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L’histoire de l’exploitation et de la défense des terres de l’actuelle ZAD de NDDL est d’abord, comme le montre François De Beaulieu, l’histoire des mutations économiques et sociales engendrées par le mouvement d’enclosure et les résistances qu’il a suscité513. La rupture avec la conception médiévale des modes d’accès aux ressources, fondée sur des obligations réciproques, engage une « transformation radicale de la société (…) [la] production continue des conditions sociales, culturelles, politiques et subjectives d’élargissement du capital514 ». Karl Polanyi remarque en effet que les conditions du passage à une économie de marché « ne sont pas naturellement données dans une société agricole515 » où les échanges reposent sur les structures d’interconnaissance locales et privilégient le troc à la monétarisation. S’il ne résume pas l’ensemble des formes d’exploitation du gouvernement capitaliste516, le processus d’enclosure, qui se réalise à travers les politiques d’aménagement du territoire et les expropriations qui les accompagnent, étend sa sphère d’influence en

511 « Fiche 22 : expertise des Naturalistes en lutte », 2016. Consulté le 21 juin 2016. Disponible sur : https://www.acipa-ndl.fr/pourquoi-dire-non/fiches-thematiques/item/659-fiche-n-22-expertise-des-naturalistes-en-lutte

512 De Legge (Jean), Le Guen (Roger), Dégage…, op. cit.

513 De Beaulieu (François), « L’usage... », op. cit.

514 Dardot (Pierre), Laval (Christian), Commun…, op. cit., p.134.

515 Polanyi (Karl), La Grande…, op. cit., p.85.

516 Dardot (Pierre), Laval (Christian), Commun…, loc. cit.

abolissant la « friction du terrain517 », le relief, les conditions climatiques et les formes d’organisation sociale qui contraignent le développement du marché. La ZAD de NDDL se situe dans une zone humide, difficilement praticable hors de la saison estivale. Le mouvement d’enclosure, qui a fait l’objet de vives résistances, ne s’est ainsi achevé que dans les années 1960, avec la modernisation des pratiques agricoles bretonnes.

Au Moyen-Âge, l’abattage du bois de construction et de chauffage et l’exploitation agricole épuisent l’humus et transforment les forêts bretonnes en landes acides. Des champs de bruyères et d’ajonc se développent sur ces « terres froides518 ». L’écobuage, équivalent de la culture sur abattis-brûlis décrite par James C. Scott, limite cependant ces effets et contribue à prolonger la vie des sols. Les mottes de bruyères sont utilisées pour le pâturage et la production de fumier. Brûlées, leurs cendres sont employées pour enrichir les terres qui sont cultivées pendant quelques années puis mises en repos avant qu’un nouveau cycle ne commence. Cette méthode assure des rendements suffisants pour soutenir l’autonomie des familles qui l’utilisent et, comme elle nécessite plus de terres qu’une monoculture concentrée, favorise la dispersion de la population519.

Au XVIe siècle, le marquisat de Blain et les petits seigneurs qui disposent des terres de l’actuelle ZAD les afféagent aux paysans qui leurs paient désormais des rentes annuelles520. Les champs sont peu à peu enclos par l’élévation de talus. Ce mouvement de privatisation change profondément les relations d’appropriation qui déterminaient la coutume régionale. L’accès aux terres, notamment pour le pâturage, était un droit sacré qui supplantait les titres ; les différentes strates de la société étaient unies par des obligations réciproques matérialisées par la pratique des communaux. Au XVIIIe siècle, la royauté et le parlement de Bretagne se rangent du côté des seigneurs qui lancent de grandes opérations d’enclosure. François De Beaulieu observe cependant que « de nombreux procès sont engagés et parfois gagnés. (…) Quand le problème est trop brûlant les paysans s’assemblent et mettent à bas les nouveaux talus comme à Héric en 1773521 ».

