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L’importance de la Sicile normande

L’importance des mosaïques de Monreale est considérable et leur succès se fait ressentir à différents endroits de l’Europe sans tarder.66 Par exemple, au moins l’un des deux artistes de la Bible de Winchester les a étudiées et il existe des relations fortes entre les mosaïques et les dessins strasbourgeois de l’Hortus deliciarum (fin du XIIe siècle).67 Les peintures murales de Sigena en Espagne témoignent également d’une connaissance de la cathédrale sicilienne, par le biais d’un artiste anglais.68 Ainsi, le style 1200, que ce soit dans son interprétation anglaise ou rhénane, est directement redevable à l’art byzantin sicilien de la deuxième moitié du XIIe siècle.

Les nombreuses références byzantines présentes dans le psautier d’Ingeburge furent relevées par Florens Deuchler.69 L’érudit a établi des parallèles avec la chapelle palatine de Palerme, pour la scène des anges rendant visite à Abraham, et avec la tradition iconographique de la topographie de Cosmas Indicopleustes. La plupart des scènes dérivent de modèles byzantins, même si ceux-ci ne sont pas directement identifiables. Plusieurs parallèles peuvent être dressés avec les mosaïques de Monreale et attestent de la connaissance de l’art byzantin sicilien. Cette culture ne se limite cependant pas à l’enclave normande, mais s’étend à l’ensemble de l’empire oriental. L’enfant tenant la main d’un adulte dans la scène de l’entrée du Christ à Jérusalem du psautier d’Ingeburge (fol. 22vo) dérive de Daphni, vers 1100, de même que la représentation de l’Anastase (fol. 29ro). De surcroît, Florens Deuchler a observé que les ivoires byzantins ont également pu servir d’inspiration : par exemple, le triptyque d’Harbaville, conservé au Louvre et datant du Xe siècle, ou encore un ivoire byzantin conservé à Hanovre qui servit de modèle inversé pour la Descente de croix.

La transmission de l’art byzantin en Occident dès la deuxième moitié du XIIe siècle s’est effectuée de plusieurs manières qui demeurent encore insuffisamment expliquées. Il semble que certains artistes septentrionaux aient travaillé à la fin du XIIe siècle à la décoration des édifices normands siciliens. Des artistes anglais, à la faveur des liens politiques entre les deux pays sous domination normande, ont participé à la décoration de la chapelle palatine de Palerme pour apporter ensuite en Angleterre les expériences acquises au contact d’artistes byzantins.70 Des mouvements humains ont dû participer à la forte diffusion de l’art byzantin à la fin du XIIe siècle, au même titre que la circulation de modèles graphiques consignés dans des albums.

L’importance donnée à la Sicile a parfois été exagérée, et bien qu’une transmission directe s’effectue indubitablement, elle n’est pas la seule voie d’accès au byzantinisme des années 1200. Nous verrons plus loin, au sujet de Nicolas de Verdun et du psautier d’Ingeburge, que des rapports étroits s’établissent avec la production de Constantinople ou de Thessalonique.

Un exemple permet d’appuyer notre propos. La scène des apôtres endormis à Gethsémani de l’Hortus deliciarum (Fig. 13) fut mise en lien direct avec la scène équivalente à Monreale (Fig. 14).71 Certaines différences entre les deux scènes s’expliquent mal dans l’hypothèse d’un rapport étroit, mais elles se résolvent en considérant la scène du mur ouest du réfectoire du monastère de Patmos (vers 1200) (Fig. 15).72 La composition de l’Hortus deliciarum est plus proche de celle de Patmos et certains détails, comme l’apôtre endormi soutenant sa tête avec le bras droit en haut, ou encore les deux apôtres dormant tête contre tête au milieu, présentent une proximité plus évidente avec Patmos qu’avec Monreale. Ainsi, l’Hortus deliciarum ne dérive pas de Monreale, mais les deux possèdent un modèle commun qui servit aussi à Patmos. Ce

