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L’aquamanile en forme de buste

Les œuvres orfévrées d’Aix-la-Chapelle n’imitent donc pas de modèles antiques, mais elles reflètent le style de Nicolas de Verdun et de l’orfèvrerie de Cologne. Un objet déconcertant et difficilement datable déroge cependant à cette règle. Une origine médiévale lui a même été déniée “tant sa tournure est antique”.207 Malgré tout, l’aquamanile en forme de buste (Fig. 142) fut probablement réalisé entre 1210 et 1220. 208 Cet objet dérive visiblement d’une statue d’un togatus en pied, adapté en forme de buste, de réalisation provinciale romaine.

Tout d’abord, le choix de la forme en buste fait directement allusion à l’Antiquité. De plus, la simplification des lignes de la tête et les yeux en forme d’amande se réfèrent à des œuvres de l’Antiquité tardive de production provinciale, dont les meilleurs exemples sont offerts par l’art funéraire, telle la tombe Caius Deccius provenant de Cologne (Fig. 143, conservée au musée de Saint-Germain-en-Laye). Les traits du visage et de ses différents éléments, la coiffure et la petite barbe se retrouvent sur l’aquamanile. Ce qui atteste de l’imitation d’une source antique avec certitude est la main portée en écharpe dans la toge. Jusqu’à présent, le vêtement était pris pour une chlamyde, probablement en raison de l’attache sur l’épaule droite. Mais c’est bien plutôt à une toge à laquelle il est ici fait allusion, bien que nous ayons du mal à comprendre la raison d’être de l’attache et de la lanière tenue par la main. De plus, une chlamyde ne peut créer ce genre de plis serrés rectilignes. Le vêtement reprend, nous semble-t-il, la représentation des togati, des hommes portant la toge, et plus particulièrement la toge du type pallium, caractérisée par les deux épaules couvertes ainsi que par le bras droit pris dans la toge avec la main ressortant sur la poitrine.209 Néanmoins, l’aquamanile diffère sur un point essentiel de son modèle antique : la main gauche et non la droite est portée en écharpe, position inconcevable pour les Romains. Ce cas d’inversion gauche-droite n’est pas unique pour la période autour de 1200 et a été expliquée par l’utilisation de miroirs au moment de la copie.210 Nous avons examiné un grand nombre de bustes antiques et aucun ne présente la toge portée de cette manière. Ce type d’habillement est réservé dans l’art romain pour les représentations en pied, excepté pour les stèles funéraires. En effet, les nombreuses stèles tardo-antiques d’Italie, de Gaule ou de Germanie présentent souvent le défunt en buste vêtu de la toge pallium et l’exemple mentionné en comparaison pour les traits du visage offre des similarités dans la main portée en écharpe et dans les plis linéaires de l’étoffe. En général, ces stèles sont en bas-relief et la tridimensionnalité accusée au niveau du bras de l’aquamanile en forme de buste pourrait invalider l’hypothèse de l’imitation d’une stèle. Le prototype serait alors plutôt un togatus en pied adapté en forme de buste, de production provinciale, ainsi que le suggère la comparaison avec un fragment actuellement perdu mais provenant de la région de Toulouse (Fig. 144).211 La ressemblance dans les plis du vêtement et la similarité de la position de la main, placée plus haut que dans une statue de Rome ou que sur les stèles, sont remarquables. Ainsi, l’orfèvre d’Aix-la-Chapelle se réfère directement à une œuvre romaine provinciale présente dans son environnement, soit une stèle funéraire dont des quantités infinies d’exemples jalonnaient les

206. Rhin-Meuse 1972‒1973, p. 319.

207. A. DIDRON 1859, p. 157, estimait que cet aquamanile avait été réalisé durant le Bas Empire ou la Renaissance.

208. The Year 1200. A Centennial Exhibition 1970, cat. no 124, p. 118 situe l’aquamanile au début du XIIIe siècle tandis que H. SWARZENSKI 1967, cat. no 163, p. 67, datait l’œuvre du deuxième quart du XIIe siècle.

