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Dans l’Empire, un style particulier se déploie, essentiellement dans les enluminures. Haseloff emploie en 1897 pour la première fois le terme de Zackenstil pour désigner le style attesté dans plusieurs manuscrits saxons de la première moitié du XIIIe siècle.33 Il revient à Hans Belting d’avoir apporté une contribution essentielle à l’étude de ce mouvement, fortement lié aux modèles byzantins. Les premières manifestations du Zackenstil se trouvent dans le livre d’heures de la comtesse Elisabeth de Thuringe, daté vers 1211‒1213, et dans le psautier du comte de Stuttgart. D’abord phénomène saxon, il se répand dans le territoire impérial du nord des Alpes. Hans Belting insiste sur le caractère hétérogène du Zackenstil, que ce soit dans la forme ou dans l’intention. Mais, la caractéristique initiale et commune de ce style est une interprétation d’œuvres byzantines. Parmi les exemples de la première génération figurent les psautiers commandés par le comte Hermann de Thuringe entre 1211 et 1215 et, parmi ceux de la deuxième génération, on rencontre les exemples plus connus du livre de modèles de Wolfenbüttel et de l’évangéliaire de Goslar (daté habituellement vers 1240, mais situé par Jean Wirth dans les années 122034) ou encore de l’évangéliaire de Brandenbourg commandé par

29. L. GRODECKI (1977) 1983, p. 146‒147.

30. Ibid., p. 130 ; 116‒117.

31. L. GRODECKI 1960, p. 163‒178, repris dans Le Moyen Âge retrouvé, t. 1, p. 295‒519.

32. L. GRODECKI (1977) 1983, p. 209.

33. Cité par H. BELTING 1978.

34. J. WIRTH 2004, p. 167‒168 ; Das Goslarer Evangeliar 1991. Pour une synthèse des discussions de datation et d’antériorité ou non des évangiles de Goslar sur le livre de modèles de Wolfenbüttel, voir R. W. SCHELLER 1995, cat. no 13.

l’évêque Gernand de Magdebourg entre 1221 et 1242.35 Pour comprendre la diffusion de ce style, Hans Belting fait intervenir la notion de lingua franca, langue méditerranéenne empruntant des éléments italiens, slaves, grecs et arabes pour servir de moyen de communication lors des échanges commerciaux. Il met en scène un artiste itinérant saxon qui aurait assimilé les conventions formelles méditerranéennes et en aurait importé un répertoire très élargi. Ainsi, le Zackenstil serait le résultat d’ingrédients épars, fusionnés et interprétés librement grâce à la circulation de carnets de modèles. Le manuscrit conservé à la bibliothèque de Wolfenbüttel (dont on retrouve plusieurs copies dans des œuvres postérieures, comme la figure d’Adam sur une peinture murale de la cathédrale de Braunschweig, plusieurs motifs de l’évangéliaire de Goslar, l’ange à Milesevo en Serbie ou encore les figures des évangélistes du codex 118 conservé à Athènes) prouve l’existence de tels livres.36 Ce livre de modèles, dont on distingue des échos ici et là durant le deuxième quart du XIIIe siècle, est originaire de Venise. La représentation en mosaïque des apôtres au Mont des Oliviers, daté de 1215‒1220, dans l’église Saint-Marc, offre une figure du Christ proche de celle du livre de Wolfenbüttel (folio 93vo).37 Cette mosaïque nous mène à nouveau dans le contexte du style 1200, puisque deux artistes y ont travaillé, dont l’un est appelé par Hans Belting « maître antiquisant » par la proximité de son style avec le Muldenfaltenstil. Le lien entre le livre de modèles, ses copies et Venise montre l’existence d’un réseau très large de circulation des œuvres dont la Saxe est la clef de voûte. Le plafond peint de l’église Saint-Michel à Hildesheim possède les caractéristiques du Zackenstil, en format monumental. Les figures de l’arbre de Jessé ou encore les figures des prophètes sont de beaux exemples : les drapés possèdent les plis anguleux et cassés, les vêtements sont rigides et entourent les corps amplement. Les rapports avec l’art byzantin frappent par la constitution des drapés et la position des corps. La ressemblance avec les prophètes en stuc de la clôture du chœur de la même église est surtout tout à fait éloquente.38 La proximité stylistique crée ainsi un écho entre le haut et le bas de l’édifice et nous avons vu que la référence formelle dérive d’un manuscrit byzantin proche du Vaticanus Chisianus.

