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L’exemple de Villard de Honnecourt : imitation et adaptation

Afin de considérer les modalités de l’imitation dans les années 1200, un exemple choisi nous servira d’illustration. Le carnet de Villard de Honnecourt (Paris, BnF, ms. fr. 19093) est parfaitement approprié, puisqu’il s’agit de l’un des rares carnets de modèles conservés.30 Daté habituellement entre 1220 et 1235, il représente un témoignage exemplaire des intérêts d’un artiste gravitant autour des chantiers de cathédrale, durant la période qui nous concerne. Nous ne connaissons pas l’activité principale de Villard et diverses hypothèses furent formulées :

22. Voir à ce sujet S. BLICK 2004.

23. J.-Y. TILLIETTE 2002.

24. Voir en particulier Poétiques de la Renaissance 2001, ch. VI, p. 415‒507.

25. Ibid., p. 417. Au sujet du Livre du trésor de Brunet Latin, voir B. ROUX 2009.

26. R. W. SCHELLER 1995.

27. P. KURMANN 2006, p. 147.

28. M. J. CARRUTHERS (1990) 2002.Voir également son article récent M. J. CARRUTHERS 2012.

29. JEAN GERSON 1973, p. 423‒434 ; cité par J. F. HAMBURGER 2012, p. 60.

30. Voir en particulier H. R. HAHNLOSER (1935) 1972 ; C. F. BARNES 1982 ; C. F. BARNES 2009 et WIRTH 2015.

orfèvre, architecte, sculpteur ou simple curieux, désireux de consigner par écrit ce qui attire son attention.31 Il est du moins certain qu’il fut lettré et suffisamment reconnu dans son domaine pour être appelé à exercer en Hongrie. Son style se caractérise par sa façon de modeler les plis des vêtements, en « épingle à cheveux » – pour reprendre les termes de Hans Robert Hahnloser, qui utilisa la même expression pour désigner les plis des drapés de l’ambon de Nicolas de Verdun.32 En effet, le système de plis utilisé par les deux artistes présente de fortes similarités, à environ une vingtaine d’années d’intervalle. Une comparaison entre le carnet de Villard et le reliquaire de Cologne de Nicolas de Verdun persuade de la proximité stylistique.

Mais surtout, son style particulier semble provenir de l’étude de la statuaire contemporaine rémoise. La transposition sur un support bidimensionnel de la syntaxe des plis des vêtements du groupe de la Visitation, par exemple, donne exactement le type de plis en épingle à cheveux caractéristiques de Villard. Sa bonne connaissance du chantier rémois est assurée, puisqu’il offre des élévations intérieures et extérieures et une reproduction des arcs-boutants de la cathédrale. De plus, la tête d’homme barbue du folio 18ro (Fig. 1) reprend, à notre avis, la tête de saint Pierre au transept nord (Fig. 2). L’artiste imite l’expression du visage et le tracé de la chevelure et de la barbe, soucieux surtout de reproduire les boucles à l’antique faites à l’aide d’un trépan. En dernier lieu, le folio 26vo représente une chasse au lion (Fig. 3), dont le thème évoque immédiatement l’Antiquité.33 Or, il nous semble que Villard se réfère sans ambiguïté au sarcophage de Jovin (Fig. 4), visible à Reims durant le Moyen Âge, à l’instar du sculpteur d’un chapiteau de la cathédrale34 et de Nicolas de Verdun. Les lions et leur posture sont identiques.

En revanche, l’interprétation de la scène diffère : l’homme affronte mains nues l’animal. Il porte un costume court à l’antique, qui paraît être une mauvaise transcription de la tunique assortie d’un manteau court portés par le cavalier sur le sarcophage. Villard a en effet amalgamé le manteau court et la tunique : le résultat donne un amas de tissus autour de la poitrine. Villard a probablement réalisé son dessin de mémoire sur la base de ce sarcophage, se souvenant vaguement de vêtements volumineux arrondis sur la poitrine et les interprétant à sa manière.