517 Scott (James C.), Zomia…, op. cit., p.13.

518 De Beaulieu (François), « L’usage... », op. cit.

519 Scott (James C.),Zomia…, op. cit., p.98.

520 La législation stipulait en effet que « les choses qui ne « peuvent point porter de profit à ceux à qui les choses sont » mais qui pourraient profiter à d’autres sans nuire au possesseur, ne devaient pas être empêchées « car ce serait péché » ». De Beaulieu (François), « L’usage... », op. cit.

521 Ibid.

Groupe CartoZ, « Carte n°1 ZAD de NDDL : S’orienter », ZAD de NDDL, avril 2015.

Le gouvernement révolutionnaire est partagé entre le soutien à apporter aux luttes des classes populaires et l’idéal de « progrès associé à l’idée de propriété individuelle522 ». Les champs de bruyère continus donc à être défrichés librement par des familles pauvres venues s’installer dans de petites cabanes construites au bord des chemins. Ce n’est qu’après coup que la commune tente de réguler cette organisation informelle en demandant une redevance aux nouveaux venus. L’individualisation de la propriété s’achève dans les années 1830 avec le démembrement des terres communales et l’émergence du cadastre. De grandes parcelles sont géométriquement tracées dans la lande et délimitées par d’épaisses haies séparant bétail et cultures. C’est la naissance du bocage. Ces « petites prairies, non amendées et non drainées, de talus non enrichis et plantés de haies anciennes, de ruisseaux non recalibrés et d’un réseau de mares diversifiées d’une grande densité523 » favorisent la variation des milieux et donc des espèces et la dispersion de l’habitat humain.

Jusqu’en 1860, de nombreuses familles viennent s’établir sur les nouvelles parcelles. Elles élèvent de petits cheptels de vaches laitières, de poules et de cochons, cultivent des potagers vivriers et quelques légumes d’hiver (choux et rutabagas) dans les pâturages d’été. Les villages rassemblent plusieurs milliers d’habitants, comptent de nombreuses épiceries, des petits commerces (boucheries, boulangeries), des cafés et des bistrots. Le travail agricole et la religion catholique structurent la vie des paysans. La faible mécanisation demande beaucoup de main d’œuvre et les grands travaux de défrichement, de mise en culture et de récolte sont réalisés collectivement et suivis de grandes fêtes. L’économie n’est que partiellement basée sur l’échange d’argent et le troc satisfait aux besoins d’une société de producteurs et de consommateurs directs524.

Après la Seconde Guerre Mondiale, la Bretagne est présentée comme un territoire « enclavé », caractérisé par le « retard accumulé » par rapport au territoire national, c’est-à-dire faiblement intégré à l’économie de marché qui s’ouvre alors à l’Europe525. La pratique de l’écobuage, la polyculture-élevage et le bocage assurent l’autonomie d’une population dispersée dont les échanges se maintiennent au niveau local. Comme le remarque James C.

522 Ibid. 523 Ibid.

524 Alphonse Fresneau, 6e génération d’exploitants et grande figure de la résistance paysanne contre l’aéroport, explique ainsi que : « le pain, on l’achetait pas, on faisait échange avec le boulanger et le meunier. Le meunier passait, tu lui mettais cent kilos de blé, tu lui disais de fournir tant de farine à tel boulanger, et tant à tel autre, parce qu’on faisait valoir tous les boulangers. Le meunier se servait, il prenait un pourcentage. Y avait pas d’échange d’argent. Le boulanger n’avait pas besoin d’acheter sa farine, ça donnait droit à tant de pains. Le boulanger passait ici, à cheval au départ. Il marquait une coche sur un bout de bois ». Collectif SUDAV, C’est

quoi…, op. cit., p.44.