209. H. R. GOETTE 1990, p. 23‒26.

210. J. WIRTH 2006.

211. E. ESPERANDIEU 1907‒1981, t. II, p. 100. Le fragment de buste fut perdu au moment de son transfert du musée de Toulouse au musée des Augustins, d’après la confirmation du service de la documentation du musée Saint-Raymond de Toulouse.

routes romaines, soit une statue en pied. Contrairement aux réalisations de Nicolas de Verdun, et à la majorité des œuvres de la période, c’est une œuvre de l’Antiquité tardive réalisée en Germanie qui est imitée.

Récapitulation

Au terme de ce parcours de la production orfévrée du XIIe siècle, nous pouvons constater que le retour aux œuvres antiques s’effectue dans le milieu des orfèvres mosans, en premier lieu sous l’égide des commanditaires motivés par des intentions politiques. L’abbé Hillin de Liège désire réaliser une œuvre qui fasse allusion à Rome dans un contexte conflictuel relatif au droit du baptême en rappelant ainsi la primauté de la cathédrale. Les sources visuelles employées sont de deux ordres : des monuments circulaires romains présents en Gaule pour la forme générale des fonts et des statuettes en bronze pour les figures en haut relief. Cette première expérience qui inaugure le XIIe siècle ne connaîtra pas de répercussions avant les commandes de Wibald de Stavelot. L’admiration de ce dernier pour les textes antiques qui lui servent de modèles linguistiques et syntaxiques est probablement à l’origine de sa volonté de référence à un portrait impérial, vraisemblablement Auguste, exprimée à l’orfèvre responsable du chef-reliquaire d’Alexandre. La réactualisation d’un buste antique sous-tend une nécessité d’affirmation du pouvoir ecclésiastique vis-à-vis du pouvoir impérial. Nicolas de Verdun a peut-être eu des contacts étroits dans sa jeunesse avec l’atelier de Stavelot, ainsi que le confirme la proximité stylistique entre l’ambon et les parties émaillées du chef-reliquaire, l’autel portatif et les fragments provenant du retable de saint Remacle. De plus, il saisit ce que l’étude de l’art antique peut apporter dans le développement de son art. Le diptyque des Nicomaque et des Symmaque, dont on sait qu’il fut monté en reliquaire durant la deuxième moitié du XIIe siècle, pourrait s’être trouvé dans un atelier mosan ou rémois et a avoir été attentivement observé par Nicolas de Verdun. L’artiste parvient à la compréhension des caractéristiques principales de l’art antique : le comportement des étoffes sur les corps, les physionomies, les postures, l’élégance des formes et du mouvement. Après cette première expérience, il se rend à Reims, avant d’effectuer l’ambon de Klosterneuburg, où il se confronte à de nouveaux vestiges du passé dont il imite certains détails. Il affine alors son étude des principes stylistiques antiques. Il parvient à donner à ses représentations un dynamisme, un naturel dans les étoffes, un rapport corps-vêtement et une tridimensionnalité des corps dévoilés à travers les vêtements. Il ne reprend pas les thèmes antiques, ni des motifs entiers, mais son unique intention poursuit des objectifs esthétiques. Son but réside dans la volonté d’acquisition d’un style nouveau, considéré comme plus naturaliste, en rupture avec l’art le précédant. L’art antique lui sert aussi, au même titre que les apports byzantins, à diversifier considérablement son répertoire pour parvenir à une variété extrême des types physionomiques et des compositions. Après l’achèvement de l’ambon, il se rend à Cologne, où son intérêt se tourne à nouveau vers les sculptures romaines encore en place. Il réalise dans cette ville une œuvre assortie de figures bibliques qui ressemblent à s’y méprendre à des personnages romains. Les orfèvres contemporains de Nicolas de Verdun assimilent immédiatement le nouveau style et certains étudient directement l’Antiquité. Dans ce cas, ce sont alors le plus souvent des œuvres d’art provincial qui sont imitées, à proximité immédiate des artistes.

