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En France, les squats effectivement occupés par des artistes ou comportant des ateliers de création existent au moins depuis la fin des années 1970398. L’occupation est alors présentée comme un outil pour palier l’absence de logements et d’ateliers abordables. Si sa présence reste marginale, l’auteur d’une tribune publiée dans le Monde Libertaire du 23 septembre 1982, affirme que « de plus en plus la profession pense au squatt et en parle comme de la seule solution399 ». L’option de l’institutionnalisation est alors envisagée par une partie des artistes squatteurs ; inspirée par l’exemple des mouvements squats massifs de Berlin et d’Amsterdam400, elle est toutefois pensée comme un « prélude à l’expropriation révolutionnaire401 ». Comme le remarque Cécile Péchu, la dimension artistique n’était pas centrale dans des squats marqués par « une intrication forte » avec « le politique402 ». Baptiste Colin observe qu’« il semble que le premier squatt qui s’auto-définit comme « artistique » soit

397 Ibid., p.148.

398 Péchu (Cécile), Les squats…, op. cit., p.108.

399 Extrait du Monde Libertaire du 23 septembre 1982 publié dans l’anthologie « Nuits Câlines » (une revue de presse éditée par deux occupants du squat autonome des Vilins à Paris, « une compile de tout ce que la presse écrivait sur nous », dont le titre est emprunté à une chanson du groupe punk Les Béruriers Noirs - entretien Dom, 20 août 2013). Anonymes, « Nuits Câlines », Paris, Éditions Mémoire collective, 1988, tome 2, p.149.

400 A la fin des années 1970, des mouvements squats comptant plusieurs dizaines de milliers de militants se structurent à Amsterdam et à Berlin où ils constituent de véritables contre-pouvoirs. Pour pacifier la situation les gouvernements locaux couplent la répression avec des politiques de légalisations massives. Voir pour Amsterdam Verdier (Margot), Les conjonctures de Diogène. Individualisation et individualismes dans la genèse du

mouvement squat néerlandais. 1964-1980, 172 pages, mémoire de master 2 de sociologie historique du politique,

Nanterre, 2012 et pour Berlin-Ouest Colin (Baptiste), Berlin-Ouest et Paris à travers les squattages, de 1945 à

1985. Un mode d’action au carrefour de motivations, de buts et de stratégies conflictuelles, 822 pages, thèse

pour le doctorat d’histoire, Paris/Bielefeld, 2016.

401 Extrait du Monde Libertaire du 23 septembre 1982 publié dans l’anthologie Anonymes, « Nuits Câlines », Paris, Éditions Mémoire collective, 1988, tome 2, p.149.

le Jean-Moulin, situé dans une ancienne menuiserie au 40, avenue Jean-Moulin (14e arrt.). La quarantaine de squatteurs qui s’y installe pendant l’été 1980 dénonce justement la pénurie d’ateliers403 ». Mais c’est l’expérience menée par Art Cloche, entre 1980 et 1989, qui pose véritablement les jalons d’une identité propre aux squats d’artistes. Le collectif naît au 6 rue d’Arcueil dans le 14e arrondissement dans « un ancien dépôt de bombes occupé par des clochards, ferrailleurs, vagabonds, déchus de tout poils (…) ainsi que des dissidents de l’ex URSS404 » avec lesquels le collectif partage les locaux. Les échanges entre les clochards et les artistes, les uns récupérant les matériaux que les autres recyclaient, sont à l’origine du nom et de certains principes du groupe. Revendiquant sa filiation avec les avant-gardes, Art Cloche érige le squat en « emblème de l’art post-moderne (…) art du recyclage total, ré-digérant aussi les symboliques de l’art officiel405 ». Il est à la fois un outil permettant de réaliser un art dégagé des contraintes institutionnelles et financières qui inhibent la création et, par sa conversion en espace d’exposition, la matière de l’œuvre.

De plus en plus médiatisé, le collectif occupe la rue d’Oran dans le 18e arrondissement à la suite de l’expulsion du premier squat en juin 1986. Le nouvel espace permet l’organisation de grandes expositions mais comporte trop peu de pièces pour y développer les habitations nécessaires aux clochards. La perte de la dimension d’habitat qui s’accompagne de l’intégration de cet espace dans le « système des arts alternatifs406 », affecte profondément le fonctionnement du collectif qui se dissout après l’expulsion de la rue d’Oran en 1987. La plasticienne Lolochka remarque à ce titre que « la venue des spéculateurs et professionnels de tout poil aura réduit trop vite et trop facilement ce que nous faisions à de vulgaires marchandises407 ». Le collectif recherche par ailleurs le soutien des politiques (notamment de Jack Lang par l’intermédiaire de Coluche, sympathisant du mouvement) ouvrant ainsi la voie à la reconnaissance institutionnelle des enjeux propres aux artistes squatteurs. Selon Thomas Aguilera, ces années, marquées par l’existence de centaines de squats à Paris408, « ont façonné des modes de socialisation politiques et artistiques qui perdurent aujourd’hui dans certains squats en participant largement à la stabilisation des relations avec les responsables municipaux voire ministériels409 ». Il faudra cependant attendre la fin des années 1990 pour

