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Le contexte politique au tournant du XIIIe siècle est particulièrement houleux et pourrait laisser supposer un besoin de retour à l’Antiquité comme source d’autorité en raison d’un climat tendu. Les trois grandes entités formées par le royaume de France, l’Empire germanique et la papauté entretiennent des relations conflictuelles et stratégiques. L’Empire surtout est alors soumis à de vives tensions internes qui se répercutent sur l’ensemble de l’échiquier politique. Deux dynasties, les Staufen et les Welf, se disputent le pouvoir depuis l’élection inattendue de Conrad III de Staufen en 1138 contre Henri le Superbe. En 1152, le neveu de Conrad, Frédéric Barberousse de Hohenstaufen est couronné empereur. Légitimer son pouvoir devient indispensable face aux nombreuses rivalités. Bien que Conrad soit mort avant d’avoir coiffé la couronne impériale, il usa des titres de rex Romanorum, d’augustus et d’imperialis afin d’unir le royaume germanique à l’Empire romain. A sa suite, Frédéric Barberousse procède à la canonisation de Charlemagne et translate ses reliques en se référant à celui qui s’inscrivait dans la droite ligne des empereurs romains. Frédéric perçoit la translatio du pouvoir impérial de Babylone à Rome pour passer ensuite aux Francs.41 Lors de son couronnement royal à Aix-la-Chapelle, et avant même son couronnement impérial à Rome en 1155 par Adrien IV,

40. J. C. BALTY, D. CAZES 1995.

41. Otton de Freising, Histoire des deux cités, cité par F. RAPP 2000, p. 182.

il se déclare « empereur auguste des Romains », affirmant ainsi son pouvoir étendu face à la papauté alors incarnée par Eugène III.42 Son refus de reconnaître Alexandre III, pape élu par la majorité contre le candidat Ottaviano Crescenzi qu’il soutient, guide ses décisions politiques avant de céder pour reconnaître Eugène III.

La mort précoce de Frédéric Barberousse ne permet pas à son successeur Henri VI de régner, en raison de son jeune âge, et c’est ainsi son frère Philippe de Souabe qui est élu en 1198.

Cependant, les princes électeurs refusent l’accession au pouvoir de celui-ci et lui opposent Otton de Brunswick, fils de Henri le Lion, duc Welf de Saxe. Ce dernier devient empereur à Aix-la-Chapelle, tandis que Philippe de Souabe est couronné à Mayence par l’archevêque de Tarentaise (inadéquation de lieu et de représentant ecclésiastique).43 Commence alors une lutte acharnée à laquelle la papauté et le roi de France Philippe Auguste se verront mêlés, au même titre que les archevêques de l’Empire qui soutiennent l’un ou l’autre prétendant au titre impérial en fonction de leurs propres intérêts. Après avoir soutenu Otton, Innocent III appuie, finalement, Philippe, au moment où ce dernier emporte l’avantage en se faisant couronner à nouveau à Aix-la-Chapelle par l’archevêque de Cologne en 1205. Trois ans plus tard, Philippe est assassiné à Bamberg et Otton devient alors empereur. Or, les tensions ne s’atténuent pas pour autant, puisque Innocent III excommunie le nouveau dirigeant de l’Empire pour ses vues sur la Sicile en dépit de ses promesses préalables et contribue à faire élire le fils d’Henri VI et de Constance de Hauteville (elle-même fille de Roger II, premier roi normand de Sicile), désormais en âge de régner. Frédéric II est élu en 1212 à Francfort, couronné à Aix-la-Chapelle en 1215, puis à Rome en 1220. Philippe Auguste est appelé en renfort par Innocent III pour mettre Otton hors-jeu ; la bataille de Bouvines en 1214 s’achève par la victoire du roi de France et met un terme aux luttes intestines de l’Empire. La victoire reviendra aux Staufen, avec le triomphe de Frédéric, candidat des Français et du pape.