Chapitre III La sculpture

Parmi le corpus du style 1200 figurent des œuvres sculptées de grande importance. La concomitance de ce mouvement stylistique et du démarrage des grands chantiers de cathédrales aux alentours de Paris contribue à diffuser largement le style antiquisant. La littérature secondaire traitant des œuvres intégrées dans le style 1200 est considérable, mais Willibald Sauerländer fait toujours figure d’autorité bien que certaines publications postérieures ont permis de rectifier quelques-unes de ses positions. Son ouvrage, Gotische Skulptur in Frankreich : 1140‒1270, paru en 1970, a fait date chez les historiens de l’art et est considéré comme une référence dans le domaine.1 Willibald Sauerländer avait, au préalable, apporté quelques réflexions personnelles sur l’exposition qui avait eu lieu en 1968 au musée du Louvre sur l’art gothique en Europe et avait discuté certaines datations avancées à cette occasion.2 Mais surtout, il avait publié en 1966 Von Sens bis Strassburg, dans lequel, tout en focalisant l’étude sur le transept de la cathédrale de Strasbourg, il établissait des relations entre différents chantiers majeurs, tels Sens, Chartres et la Bourgogne (Dijon et Beaune).3 Il tendait à placer les chantiers dans une chronologie successive, un chantier devant être achevé pour qu’un autre démarre. Cette opinion est actuellement fortement remise en question par les dernières recherches qui privilégient des personnalités de sculpteurs travaillant simultanément sur les différents chantiers et réceptifs aux dernières innovations stylistiques.4 En 1999‒2000, un ouvrage en deux volumes paraît, regroupant l’ensemble de ses articles sur la sculpture gothique européenne. Hormis les travaux sur les cathédrales de Chartres, Paris, Reims, Westminster et York, qui nous intéressent plus particulièrement dans le cadre d’un travail sur les années 1200, Sauerländer a également rédigé trois articles sur la renaissance du XIIe siècle.5 Dans une première étude, parue déjà en 1961, il présentait trois œuvres réalisées vers 1200 pour lesquelles des modèles antiques ont été utilisés.6 Il s’agit d’un fragment de tombeau de Lisieux (1180), d’une vasque provenant de l’abbatiale de Saint-Denis (1200) (Fig. 196, 197) et d’un pilastre de la cathédrale de Chartres (1225‒1230) (Fig. 210). Dans un deuxième travail, il a analysé de manière globale et signalé les manifestations de cette renaissance en architecture et dans les arts plastiques au nord de l’Europe.7 Il note que la tendance aux remplois antiques se trouve surtout en Provence, bien entendu là où la présence de monuments antiques est plus forte. En ce qui concerne le Nord, il cite les centres dans lesquels le renouveau classique, qui débute avec l’ambon de Nicolas de Verdun, est le plus intense. Et finalement, dans le troisième article, il part de l’ouvrage de Paul Frankl, The Gothic : Literary Sources and Interpretation through Eight Centuries, qui comme son titre l’indique, rassemble les textes sur l’architecture gothique, de l’abbé Suger jusqu’à l’époque moderne.8 Sauerländer montre comment le regard porté par les spécialistes sur les cathédrales et l’architecture gothique s’est modifié durant le dernier quart du XXe siècle et que, contrairement à ce que pensait Vasari et les hommes qui lui ont succédé, la première

1. W. SAUERLÄNDER, 1972 pour la traduction française. 

2. L’Europe gothique 1968 ; W. SAUERLÄNDER, 1969.

3. W. SAUERLÄNDER 1966. 

4. En particulier, I. PLEIN 2005.

5. W. SAUERLÄNDER 1999‒2000.

6. W. SAUERLÄNDER 1961, p. 47‒56 ; réédition in W. SAUERLÄNDER 1999‒2000.

7. W. SAUERLÄNDER (1985) 1991.

8. W. SAUERLÄNDER 1999 ; P. FRANKL 1960.

architecture gothique participe du mouvement classicisant. Il prend les exemples de la nef de la cathédrale de Notre-Dame de Paris et celle de l’abbaye de Saint-Remi de Reims qui l’une et l’autre procèdent d’une intention volontaire d’utiliser un langage classique. En 1956, il avait déjà étudié la sculpture pré-gothique et démontré que la sculpture de Laon, avec des drapés souples antiquisants, dérive de la porte romane de la cathédrale de Reims, qu’il date vers 1180 et de la façade de l’église Saint-Remi de Reims.9 Cependant, à Laon, le style est plus rigide, plus schématique. Louis Grodecki discuta l’étude de Sauerländer et estima que ce style

« durci » est une innovation laonnaise qui offre les prémices de ce qui se retrouvera à Chartres, Paris et peut-être Amiens.10 Il s’oppose à Sauerländer sur le fait que Laon puisse avoir une influence aussi nette sur le style classique de Chartres et pense plutôt à un genius loci chartrain.