En enluminure, comme en sculpture, le style impérial se reflète dans le Zackenstil et se différencie totalement du style français ou anglais. Bien que quelques exemples attestent la diffusion du style 1200 dans ces territoires, c’est un style basé sur l’imitation de modèles byzantins qui constitue le développement formel de l’art germanique. L’importance de cette référence n’est-elle due qu’à l’itinérance hasardeuse des modèles et des artistes, ou bien résulte-t-elle d’une volonté impériale intentionnelle ? N’y a-t-il, entre l’art assoupli et l’art anguleux, qu’une différente orientation dans la recherche de modèles : de l’Antiquité à Byzance ? Il semble que le contexte impérial du XIIIe siècle, en proie aux difficultés relatives aux Croisades, à la conquête de la Terre Sainte, et par conséquent aux liens de rivalité avec les empereurs byzantins, ait favorisé les échanges, modulés toutefois par la confrontation entre l’Occident et l’Orient.

Les artistes, probablement sous l’impulsion des commanditaires, s’approprient et adaptent l’art de l’empire rival. Les références à l’art byzantin sont omniprésentes durant la période qui nous occupe. Elles sont mêlées à d’autres sources d’inspirations, le plus souvent issues de l’Antiquité classique. Mais généralement, elles sont interprétées et les artistes se les approprient pour les utiliser comme des citations ponctuelles dans leurs œuvres. Par contre, le cas du Zackenstil est bien différent, car dans le milieu saxon de la première moitié du XIIIe siècle, les emprunts byzantins, qu’ils soient ponctuels ou généralisés, se font intégralement et directement. Ce sont souvent des compositions qui sont reprises. L’hypothèse d’une lingua franca ne permet pas de comprendre totalement les raisons de cette totale intégration de l’art byzantin.

35. Brandenburger Evangelisatar 1961.

36. H. BELTING 1978, p. 247‒249.

37. Ibid., p. 255‒256. La comparaison a été trouvée par Hahnloser et l’origine vénitienne du livre de modèles fut supposée par Otto Demus.

Kurt Weitzmann a, quant à lui, démontré que les dessins de Wolfenbüttel dérivent d’un lectionnaire byzantin en reconstituant les scènes d’après les motifs représentés. K. WEITZMANN 1961. Voir également H. BUCHTAL 1979, qui présente toutes les copies du livre de modèles établies jusqu’alors.

38. Voir la monographie de J. SOMMER (1966) 2000. Pour les comparaisons entre les prophètes du plafond et ceux de la clôture du chœur : p. 125‒131.

Angleterre

Nous avons déjà évoqué l’introduction précoce en Angleterre d’un courant antiquisant attesté, entre autres, par la collection d’œuvres antiques rassemblées par Henri de Blois à Winchester.

A Canterbury, un souffle d’humanisme se perçoit dès l’arrivée de Jean de Salisbury en 1153.

Pourtant, l’étude des enluminures de l’école de Canterbury révèle une transmission stylistique qui passe par la Sicile byzantinisante.39 Nous avons vu les liens artistiques étroits qui unissent l’Angleterre à la Sicile.40 Les miniatures de la Bible de Winchester, réalisées vers 1160, reflètent ces rapports, dérivés de prime abord des alliances politiques.41 L’un des miniaturistes, d’origine anglaise, s’est probablement formé en Sicile et a participé à la décoration de la chapelle palatine de Palerme, avant de revenir en Angleterre collaborer à l’enluminure de la Bible de Winchester.42 Les liens artistiques qui unissent l’Angleterre et la Sicile normande conditionnent le développement des arts graphiques insulaires par un byzantinisme marqué qui se distingue pourtant des traits byzantinisants de l’enluminure saxonne, principalement en raison de la différenciation des prototypes.