403 Colin (Baptiste), Berlin-Ouest…, op. cit., p.527.

404 Lolochka, « L’art Cloche ou comment créer, vivre, exposer diffuser ses oeuvres par des réseaux alternatifs montés dans des squats artistiques », 11 septembre 2009. Disponible sur: http://centrale7.net/2009/l-art-en-friche-lolochka/

405 Starck (Jean), « Poétique Urbaine III », 2014. Disponible sur: http://artclocheblog.blogspot.fr/

406 « Conférence-débat: 20 ans de squats d’artistes », Festival Art et Squats, Palais de Tokyo, 14 septembre 2002. Disponible sur: http://archives.palaisdetokyo.com/fr/prog/festival/debats/debat1.html

407 Lolochka, « L’art Cloche… », op. cit.

408 Colin (Baptiste), Berlin-Ouest…, op. cit., 526.

que se développent les mobilisations qui donnent sens à la notion de squats d’artistes. L’attention portée à la thématique de l’exclusion sociale, la multiplication des squats « à caractère militants »410 et les premiers succès de l’association Droit au Logement (DAL) favorisent les négociations avec les pouvoirs publics411. La nouvelle génération d’artistes squatteurs s’attelle à la production d’un discours adapté aux attentes des autorités. Mais alors que la question du logement prévaut dans la gestion institutionnelle des squats412, les artistes ont, de fait, « plus de difficultés à apparaître comme des squats de nécessité413 ». Pour se constituer un capital de conformité propre, ils jouent donc sur l’argument de leur utilité sociale en insistant d’une part, sur leur faible degré de déviance, leur intégration sociale effective, et d’autre part sur leur capacité à produire cette intégration. C’est autour de cette revendication que se structure la lettre qu’Eduardo Albergaria, surnommé le « pro » des squats par la presse414, adresse au Ministère de la Culture, le 8 mars 2000 :

« Toute société a besoin d'espaces de liberté où peut se développer l'innovation, et se doit de donner les moyens aux artistes de pouvoir créer et diffuser le fruit de leurs activités. (…) Ils jugent que leur action est d'utilité publique, tout en étant conscients d'être contraints à l'illégalité. (…) Partout où ces lieux peuvent exister (ce qui n'est malheureusement pas toujours facile), les collectifs qui les occupent dynamisent le lien social et rendent accessible la culture à un large public415. »

Occupant du 31 rue de la Grange-aux-Belles, ouvert en 1995 dans le 10e

arrondissement par une trentaine d’artistes dont plusieurs anciens membres d’Art Cloche, il initie alors une campagne qui va considérablement influencer l’histoire des squats d’artistes. L’un des premiers « à chercher une solution légale », il joue un rôle central dans la coordination de la tendance pro-institutionnalisation qui va désormais connoter la notion de

410 Ministère de l’emploi et de la solidarité, « Squat et habitat de fortune. Document de réflexion partenariale dans le cadre du Comité national de l’accueil des personnes en difficultés », 1999, cité par Klaeger (Sabine), La

Lutine…, op. cit., p.46.

411 La crise du logement domine les débats des élections de 1995 avec la mobilisation par le candidat RPR Jacques Chirac de la notion de « fracture sociale ». Le DAL, né en 1990 de la scission opérée par Jean-Baptiste Eyraud avec le Comité des Mal Logés (CML) plus proche des mouvements autonomes et anarchistes, privilégie les occupations fortement médiatisées comme celle du squat de la rue du Dragon (6e arrt.) en décembre 1994 pour influencer l’agenda politique.

412 Thomas Aguilera note ainsi que les projets artistiques, évalués par le cabinet de la culture, ne doivent pas « nuire au développement de projets de logements sociaux » gérés par le cabinet du logement qui décide en dernier recours du traitement dont les occupants feront l’objet. L’argument est souvent mobilisé dans les campagnes de délégitimation des squatteurs accusés de prendre la place des « plus « nécessiteux » qu’eux ». De nombreux collectifs ont ainsi acceptés de partir ou ont été expulsés au nom d’un projet social « bidon », « monté ad hoc » et jamais réalisé. Aguilera (Thomas), « Gouverner les illégalismes… », op. cit., p.116.