Le folio 6ro (Fig. 5) présente un monument vraisemblablement antique, d’après les formes architecturales (fronton, pilastres, chapiteaux corinthiens), désigné par l’inscription comme « li sepouture d’un sarazin que jo vi une fois ». Quel est le modèle ? D’emblée, il apparaît qu’il s’agit d’un monument à deux registres, agencé par des pilastres et des colonnes, sur lequel se dressent des figures debout et un personnage assis. Un fronton triangulaire gît au pied du monument (l’hypothèse d’une telle disposition faute de place est peu probable depuis la découverte d’un dessin préliminaire au folio précédent35). De nombreux monuments romains de ce type se trouvaient en Germanie. Le plus proche de celui dessiné par Villard est le mausolée d’Igel, dans les environs de Trèves (Fig. 6).36 Cet imposant bloc sculpté, haut de vingt-trois mètres, passait durant le Moyen Âge pour le monument commémoratif du mariage d’Hélène et de Constance Chlore, parents de Constantin, qui fit de la ville germanique son lieu de résidence.37 Sur deux registres, il est constitué d’une paire de pilastres, il comporte des scènes en bas-reliefs et est surmonté d’un fronton triangulaire. Dans la partie principale, un couple se tient debout. Il est assorti de trois médaillons évoquant les personnages symétriques brandissant un médaillon sur le dessin de Villard. Celui-ci a donc vu un monument funéraire monumental, dont le fronton était tombé à terre, dans le nord de la France ou en Germanie,

31. J. WIRTH (2015) montre que Villard était très probablement un architecte. Carl F. BARNES, « The Drapery-Rendering technique of Villard de Honnecourt », in Gesta, vol. 20, no 1, 1981, p. 199‒206 le considèrait comme un orfèvre.

32. H. R. HAHNLOSER (1935) 1972 et H. R. HAHNLOSER 1952, p. 454.

33. Voir les comparaisons proposées par H. R. HAHNLOSER (1935) 1972, p. 152‒153 et Fig. 155‒160.

34. E. PANOFSKY (1927) 1994, p. 122, n. 8.

35. C. F. BARNES et L. R. SHELBY 1986 ; P. VERDIER 1983 estime que le monument reproduit un tombeau présent dans les environs d’Athènes.

36. C. F. BARNES et L. R. SHELBY 1986, dont nous ne connaissions pas l’article dans un premier temps, sont parvenus au même résultat que nous.

37. L. CLEMENS 2007.

lieux où ces colonnes commémoratives se rencontraient fréquemment le long des anciennes routes romaines. Il l’a consigné postérieurement dans son album.

L’intérêt de Villard de Honnecourt pour des vestiges romains se rencontre à plusieurs reprises dans son carnet de modèles et témoigne parfaitement du goût pour les objets antiques au nord de l’Europe observable jusque dans les années 1230. Outre le sarcophage de Jovin et un mausolée du type de celui d’Igel, Villard copie trois bronzes antiques. Au folio 22ro (Fig. 7), il s’inspire d’un Mercure assis dont de nombreux exemplaires se trouvaient en Gaule.

Nous proposons en comparaison un bronze conservé au Louvre et provenant d’Entrains-sur-Nohain (Nièvre), dans l’ancienne province romaine de Lyonnaise (Fig. 8).38 Sur le même folio, un personnage masculin nu évoque le souvenir d’une statuette d’Alexandre, similaire à celle conservée au Louvre (Fig. 9).39 Dans le processus d’imitation de ces deux bronzes, quelques modifications de gestuelle ou de coiffure ont été opérées par Villard, mais surtout, il ajoute des détails anatomiques, qu’il accentue nettement par rapport à ses prototypes. Il utilise, de surcroît, une troisième statuette en bronze au folio 11vo, qui révèle avec davantage de vigueur le processus d’adaptation à l’œuvre au moment de la mise en dessin (Fig. 10).40 Il ajoute un pot de fleurs dans la main droite et il insère à nouveau des détails anatomiques, tels les poils pubiens dessinés avec précision. Par ailleurs, il tente maladroitement de reproduire le contraposto de son prototype. Et encore, au folio 29vo, Villard dessine un jeune homme portant une chlamyde.

Là aussi, l’intérêt pour un élément vestimentaire antique motive son choix de représentation.

