rapproche d’un damné du linteau du portail du Jugement dernier (Fig. 320) ; la même ondulation du drap de la Nativité laonnaise (Fig. 321) se répercute sur le vêtement du manteau de la Vierge lors de la Dormition (Fig.  322) ; la souplesse du drapé et les plis en « v » de la tunique du berger (Fig. 323) se retrouvent sur le compagnon de la Fuite en Egypte (Fig. 324) et la proximité du vêtement et de la syntaxe des plis entre le Christ aux limbes (Fig. 326) et le saint Michel laonnais (Fig. 325) offre un parallèle supplémentaire. Ces exemples éloquents démontrent que certaines des enluminures du psautier sont une transposition bidimensionnelle de la sculpture de Laon. Finalement, nous ajoutons la proximité entre l’ange du portail nord et l’ange chez Abraham du psautier (Fig. 327, 328).

Florens Deuchler a repéré la rareté de la composition de la Fuite en Egypte (Fig. 324) et a soulevé son parallélisme avec la scène équivalente sur un vitrail de Laon (Fig. 329). En effet, la Vierge chevauche l’âne, mais elle ne tient pas l’enfant sur ses genoux. Ce dernier se trouve dans les bras de Joseph situé derrière l’animal, tandis qu’un serviteur ouvre la marche.

La Vierge effectue un mouvement vers l’arrière, pour tendre les bras à son fils. Ce schéma de composition particulier, qui connaît une diffusion limitée, apparaît à la cathédrale de Laon (vers 1205).12 Il se retrouve ensuite sur un vitrail de la cathédrale de Troyes (vers 1210‒122013), sur la châsse de saint Marc à Huy (datée de manière vague entre 1210 et 123014), sur un vitrail de la collégiale à Saint-Quentin (vers 1220), puis en Toscane (vers 1275‒1280).15 La diffusion au nord de la France, puis plus tardivement en Italie, laisse supposer la circulation de ce type de représentations via un carnet de modèles basé sur une composition byzantine. Il faut surtout retenir le rôle d’intermédiaire que joue la sculpture de Laon dans la transmission stylistique entre Nicolas de Verdun et l’enlumineur du psautier. L’ambon est une source de la sculpture laonnaise qui influe sur le psautier. Par exemple, l’annonciation de Klosterneuburg se répercute sur la scène équivalente de Laon qui à son tour influence l’ange du psautier.

L’Antiquité

Le style antiquisant du second maître du psautier a toujours été mis en avant et a fait considérer ses enluminures comme représentantes types du style 1200. Une étude de la sculpture antique expliquerait la démarche stylistique de cet artiste, car ses caractéristiques principales sont la souplesse des drapés moulant les corps, en particulier les membres inférieurs (conformément au procédé de Nicolas de Verdun), une attention portée aux anatomies (voir les ressuscités de la scène du Jugement dernier, folio 33ro, Fig. 330) et surtout, l’illusion d’un rendu tridimensionnel par l’emploi subtil d’un système de dégradé dans les plis des vêtements.

Ce procédé est également présent dans le missel d’Anchin (Douai, bibliothèque municipale, ms 90), pendant stylistique du psautier d’Ingeburge.16 Malgré la certitude unanime de la

11. F. DEUCHLER 1967, p. 139 ; I. KASARSKA 2008, p. 215‒216.

12. Pour la datation du vitrail, voir F. DEUCHLER 1967, p. 157, n. 264.

13. E. C. PASTAN ET S. BACON 2006, p. 165.

14. The Year 1200. A Centennial Exhibition 1970, cat. no 182, p. 176‒177.

15. F. DEUCHLER 1967, p. 40, ill. 208‒212. Dans deux articles rédigés après ces pages, nous avons traité cette iconographie particulière, en avons tracé la diffusion et tenté d’en expliquer la signification: voir L. TERRIER ALIFERIS 2016, “Joseph christophore” et L. TERRIER ALIFERIS à paraître (2).

16. Ibid., p. 146 et 164.

connaissance de l’Antiquité possédée par l’enlumineur, aucune œuvre ne fut véritablement proposée en comparaison. Florens Deuchler remarqua le nombre considérable de profils et conclut à l’utilisation de médailles et de camées antiques.17 Pourtant, il ne proposa qu’une seule comparaison, entre un homme de profil présent au moment de l’Arrestation du Christ (folio 25ro, Fig. 331) et un portrait de l’empereur Magnence, dont on sait qu’une médaille à son effigie fut retrouvée au nord de la France, vers Vermand (Aisne). Une est conservée au musée de la Fère (Aisne) et une autre au British Museum (Fig. 331). La forte récurrence de figures en profil pourrait certifier que les enlumineurs connaissent des reliefs antiques de petite ou de grande dimension. Des 368 figures – humaines, divines, démoniaques ou angéliques – représentées sur les vingt-sept pleines pages enluminées du manuscrit, quarante-huit sont des profils : ce qui représente près de treize pour cent. Les figures animales sont, quant à elles, majoritairement de profil. Etant donné la rareté de ce mode de représentation durant la période médiévale, sa réapparition massive dans les enluminures considérées provient de sources étrangères à l’Occident médiéval. L’Antiquité utilise abondamment ce procédé, mais le monde byzantin ne semble pas l’avoir oublié. Ne serait-ce qu’à Monreale, de nombreux personnages sont de profil et le manuscrit byzantinisant de l’Hortus deliciarum en contient également une multitude. A notre avis, la récurrence de profils dans le psautier d’Ingeburge dérive plutôt de la connaissance d’enluminures ou de mosaïques byzantines ou byzantinisantes que de sources antiques.