Les peintures murales à Sigena montrent que l’Espagne était intégrée dans le réseau Angleterre-Sicile. Le monastère fut fondé par la reine Sancha de Castille, dont le neveu se maria avec une fille d’Henri II d’Angleterre. Les relations politiques engendrent un déplacement d’artistes d’une région à l’autre. Otto Pächt a mis en lumière ce cycle peint et il a prouvé l’origine anglaise de l’artiste, grâce à l’interprétation de la représentation d’une scène provenant d’un conte anglais.43 Le caractère byzantinisant de ces peintures passe par l’intermédiaire du nord, mais les racines sont à rechercher en Sicile. Willibald Sauerländer a montré qu’une représentation de Joseph à Sigena est comparable à des figures siciliennes, ainsi qu’au prophète Jérémie sous la figure du Christ de l’initiale de la Bible de Winchester. De même, Otto Pächt avait comparé la figure de Dieu sortant d’un nuage pour donner les tables à Moïse avec la représentation équivalente de l’initiale de la Genèse de la Bible de Winchester.44 Selon Walter Oakeshott, l’un des peintres de Sigena était anglais et a préalablement contribué à la réalisation de certaines miniatures de la Bible, après une formation à Palerme.45

Les vitraux de la cathédrale de Canterbury figurent parmi les œuvres aux connotations classicisantes les plus marquées des arts graphiques en Angleterre. Le maître désigné par l’appellation maître de Mathusalem, en référence à l’un des vitraux à l’effigie du personnage vétérotestamentaire réalisé par cet artiste (Fig. 346, 348), présente un style tellement empreint de grâce antique, que l’une de ses compositions fut comparée au milieu du XIXe siècle aux marbres du Parthénon.46 Il semble que cet artiste fasse exception dans la production bidimensionnelle anglaise et qu’il ait observé quelques exemples de sculpture antique en bronze ou en pierre.47 Une comparaison étonnante peut confirmer cette présomption. La figure de Mathusalem, au regard pensif accentué par le geste de la main tenant sa barbe entre l’index et le majeur et à la jambe droite relevée, évoque le Moïse du tombeau de Jules II réalisé par Michel-Ange (Fig. 347). La dette de ce dernier envers l’art antique est bien connue et on peut supposer que le peintre de Canterbury se réfère à un modèle similaire à celui qu’utilisera Michel-Ange trois siècles plus tard. Cependant, la tendance générale insulaire – dans l’enluminure comme dans l’art du vitrail – revêt les caractéristiques byzantinisantes développées en Sicile et probablement soumises à la venue de philosophes grecs qui trouvèrent

39. C. R. DODWELL 1954.

40. Voir en particulier W. SAUERLÄNDER 2000.

41. Voir C. DONOVAN 1993.

42. W. OAKESHOTT 1972.

43. O. PÄCHT 1961.

44. Ibid., p. 170 ; W. SAUERLÄNDER 2000, p. 539.

45. W. OAKESHOTT 1972.

46. M. H. CAVINESS 1977, p. 52.

47. Ibid., p. 58.

un refuge temporaire en Angleterre au moment de la quatrième croisade. A l’instar de ce que nous observons dans le royaume de France, les modèles tendent à différer selon le medium : les sculpteurs s’orientent davantage vers des œuvres antiques, tandis que les peintres se tournent vers des références issues du monde byzantin ou byzantinisant.

Récapitulation

Ainsi, le psautier d’Ingeburge illustre l’exemple le plus achevé du Muldenfaltenstil sur un support bidimensionnel. Les spécialistes considèrent le deuxième maître comme un direct héritier de Nicolas de Verdun et comme un parfait représentant du style antiquisant en enluminure. Ce maître absorbe incontestablement les leçons transmises par l’orfèvre mosan, mais la formation de son style s’effectue avant tout au contact de la sculpture contemporaine des cathédrales érigées à la fin du XIIe siècle, celle de Laon spécifiquement. En étudiant les pleines pages enluminées du psautier et en les confrontant à un vaste corpus d’œuvres antiques, gréco-romaines et provinciales, nous avons conclu à l’absence de références antiques, que ce soit pour la composition de motifs particuliers ou pour l’élaboration de son style. Un style fréquemment désigné d’antiquisant, en raison de la tridimensionnalité des figures acquise par l’invention d’un système subtil de dégradé à l’intérieur des plis des vêtements, de drapés souples enveloppant gracieusement les corps et de compositions spatiales convaincantes. Or, il nous paraît clair que la maîtrise de l’emploi de ces procédés graphiques fut acquise auprès de sculpteurs. Tout au plus, quelques médailles romaines ont pu servir pour certains profils, quoique la certitude de ces références ne puisse être pleinement confirmée. Le premier maître possède une connaissance extrêmement approfondie et variée de l’art byzantin et son style trahit un byzantinisme accusé.