A nouveau, il utilise sans doute une statuette en bronze.41 Là encore, il y a adaptation, puisqu’il remplace la fibule attachant le drapé sur l’épaule droite par un nœud.

Villard se plaît donc à reproduire des œuvres antiques, tout comme des sculptures et des architectures contemporaines qu’il a examinées. Un troisième domaine retient son attention : l’art byzantin. La simultanéité de ces trois corpus est caractéristique de la constitution du style 1200. La plupart des artistes de la période puisent dans ces trois champs artistiques. Le carnet de Villard représente un excellent exemple de ces intérêts multiples. Aux folios 2vo et 8ro (Fig. 11‒12), les Christ de l’une et l’autre Crucifixion dérivent d’un même modèle.

L’impressionnant mouvement du corps du Crucifié évoque incontestablement une Crucifixion byzantine du XIIe siècle (voir l’analogie avec la Crucifixion de l’ambon de Klosterneuburg (Fig. 95)).42 La position maladroite des jambes pourrait être due à l’adaptation d’un prototype d’un Crucifié à quatre clous en un Crucifié à trois clous, représentation apparue depuis quelques décennies en Occident. De plus, l’apôtre endormi (désigné comme étant le Christ chutant) se réfère aux représentations byzantinisantes des apôtres à Gethsémani où l’un des apôtres adopte souvent une position identique, la tête enfouie dans ses bras.43

Le magnifique lion de face, dessiné par Villard au folio 24vo, nous renseigne sur l’apparition de l’imitation d’après nature, puisqu’il indique que l’animal fut « contrefais al vif ». A un moment où le dessin d’après nature commence à supplanter l’imitation de l’Antiquité, il pourrait s’agir d’un modèle vivant, comme pour les dessins d’insectes et de petits animaux qu’on trouve ailleurs dans l’Album.44 Toutefois, l’on doit se demander où Villard aurait pu observer un tel animal, et surtout, il est pertinent de s’interroger sur l’intention de son assertion. Ne s’agirait-il pas d’une allusion directe à l’anecdote transmise par Pline relatant la mésaventure de Pasitélès

38. J. ADHEMAR (1939) 2005, p. 280 proposait un exemplaire conservé au Cabinet de Médailles de Paris.

39. H. R. HAHNLOSER (1935) 1972, p. 131.

40. Un bronze représentant Auguste, selon J. ADHEMAR (1939) 2005, p. 280. Selon C. F. BARNES 1982, ce dessin ne serait pas de la main de Villard, mais il aurait été ajouté postérieurement. Bien qu’au premier regard le caractère étrange de ce dessin le distingue des autres compositions, un examen détaillé ne permet pas de le dissocier de l’ensemble. La technique de représentation des parties anatomiques, des muscles et du visage correspond totalement aux personnages nus du folio 22ro.

41. Plusieurs bronzes de personnages portant la chlamyde furent retrouvés en Gaule : S. BOUCHER 1976, pl. 41‒42.

42. Voir, par exemple, la mosaïque miniature réalisée à Palerme, illustrée dans D. TALBOT RICE 1995, p. 174. J. WIRTH 2008, « Apologie pour Villard … », p. 402, remarque les inscriptions grecques au haut du folio, confirmant ainsi la référence à une Crucifixion byzantine.

43. L’exemple le plus proche, à notre avis, est celui du réfectoire du monastère de Patmos, vers 1200 (Fig. 15) et dont une représentation similaire devait circuler au nord de l’Europe. H. R. HAHNLOSER (1935) 1972 le compare à la scène du Christ à Gethsémani à la cathédrale de Monreale (Fig. 14).

44. J. WIRTH 2008, L’image…, p. 167‒176.

occupé à copier d’après nature un lion dans une cage45 ? Nous savons qu’au XIIe siècle au moins huit manuscrits de la Naturalis historia se trouvaient dans des bibliothèques en France, et davantage en Allemagne.46 L’inscription laissée par Villard, utilisant de manière précoce le terme contrefais justement au-dessus d’un lion, fait peut-être volontairement écho à Pline et, dans ce cas, prouverait une fois encore la culture savante de Villard, passé récemment pour un analphabète.47

A l’origine du style 1200 :