Nous avons également voulu déterminer si la tridimensionnalité du style du second maître dérive d’une connaissance de l’Antiquité, en confrontant les miniatures avec des œuvres antiques, prioritairement avec les sculptures et les bas-reliefs. L’absence de résultats nous conduit à exclure une étude directe de la sculpture antique. Non seulement aucun motif particulier ne provient de l’Antiquité, contrairement à Nicolas de Verdun, mais de plus, aucun parallèle ne peut être établi dans la syntaxe des plis. La source de son style n’est pas là. Avant de certifier la filiation directe avec la sculpture contemporaine, il faut prendre en compte les influences byzantines plus attentivement.

Byzance

Les étroits liens qui unissent le psautier d’Ingeburge avec l’art byzantin, remarqués déjà par Florens Deuchler, s’avèrent particulièrement frappants. Celui-ci mentionne une référence iconographique byzantine, définie ou non, pour près de la moitié des scènes. Cette présence se fait à un niveau stylistique pour le premier maître, et à un niveau iconographique pour l’ensemble des enluminures. Nous avons poursuivi le travail entrepris par Florens Deuchler et nous avons obtenu des résultats plus fructueux que lors de la confrontation avec le corpus antique. Les références à l’art siculo-byzantin de la deuxième moitié du XIIe siècle autour de 1200 sont bien connues et bien étudiées pour Nicolas de Verdun et pour le psautier d’Ingeburge.

Florens Deuchler a dressé plusieurs parallèles avec la chapelle palatine de Palerme et avec la cathédrale de Monreale. Cette dernière joue un rôle plus important dans la transmission des motifs aux enlumineurs du psautier et Deuchler l’évoque pour l’iconographie de onze scènes du psautier (10B, 11A, 12A, 13B, 14A, 14B, 15A, 15B, 16B, 22A, 22B). Il ne serait pas utile de répéter l’origine iconographique byzantine pour chacune d’elles, mais ajoutons seulement quelques parallèles supplémentaires. Outre les rapports avec les mosaïques byzantinisantes de l’époque normande en Sicile, plusieurs motifs dérivent d’œuvres se trouvant au cœur de l’Empire byzantin. L’ange rendant visite à Abraham (Fig. 327), en général comparé avec l’ange de la chapelle palatine de Palerme, présente en réalité plus de ressemblance avec son émule à Daphni, près d’Athènes (Fig.  332), de par la stricte identité de posture, la proximité du vêtement et le système de plis compartimentés et anguleux.

Un personnage du psautier a retenu notre attention en raison de sa position étrange et de l’impression de copié-collé qu’il dégage : le berger de face du folio 16vo (Fig. 333). Sa posture

17. Ibid., p. 144.

quasi dansante occupant la majeure partie de l’espace et son caractère unique dans la production médiévale nous semblent attester l’utilisation d’un modèle. Nous avons cherché celui-ci dans l’art antique, puis dans l’art byzantin. Nous avons finalement trouvé à Thessalonique un petit reliquaire paléochrétien de la deuxième moitié du IVe siècle, de l’époque théodosienne, qui présente des ressemblances fortes avec le psautier. Les trois Hébreux dans la fournaise, représentés sur l’une des faces (Fig. 334), et Daniel dans la fosse aux lions, sur une autre face (Fig. 335), sont similaires au berger, autant par la pose que par le vêtement. Par ailleurs, la grande face opposée, sur laquelle figure une traditio legis (Fig. 336), et la seconde petite face figurant Moïse recevant les tables de la loi (Fig. 337) permettent d’établir des parallèles avec un autre folio du psautier. En effet, Marie-Madeleine du Noli me tangere (folio 29ro, Fig. 326) s’incline de la même façon que Pierre et Moïse. La syntaxe des vêtements et la manière dont ces derniers enveloppent le corps frappent par leur analogie. De plus, les Christ sur l’une et l’autre œuvres adoptent un maintien similaire des jambes. Ce reliquaire fut retrouvé en 1966 dans les décombres d’une petite église, détruite au VIIe siècle, de Nea Herakleia près de Thessalonique.18 Par conséquent, sa visibilité durant la période médiévale est peu probable. La transmission formelle passe vraisemblablement par l’intermédiaire d’une œuvre byzantine. Thessalonique offre un deuxième point de comparaison avec le psautier. Nous avons en effet recherché la source iconographique de l’Ascension (Fig. 338), étonnante par la position quelque peu maladroite des bras levés des apôtres qui suggère la connaissance d’une œuvre byzantine. Nos résultats concordèrent avec ceux émis par Florens Deuchler puisque l’exemple le plus proche se trouve dans l’église Sainte-Sophie de la capitale macédonienne. La mosaïque de la coupole présente une Ascension, comportant le Christ au centre entouré des apôtres dont deux lèvent un bras de façon semblable (Fig. 339). L’Hortus deliciarum véhicule la présentation byzantine de la scène (fol. 167, Fig. 340) et offre un bon point de comparaison avec le psautier d’Ingeburge.