Le deuxième maître connaît également ce répertoire. Nous avons vu de quelle manière il agence dans ses compositions des éléments de provenance byzantine. Néanmoins, cet art-ci n’est, pas davantage que l’art antique, responsable de son style. Aucune œuvre byzantine ne peut, en effet, être mise stylistiquement en parallèle avec les enluminures de ce maître.

L’absence de retour à l’Antiquité vaut, finalement, pour l’ensemble de la production peinte, à quelques exceptions près. Le style 1200 se répand, dans le domaine des vitraux, sur les lieux qui attestent bien souvent de ce style en sculpture. Sur certains chantiers, la présence de sculpteurs se référant à la statuaire antique est avérée aux côtés de verriers, qui eux, en revanche, absorbent le style en vogue, mais ne se tournent pas vers ces mêmes références. C’est, par exemple, le cas à Strasbourg où nous avons vu que le maître sculpteur du transept sud connaît les principes de la sculpture antique, il les a étudiés et il se réfère à des vestiges romains présents dans la région. Dans les mêmes années, un peintre verrier réalise les vitraux du bras nord, dont le style dérive des enluminures de l’Hortus Deliciarum.48 Le panneau représentant Salomon et la Reine de Saba ainsi que les rois David et Salomon, daté par Louis Grodecki vers 1220‒1230, (Fig. 349) représente bien le style 1200 strasbourgeois. Le contraposto de la figure féminine est réussi et rappelle la posture de la reine de Nicolas de Verdun dans l’ambon de Klosterneuburg (Fig. 55). Pourtant, il ne semble pas que l’artiste se réfère ici à une sculpture antique mais plutôt à la sculpture du transept sud de la cathédrale de Strasbourg. Pourquoi observe-t-on une telle différence dans les choix de modèles entre les orfèvres et les sculpteurs d’un côté, et les peintres de l’autre ? On pourrait, en premier lieu, supposer que la différence du support soit à l’origine de cette distinction : les sculpteurs et les orfèvres s’orientent davantage vers des modèles tridimensionnels, tandis que les peintres optent pour des influences véhiculées par des œuvres bidimensionnelles. Or, nous avons vu que les peintres imitent la sculpture contemporaine, de laquelle ils sont fortement redevables. Ou alors, est-ce lié à la moindre

48. L. GRODECKI (1977) 1983, p. 230 et cat. no 101, p. 293‒294.

itinérance de ces derniers, souvent attachés à un scriptorium ? Pourtant, les scriptoria se trouvent souvent dans des localités où se dressent des vestiges antiques et les verriers se déplacent d’un chantier à l’autre. Il semble plutôt que les peintres profitent des expériences réalisées par les orfèvres et par les sculpteurs, qui, grâce à l’étude de l’art antique, aboutissent à un style plus naturaliste. Une fois l’étape franchie, les peintres imitent les œuvres contemporaines et n’ont plus à transposer l’art antique sur leur production.

Chapitre V

L’Antiquité en 1200

Après avoir examiné les œuvres les plus antiquisantes du style 1200, nous proposons ici de cerner dans son ensemble le lien existant entre les années 1200 et l’Antiquité. Nous discuterons les modalités générales du processus imitatif pour comprendre les formulations de cette influence, la localisation des œuvres prises comme prototypes, les questions d’intentionnalité dans l’utilisation de référence aux œuvres du passé et, finalement, nous tenterons de saisir comment était perçue la période antique dans la tranche chronologique qui nous concerne, à l’aide des rares témoignages littéraires parvenus jusqu’à nous.

Processus de l’imitation de l’Antiquité