413 Bouillon (Florence), « What is a Good… », op. cit., p.239.

414 « Albergaria. Mort d’un pro du squat », 06 octobre 2000.

Disponible sur: http://next.liberation.fr/culture/2000/10/06/albergaria-mort-d-un-pro-du-squat_339779

415 Albergaria (Eduardo), « Coordination des lieux culturels occupés en France », 08 mars 2000. Disponible sur: http://archives.palaisdetokyo.com/fr/prog/festival/dedicace.html

squats d’artistes. Albergaria lance le projet d’une coordination destinée à promouvoir les intérêts des artistes-squatteurs auprès des institutions. Le courrier, rédigé après trois jours de débats ayant réunit plusieurs squats intéressés par la démarche416, revendique « au nom de la notion d'abus de propriété (…) le droit à l'occupation de ces lieux laissés à l'abandon depuis plus de deux ans417 ». Albergaria se réfère ici à la loi sur les exclusions de 1998 qui comporte deux nouvelles dispositions sur lesquelles les squats d’artistes peuvent s’appuyer pour légitimer leur action : l’article 52 de la section relative à l’accroissement de l’offre de logement prévoit la mise en place d’un dispositif de réquisition avec tributaire ainsi que l’introduction d’une taxe sur les logements vacants depuis plus de dix-huit mois418; l’article 140 de la section relative aux moyens d’existence stipule que l’État garanti « l'égal accès de tous, tout au long de la vie, à la culture » notamment par le « développement, en priorité dans les zones défavorisées, des activités artistiques, culturelles419 ». La sixième et dernière revendication d’Eduardo Albergaria demande ainsi « que l'État leur donne force d'application420 ».

L’argument de l’utilité sociale par lequel s’ouvre la lettre et qui justifie, tout au long de son développement, « de trouver un cadre juridique permettant la régularisation de cette démarche », s’accompagne de l’emploi de modifiers du lexique du squat. La notion n’est mobilisée qu’une seule fois pour décrire le processus ayant conduit à la rédaction du courrier : « Les 27, 28, 29 février 2000 se sont tenues des rencontres réunissant plusieurs squats de France421 ». Il s’agit essentiellement de prendre acte d’une situation de fait. Deux autres notions sont en revanche mobilisées dans une perspective identitaire : le document est titré « Coordination des lieux culturels occupés en France » et le corps du texte fait mention d’« espaces de création et d’expérimentation sociale422 ». On retrouve la même distinction dans tous les lieux pro-institutionnalisation importants de la période. A titre d’exemple, Franck Hiltenbrand ouvre, en 1996, avec son collectif Yabon Art, le Pôle Culturel Pi, dont les 15000 m² de surface disponibles attirent immédiatement des centaines d’artistes. La forte médiatisation du lieu qui entend devenir « un pôle d’attraction à Paris, un lieu de travail

416 Notez que la liste présentée à la fin de la lettre et donc reproduite par les centres d’archives, fait mention de certains squats n’ayant pas participé à ces discussions et n’étant pas engagés dans le processus. C’est du moins ce que me fera remarquer un squatteur proche de l’un de ces lieux au moment de la publication de la lettre pendant mon terrain exploratoire.

417 Albergaria (Eduardo), « Coordination... », op. cit.

418 Vorms (Bernard)(dir.), « La loi relative à la lutte contre les exclusions », Agence Nationale pour l’information

sur le logement, Études n°68, 31 juillet 1998.

419 Loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions, 29 juillet 1998. Disponible sur: https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000206894#LEGISCTA000006140120

420 Albergaria (Eduardo), « Coordination... », op. cit.

421 Ibid. 422 Ibid.

important dans le domaine artistique423 » marque un « tournant424 ». Il ne s’agit plus de parler de « squatt425 », « tout le temps lié à des choses négatives », à « la zone », à « la dope426 », mais d’« occupation de friches urbaines427 ». L’emploi de ces modifiers marque ainsi le fait que, comme l’affirme Franck Hiltenbrand, « c’est pas politique ici, c’est apolitique, c’est juste corporatif428 ». Eduardo Albergaria meurt d’un cancer le 1er octobre 2000 dans le squat Alternation ouvert à la suite de l’expulsion de la Grange-aux-Belles. La campagne qu’il a engagé en faveur de la régularisation des squats d’artistes va considérablement influencer les initiatives qui seront menées par la suite. En 2002, le Festival Art et Squat, événement « crucial dans la compréhension des politiques actuelles429 », lui est dédicacé.

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