Un motif, déjà évoqué au sujet du tympan de la Dormition de la cathédrale de Strasbourg, mérite une analyse, puisqu’il représente une clé d’accès à la compréhension des filiations du psautier d’Ingeburge. Le Judas de la Sainte Cène (Fig. 341) est semblable à la Marie-Madeleine de Strasbourg (Fig. 294).19 Une copie directe du motif strasbourgeois ne peut être envisagée, malgré la stricte identité entre les deux figures. Le terminus ante quem du psautier est 1214, date qui coïncide approximativement avec l’arrivée du sculpteur sur le chantier de la cathédrale strasbourgeoise. Il faut dès lors envisager un modèle commun. Nous avons vu que la source de la Marie-Madeleine dérivait d’une enluminure byzantine à l’intérieur du groupe de manuscrits représenté par le psautier de Paris (BnF cod. fr. 139) (Fig. 85, 296). La double reprise d’un motif issu de l’art byzantin, dans les mêmes années, accrédite l’hypothèse de la circulation de manuscrits orientaux au nord de la France à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle. Un élément supplémentaire transforme l’hypothèse en certitude. Le motif rarissime de saint Jean se voilant un œil au pied de la croix (Fig. 342), remarqué par Florens Deuchler,20 se confronte à la multiplicité de ce type de représentations, pour l’expression de la douleur dans le monde byzantin. Il est également présent dans l’Hortus deliciarum.21 L’identité de ce motif avec le saint Jean de la Crucifixion de l’ambon de Klosterneuburg (Fig. 95), jamais repérée jusqu’à présent, ne doit rien au hasard. La probabilité qu’il s’agisse d’une transmission de l’ambon vers le psautier ne peut légitimement pas être envisagée, malgré le contexte iconographique similaire, puisque l’ambon se trouvait à Klosterneuburg. Il faut dès lors envisager la reprise d’un modèle byzantin circulant en Occident depuis la deuxième moitié du XIIIe siècle, et dont l’Hortus deliciarum serait un troisième écho.

Les références byzantines présentes dans le psautier sont bien plus importantes que dans l’ambon de Nicolas de Verdun, pourtant fortement imprégné de cet art-ci. Un dernier trait

18. M. PANAYOTIDI et A. GRABAR 1975.

19. L’identité de la posture a été repérée par E. PANOFSKY 1929/30, p. 127‒128.

20. F. DEUCHLER 1967, p. 53.

21. Ibid., p. 136.

prouve le lien intime entre les deux miniaturistes du psautier et l’art byzantin. Le regroupement des personnages, dont la plupart font face au spectateur représente une innovation majeure du psautier d’Ingeburge (Fig.  343,  344). Cette caractéristique compositionelle ne trouvait pas d’équivalence dans l’ambon. L’art byzantin use fréquemment de cette formule, et comme exemples, citons à nouveau les mosaïques de Monreale (Fig.  345) ou les miniatures de l’Hortus deliciarum, sur lesquelles des personnages groupés, dont certains dirigent leur regard vers le spectateur, se trouvent fréquemment. De quelle manière la circulation des modèles byzantins  s’est-elle effectuée  ? La connaissance de la Sicile byzantine ne peut à elle seule expliquer la profusion des motifs dérivés d’Orient. Les manuscrits grecs doivent entrer en considération, surtout au vu de la ressemblance entre le reliquaire de Thessalonique et entre deux folios du psautier d’Ingeburge. Matthieu Paris nous apprend que des philosophes grecs viennent d’Athènes en Angleterre vers 1202.22 Rien n’empêche de penser qu’ils amènent avec eux des manuscrits, ensuite immédiatement diffusés sur le continent lorsqu’ils furent chassés du territoire par le roi Jean.

Malgré le fait que les deux enlumineurs sont certainement imprégnés de l’art byzantin contemporain, la source stylistique du deuxième maître réside ailleurs. La technique du dégradé, finement placé à l’intérieur des plis des vêtements afin de parvenir à l’illusion de la tridimensionnalité, a été acquise par une confrontation et une subtile observation des innovations sculpturales des années précédentes, en particulier à la cathédrale de Laon. Nous avons obtenu cette conviction par une confrontation avec le corpus de l’art antique, qui entraîne rapidement l’exclusion de ce dernier comme source stylistique, tandis que les parallélismes avec la sculpture laonnaise s’avèrent fructueux. De là proviennent l’élégance stylistique, la souplesse des drapés, la manière gracieuse dont ceux-ci retombent sur les corps, l’attention portée aux anatomies et la tridimensionnalité convaincante.

Enluminure parisienne et scriptoria du