Constantin Frédéric Roger : le nom de naissance de Frédéric II révèle le destin glorieux auquel son père, de la dynastie des Staufen, le vouait, en référence à la prédiction de la Sibylle de Tibur annonçant un autre Constantin empereur au moment de la fin du monde.44 Il est à la fois roi des Romains (couronné à Aix-la-Chapelle en 1215), roi de Sicile, roi de Jérusalem et empereur des Romains (en 1220). Héritier des rivalités au sein de l’Empire, il consacre son règne à l’exaltation du gouvernement et se présente comme le nouveau Justinien et comme le nouvel Auguste. Ses conflits virulents avec la papauté entraînèrent une lutte entre les gibelins, partisans de l’empereur, et les guelfs, soutenant le pape. Grégoire IX l’excommunia en 1227, car il n’a pas respecté sa promesse de croisade. Frédéric part donc peu après, récupère Jérusalem, et devient roi de la ville. Les arts sous son règne reflètent sa politique de référence à l’Antiquité, destinée à asseoir son pouvoir, même, et surtout, au-delà de la papauté. Il applique l’idéologie antiquisante au Sud, en Italie, lieu d’où il gouverne l’Empire. Le retour à l’antique se manifeste essentiellement en sculpture et dans la réalisation de gemmes et de camées. Il se fait de manière si prononcée que des controverses ont lieu quant à la datation de certaines œuvres. La frappe de l’Augustale à Brindisi en 1231 témoigne de la forte revendication politique qu’il met en œuvre. Non seulement, il imite l’iconographie d’une monnaie romaine, mais il en reproduit aussi le mode de fabrication.45

Trois ans après le couronnement impérial de Frédéric II, Philippe Auguste meurt à Mantes.

Son surnom d’Auguste lui a été donné par ses contemporains et il fut consigné par son biographe Rigord. Fils de Louis VII et de sa troisième épouse Adèle de Champagne, il est élu et couronné en 1179, une année avant la mort de son père. Son rôle dans la constitution de l’Etat français est considérable et a été mis en évidence lors d’un colloque à Paris en 1980 consacré

42. M. PARISSE 2002, p. 109.

43. Ibid., p. 113.

44. Pour la biographie de Frédéric  II et son rôle politique, se référer à l’ouvrage suivant : E.  H.  KANTOROWICZ 1987 ; Frédéric  II (1197‒1250) 2000. En ce qui concerne les arts durant son règne, voir les catalogues des expositions qui lui furent consacrées : Die Zeit der Staufer 1977‒1979 ; Federico II 1995 ; Federico II e l’Italia 1995 ; Kaiser Friedrich II 2008 et Die Staufer und Italien 2010.

45. J. D. BRECKENRIDGE 1976, p. 279‒284.

à son règne.46 A  l’instar de la politique menée par Charlemagne,47 il a triplé l’étendue du Domaine Royal, en y annexant la Normandie, le Berry et l’Artois. Il a totalement réorganisé l’administration et la justice et il commanda la construction du château du Louvre, après avoir assaini la ville. Ses démêlés avec la papauté, en raison de ses histoires conjugales, ont défrayé les chroniques contemporaines. Suite à la répudiation soudaine d’Ingeburge le lendemain de leurs noces et à son remariage avec Agnès de Méran, il se voit menacé d’excommunication par Innocent III, qui met également son royaume en interdit et ordonne la fermeture des églises.

Aux tensions entre le roi et la papauté, s’ensuivent des répercussions sur les évêques et les abbés, confrontés au choix cornélien entre le soutien au roi ou l’obéissance à Innocent III. Ceux-ci se rallient en majorité au roi, auquel ils doivent leur élection. Cependant, le chapitre de Sens et les évêques de Paris, Arras, Senlis et Amiens se dressent contre lui. Outre ces tensions avec la papauté, le roi doit faire face à Richard Cœur de Lion puis à Jean sans Terre concernant des revendications territoriales. De plus, Otton cherche à se venger de lui pour son soutien à Philippe de Souabe. Son règne est marqué par le besoin d’exalter la royauté capétienne.

La situation politique autour des années 1200 est donc essentiellement marquée par le conflit entre trois entités dominantes : le royaume de France, l’Empire et la papauté. Chacune s’efforce d’affirmer son pouvoir et, dans ce contexte, on pourrait concevoir que le retour à l’Antiquité dans les arts, avant celui prôné par Frédéric II, soit motivé par une affirmation de primauté. Or, ce n’est, semble-t-il, pas le cas, puisque les régions les plus marquées par le style 1200 ne peuvent être rattachées exclusivement à l’une ou l’autre de ces entités. La production artistique antiquisante se réalise autant dans la monarchie que dans l’Empire, sans toutefois s’observer dans l’ensemble de ces territoires. Strasbourg et Halberstadt adoptent un vocabulaire dérivé de l’art antique, contrairement, semble-t-il, aux autres villes impériales.