66. Pour la cathédrale de Monreale, voir les monographies d’E. KITZINGER 1996 et de T. DITTELBACH 2003.

67. O. DEMUS 1970, p. 40 ; 154.

68. Ibid., p. 155.

69. F. DEUCHLER 1967.

70. O. PÄCHT 1961, p. 162 ; 166‒173 ; 175.

71. O. DEMUS 1970, p. 40.

72. Patmos 1988.

modèle devait se trouver à l’intérieur même de l’empire byzantin. Par ailleurs, de nombreux manuscrits grecs se trouvaient en Occident durant le Moyen Âge, en particulier à Cologne et à Saint-Denis, et ils ont certainement contribué à la diffusion de motifs byzantins.73

Récapitulation

La problématique de l’imitation dans les arts figurés durant la période médiévale est plus complexe qu’elle n’y paraît au premier abord. Les terminologies lexicales comportent des significations multiples et changeantes au fil du temps. Cependant, on peut affirmer que le vocabulaire de l’imitation conserve la signification antique de mimesis, de l’œuvre d’art imitant le monde environnant, voire imitant des auctores dans le cas de la littérature. Le terme

« copie » n’existe pas dans le champ lexical de la reproduction d’une source ; c’est contrefaire qui est utilisé dans ce sens-là ainsi que pourtraire, dont l’utilisation prend dès le XIIe siècle la valeur de “création d’après un modèle existant”. Néanmoins, nous avons vu toutes les nuances que ces termes comportent. Dans le processus même de création artistique durant le Moyen Âge, spécifiquement durant la période considérée, l’utilisation de modèles est inhérente à la fabrication des œuvres. Les artistes puisent à différentes sources, en mémorisant des objets vus ici et là et en s’aidant de carnets de modèles, pour créer un schéma personnel au moyen d’une appropriation et d’une réinterprétation libre des œuvres du passé ou contemporaines. Le célèbre carnet de Villard de Honnecourt montre l’hétérogénéité du comportement artistique vis-à-vis de modèles. L’homme voyageur jusqu’en Hongrie varie les objets qui l’intéressent, les mémorise et les consigne sur le parchemin en adaptant les motifs et en les reproduisant dans son propre style. Il a vu des objets antiques, il a observé des œuvres byzantines, il a circulé dans les chantiers de plusieurs édifices religieux alors en construction faisant preuve d’une curiosité pour les aspects relatifs à ces chantiers. Son attitude est emblématique de celle de ses contemporains : le mélange des sources est prioritaire dans la création des années 1200 façonnée par la mobilité des objets et la mobilité des artistes. Toutefois, la dette byzantine reste difficile à saisir complètement. Les modalités de la circulation des modèles orientaux demeurent floues en raison du caractère extrêmement fragmentaire des œuvres byzantines jusqu’au XIIIe siècle.

73. C. FÖRSTEL 2007.

Chapitre II L’orfèvrerie

L’orfèvrerie est sans conteste la technique dominante de la deuxième moitié du XIIe siècle.

Les orfèvres, travaillant avec des métaux précieux, jouissent d’une position privilégiée dans la société et des facteurs socio-politiques favorables permettent d’augmenter le nombre des commandes. Les recherches menées par Pierre Alain Mariaux ont montré qu’au XIIe siècle une intense réflexion a lieu autour des trésors conservés dans les lieux de culte et leur réorganisation consiste à attirer les pèlerins.1 Une concurrence s’observe entre les abbayes désireuses d’augmenter leur prestige en attirant les fidèles venus de loin, qui par leurs dons accroissent encore davantage les ressources financières nécessaires à l’embellissement des lieux de culte. Ce processus astucieux visant à récolter des donations selon le principe de « l’argent attire l’argent » (pecunia pecuniam trahit) est décrit et décrié par Bernard de Clairvaux dans l’Apologie à Guillaume de Saint-Thierry.2 Au XIIe siècle, les reliquaires atteignent des dimensions monumentales et requièrent des quantités de métaux précieux. Un mouvement parallèle amplifie encore les commandes lié à la portée du culte des reliques qui gagne de l’importance durant le siècle. Chaque église cherche à obtenir une partie de corps d’un saint prestigieux pour lequel la nécessité de réaliser un reliquaire à la hauteur de la relique s’intensifie. Une rivalité s’instaure entre les églises, justifiée par des impératifs économiques. Elle se traduit par la prédominance d’une technique employant des matériaux précieux.