Ces différentes études tendaient à montrer que Reims est le berceau du style 1200 dans l’art de la pierre et que Laon en est la succession. En 2003, Sauerländer apporte une nouvelle contribution à l’étude des années 1200 en rappelant la dispute entre les antiqui et les moderni attestée depuis l’époque carolingienne mais qui reprend vigueur au XIIe siècle.11 Les années 1200 seraient selon lui marquées par la victoire des antiqui, mais le triomphe final reviendrait dès le début du XIIIe siècle aux moderni. La cathédrale de Reims offrirait donc un bel exemple de cette rivalité par la démonstration du changement stylistique corrélative aux événements politiques contemporains. En effet, dès 1214 s’amorce un changement formel concordant avec la victoire de Philippe Auguste sur l’empereur Otton à Bouvines. Le style moderne de Reims s’inspirerait alors non plus de l’Antiquité, via l’orfèvrerie lotharingienne, mais de Paris. Nous discuterons en temps voulu de cette thèse, sur laquelle nous ne nous alignons pas.

Récemment, quelques publications majeures portant sur la sculpture gothique sont parues et ont permis de faire considérablement avancer notre connaissance sur le sujet et de compléter les travaux de Willibald Sauerländer. L’ouvrage fort documenté et judicieusement organisé thématiquement de Fabienne Joubert offre une synthèse très utile, tout en proposant des pistes de recherches pour certains points particuliers.12 Il met en lumière l’avancée des découvertes effectuées depuis les travaux de Willibald Sauerländer et focalise l’étude de la sculpture sur ses fonctions et sur les conditions de travail des artistes, sans oublier une intéressante analyse de la réception des œuvres considérées depuis le XVIe siècle. Par ailleurs, la chronologie de la cathédrale de Sens est désormais fixée grâce au travail d’Irene Plein, dont l’apport ne s’arrête pas là.13 En considérant en effet les chantiers en cours durant la période, elle parvient à établir avec précision la chronologie de Mantes et de Chartres, tout en examinant attentivement la sculpture des trois autres chantiers sénonais, Saint-Pierre-le-Vif, Sainte-Colombe-lés-Sens et le palais synodal. Une monographie attendue sur la façade occidentale de la cathédrale de Laon, rédigée par Iliana Kasarska, établit l’avancée rapide des travaux de cet édifice en tenant compte de ses liens avec la sculpture rémoise contemporaine. L’apport de ces travaux récents s’avère considérable et permet d’envisager les liens entre les différents chantiers de manière plus serrée, tout en prenant du recul face à la notion de courants d’influences établie par Willibald Sauerländer.

La recherche de modèles antiques dans la sculpture des grandes cathédrales des années 1200 s’est essentiellement concentrée sur le groupe de la Visitation de Reims. Peter Cornelius Claussen a contribué à faire avancer les recherches14 et quelques études éparses ont proposé des prototypes pour certaines sculptures, mais il n’en demeure pas moins qu’il manque une vue d’ensemble du phénomène et que la réflexion n’a pas réellement avancé ces trente dernières années. Nous verrons que dans un premier temps, l’influence des expériences mises en place en orfèvrerie est prépondérante et touche Laon et Saint-Remi de Reims. Parallèlement, les

9. W. SAUERLÄNDER 1956, p. 1‒34.

10. L. GRODECKI 1957 ; réédité in Le Moyen Âge retrouvé, t. 1, p. 399‒431.

11. W. SAUERLÄNDER 2003.

12. F. JOUBERT 2008.

13. I. PLEIN 2005.

14. P. C. CLAUSSEN 1973.

sculpteurs de Sens, à l’approche de la fin du XIIe siècle, se tournent vers l’Antiquité pour élaborer leur art et adoptent le même processus que Nicolas de Verdun. L’imitation des œuvres antiques en sculpture n’est certes pas une nouveauté ; elle se situe déjà à l’origine du renouveau de la sculpture monumentale figurée au XIe siècle. Cependant, la géographie, et surtout les modalités des reprises antiques, diffèrent de l’adoption des principes stylistiques antiques des années autour de 1200. Pour mieux saisir cette différence fondamentale, nous observerons quelques cas bien connus d’imitation de l’Antiquité dans l’art roman, là où elle se fait la plus insistante : en Auvergne, au sud de la France et en Espagne.