De même, le style antiquisant ne s’étend pas dans l’ensemble du royaume de France. Il n’est donc pas possible de mettre en corrélation la reprise de modèles antiques avec une idéologie politique.

Intentions politiques ou idéologiques

Malgré un contexte politique tumultueux, la mise en place du style antiquisant ne peut être attribuée à un environnement conflictuel et à un besoin d’affirmer sa suprématie. Les intentions ne sont absolument pas les mêmes que celles de l’empereur Frédéric II quelques années plus tard. En général, les mouvements de retour à l’Antiquité émanent de motivations liées à l’affirmation du pouvoir. Les empereurs carolingiens et ottoniens, avant Frédéric, étaient dirigés par de mêmes intentions. La nécessité de s’incrire dans la lignée des empereurs romains, afin d’affirmer la légitimité impériale, a engendré la reprise de motifs antiques et des références claires à cette période. La particularité du style 1200 réside justement dans cette absence de visées hégémoniques. Des intentions idéologiques diverses peuvent être à l’origine d’un retour à l’Antique. Nous avons vu que la reprise antique dans les fonts de Liège tend à une revendication précise dans le contexte religieux conflictuel lié à la prétention à l’administration du baptême. Diverses tentatives furent effectuées pour comprendre quelles motivations étaient à l’œuvre dans l’élaboration et la diffusion du style antiquisant des années 1200. Richard Hamann-MacLean a relevé, à travers la notion de « Darstellungsrezepten », l’adaptation différente des modèles hellénistiques en France et dans le territoire germanique.48 Dans un cas, la forme gréco-romaine domine, tandis que dans l’autre cas, c’est l’héritage grec qui prévaut. Selon le chercheur, des raisons historiques expliquent cette différence. La France assimile les œuvres antiques de manière continue durant le Moyen Âge, tandis que le domaine

46. La France et Philippe Auguste 1982. Voir aussi les ouvrages biographiques de J. W. BALDWIN 1998 et G. SIVERY 2003.

47. Gilles de Paris établit un lien entre Philipe Auguste et Charlemagne en tentant de construire un lien familial de par sa mère et Guillaume le Breton le nomme Karolide. E. A. R. BROWN, p. 80.

48. R. HAMANN-MACLEAN 1949/50.

germanique est pénétré par l’art byzantin de manière plus prononcée. Richard Hamann-MacLean a ainsi noté les différences territoriales dans l’attitude vis-à-vis des modèles, mais les raisons qu’il mentionne ne sont pas suffisantes. Peter Cornelius Claussen a, quant à lui, projeté les motivations grégoriennes sur le style de 1200 et affirmé que l’utilisation de prototypes romains pour le reliquaire de Cologne par Nicolas de Verdun dérive d’une volonté de rapprochement avec l’époque du Christ.49 Ainsi, le style 1200 résulterait d’un effort de vérité de la représentation en rendant les personnages bibliques authentiques par la référence au style artistique en cours au moment des événements historiques illustrés. Pourtant, l’ambon de Klosterneuburg mêle allègrement références antiques et références byzantines contemporaines et ne paraît pas revendiquer une idéologie précise. Mais surtout, les quelques témoignages écrits que nous avons ne s’orientent pas dans cette direction, comme nous le verrons. Au fur et à mesure de nos recherches et de nos réflexions, nous avons acquis la certitude que des critères esthétiques sous-tendent le retour à l’Antiquité dans le style 1200. Sur ce point, nous suivons donc Willibald Sauerländer qui estime que les artistes des années 1200 utilisent les œuvres antiques comme un stimulus et un moyen pour parvenir à un naturalisme plus abouti dans leurs représentations. Konrad Hoffmann, également, écrivait que l’art classique devait être compris comme un instrument plutôt que comme un but.50 Bien entendu, un critère esthétique prime sur des intentions politiques, sans toutefois les exclure totalement.

Nous avons vu le cas de la cathédrale de Wells et la réflexion menée par l’évêque Jocelin sur la conception de la façade et le style des évêques, dans le dessein d’affirmer la haute autorité de Wells sur Bath en tant que siège épiscopal. En examinant cas par cas les œuvres antiquisantes, il est possible de dégager une intentionnalité précise pour certaines d’entre elles, mais aucune tendance générale ne s’observe.

Perception de l’Antiquité aux XII

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