525 Cocaud (Martine), « La métamorphose des campagnes », Parcours thématique INA. Consulté le 17 novembre 2016.

Disponible sur: http://fresques.ina.fr/ouest-en-memoire/parcours/0003/la-metamorphose-des-campagnes.html

Scott, ces conséquences portent « préjudice aux ambitions des bâtisseurs d’État » pour qui « la concentration est le point crucial526 ». Les discours de civilisation soutiennent alors une politique de modernisation brutale. En une dizaine d’années, le gouvernement local transforme complètement les structures économiques et sociales de la région527. Une myriade d’institutions anciennes et nouvelles sont mobilisées pour assurer une transition rapide entre une économie fondée sur les organisations familiales et la collectivisation des travaux difficiles, et une économie de marché, privatisée et mécanisée. L’Institut National de la Recherche Agronomique (INRA), l’école d’agronomie, les syndicats agricoles et notamment les très influentes Jeunesses Agricoles Catholiques (JAC), soutiennent la modernisation et l’exode rural qui l’accompagne. Des centres de gestion et de comptabilité sont créés et les emprunts, facilités par l’augmentation des plafonds des crédits auxquels les paysans ont de plus en plus recours permettent, avec les aides de l’État, d’investir dans la mécanisation et la modification des productions528.

L’arrivée des machines (trayeuses, moissonneuses batteuses, etc.), l’électrification, la transformation des champs en monocultures de maïs pour l’élevage et l’introduction des pesticides favorisent l’exode de ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas faire ces investissements, la concentration des ressources privatisées529. Les bocages bretons sont peu à peu détruit par le remembrement, l’aplanissement des talus augmentant la taille des exploitations. Si ces mutations sont en partie freinées par la mise en place de coopératives agricoles qui permettent de maintenir des formes collectives de gestion et la friction du terrain propre à cette zone humide, les communes de la future ZAD ne tardent pas à sentir les effets du développement. En 1976, les journalistes Jean De Legge et Roger Le Guen, auteurs de

Dégage ! On aménage !, premier ouvrage publié sur la lutte de NDDL, constatent ces

changements :

« Aujourd'hui, Notre-Dame doit faire face, comme des milliers d'autres communes, à l'absurde destruction de la vie rurale. Là comme ailleurs l'artisanat a presque disparu, et le commerce est en déclin. Il y a seulement quelques années le bourg comptait cinq alimentations, il n'y en a plus qu’une. Il y avait 22 cafés, il y a vingt ans, il n'en reste plus que 9 qui ne servent plus guère de lieux de rencontres. La laiterie est partie s’installer

526 Scott (James C.), Zomia…, op. cit., p.98.

527 Bourrigaud (René), Paysans de Loire-Atlantique. Quinze itinéraires à travers le siècle, Nantes, Centre d’histoire du travail, 2001, p.62 ; Sainclivier (Jacqueline), La Bretagne de 1939 à nos jours, Rennes, Éditions Ouest France, 1989.

528 Cocaud (Martine), « La métamorphose... », op. cit.

529 Alphonse Fresneau rapporte ainsi qu’« avec l’évolution, les conseillers agricoles nous ont dit de mettre du maïs, on s’est mis à faire du maïs. Les traitements, on s’est mis à faire des traitements. C’est qu’après qu’on a vu que... » Collectif SUDAV, C’est quoi…, op. cit., p.44.

ailleurs et les ouvriers doivent aller chercher du travail à l'extérieur, principalement à Nantes et à Saint Nazaire530. »

Le rôle joué par les institutions dans la réorganisation de la production apparaît ici clairement. Elles incitent et rendent possible une mécanisation qui, selon Karl Polanyi, est au cœur des mutations sociales nécessaires à l’établissement d’une économie de marché qui oppose la réification à l’autonomie des forces productives531 :

« En fait, la production mécanique, dans une société commerciale, suppose tout bonnement la transformation de la substance naturelle et humaine de la société en marchandises. La conclusion, bien que singulière, est inévitable, car la fin recherchée ne saurait être atteinte à moins ; il est évident que la dislocation provoquée par un pareil dispositif doit briser les relations humaines et menacer d’anéantir l’habitat naturel de l’homme532. »

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