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Le « Label ZAD », les Grands Projets Inutiles et Imposés et le monopole de la violence légitime

La popularisation de l’opposition au projet d’aéroport de NDDL accompagne l’émergence d’une nouvelle catégorie des mobilisations anticapitalistes : les luttes contre les Grands Projets Inutiles et Imposés (GPII). L’expression dérive de la notion de « Grands Travaux Inutiles » employée depuis 1984 par le journaliste belge d’investigation Jean-Claude Défossé qui dénonce, notamment dans son Best Seller, Petit guide des Grands Travaux

Inutiles, les malversations des projets de construction. Vingt ans plus tard, le 23 janvier 2010,

plus de 15 000 personnes défilent d’Hendaye à Irun pour protester contre le projet de Ligne à Grande Vitesse (LGV) reliant les grandes villes du Pays Basque. C’est dans ce cadre que le concept de GPII émerge. La Charte d’Hendaye remise aux parlementaires européens dénonce le « désastre écologique, socio-économique et humain561 », la « destruction de zones naturelles et de terres agricoles » engendrée par le développement des LGV et des Lignes dédiées fret rapide et de grande capacité. Le mouvement No-Tav contre le projet de LGV reliant Lyon à Turin et la ZAD de NDDL font office de références et accueillent les deux premières éditions, en 2011 et 2012, du Forum Social dédié à ces mobilisations. Ces rencontres annuelles soutiennent le développement d’un « réseau GPII562 » (le sigle français s’est internationalisé) liant « différents groupes citoyens de défense des territoires contre des projets de lignes ferroviaires à grande vitesse », mais aussi contre l’extractivisme depuis 2014 et l’organisation du forum à Rosia Montana en Roumanie où la population se mobilise contre une mine aurifère. Le 12e Forum Social Mondial tenu à Tunis du 26 au 30 mars 2013 reconnaît et élargit la notion à l’ensemble des méga-projets d’infrastructure visant, selon les termes de la charte adoptée le 29 mars 2013, à faciliter « l’accumulation par dépossession ».

Selon Alfred Burballa Noria et Leah Temper, l’enjeu central des GPII reste cependant celui des réseaux de transports qui constituent la « réforme la plus radicale des infrastructures563 » européennes. La multiplication des grandes voies reliant les métropoles de l’Union participe à une « marchandisation de l’espace » déterminée par la « valorisation monétaire d’une unité de temps de transport » ou vitesse commerciale564. Les politologues montrent ainsi que la valeur des économies réalisées en temps de voyage, c’est-à-dire le

561 « Charte d’Hendaye », 23 janvier 2010.

Disponible sur: http://www.cade-environnement.org/files/2014/03/chartehendaye.pdf

562 Noria (Alfred Burballa), (Temper) Leah, « Contra la velocidad : Movimientos locales contra mega-infraestructuras « inútiles e impuestas » », EcologíaPolítica, 28 janvier 2015, pp.63-67, p.64.

563 Ibid., p.63. 564 Ibid.

nombre de minutes additionnelles de travail gagnées, est considérée comme le principal bénéfice d’un projet de transport. La « grandiose arnaque565 » dénoncée par les élus opposés à l’aéroport de NDDL (Cédpa) et détaillée dans la revue Politis, est en fait la méthode homologuée d’évaluation des coûts-bénéfices des grands projets d’infrastructure. L’étude réalisée par la Direction Générale de l’Aviation Civile (DGAC), à laquelle les associations n’avaient jusqu’alors pas eu accès, révèle ainsi que 75 % des bénéfices générés par l’aéroport viendraient des économies effectuées sur les temps de déplacements supposés des travailleurs. L’opacité régulièrement contestée de ce type de calculs participe d’un processus d’imposition qui passe par la manipulation des représentations du projet et de ses conséquences.

Noria et Temper expliquent en effet que « le discours de la politique de mobilité transeuropéenne s’aligne avec sa volonté de surmonter la friction de la distance. Elle adopte ainsi un récit d’apparence plus positive et constructive dont la solution est, en dernier ressort, l’infrastructure de haute vitesse », en employant « des métaphores spatiales comme « missing links » » (« liaisons manquantes »)566. Les partenariats public-privé sur lesquels se fondent ces projets favorisent surtout les intérêts des « groupes de pression industriels » de secteurs qui peinent aujourd’hui à se financer567. Les infrastructures réalisées ne satisfont pas aux besoins locaux mais privilégient les voyages d’affaires et les intérêts commerciaux568. Les grands projets de transport favorisent l’intensification des liaisons entre centres et périphéries et l’extension consécutive du marché. James C. Scott remarque que l’influence d’un gouvernement s’évalue d’abord à son rayonnement économique569. L’importance des flux dans la production et le maintien du contrôle territorial explique les réactions extraordinaires des élites économiques et politiques aux occupations contre les GPII. En recréant un obstacle physique, une friction du terrain, les squatters bloquent non seulement la réalisation des projets de transports mais aussi les flux qu’ils sont censés rendre possibles. Le jugement du Tribunal Permanent des Peuples de Turin, rendu le 8 novembre 2015, condamne ainsi « une véritable militarisation du territoire, avec le recours – anormal en temps de paix – à des corps de l’armée (…), des restrictions du droit de circuler (…), des contrôles invasifs des

565 Piro (Patrick), « Notre-Dame-des-Landes : une « grandiose arnaque » à 700 millions d’euros », Politis, 08 février 2016. Disponible sur : https://www.politis.fr/articles/2016/02/notre-dame-des-landes-une-grandiose-arnaque-a-700-millions-deuros-34071/

566 Noria (Alfred Burballa), (Temper) Leah, « Contra… », op. cit., p.64.

567 Ibid. 568 Ibid., p.66.

569 Scott (James C.), Zomia…, op. cit., p.84.

personnes » au Val-de-Susa et « le recours disproportionné à la force afin de contrecarrer les manifestants » à NDDL570.

Ce jugement rejoint la définition donnée par le réseau des GPII à des infrastructures pensées comme des « projets pharaoniques (dans la logique du toujours plus grand, plus gros, plus vite, plus centralisateur), destructeurs de terres agricoles, de cadres et de modes de vie, sources de profits juteux pour les grosses entreprises, (…) basés sur des mensonges » et dont la « contestation entraîne une répression particulièrement féroce571 ». Les adjectifs « inutiles » et « imposés » soulignent à la fois la distance entre les représentations associées aux projets d’infrastructures et la réalité sociale de leur exécution, et l’illusion véhiculée par l’idéal de l’intérêt général, révélée par l’usage du monopole de la violence légitime. Les déclarations d’utilité publique qui rendent les expropriations possibles, n’ont en effet de sens que pour une minorité de la population directement bénéficiaire de la conduite de ces projets : les industriels et les fonctionnaires qui se reconvertissent d’ailleurs aisément dans le secteur privé. L’ancien préfet de la Loire Atlantique, Bernard Hagelsteen, qui participe à la promulgation de la déclaration d’utilité publique du 9 février 2008, quitte alors son poste pour devenir le conseiller personnel du Directeur Général de Vinci Autoroute, concessionnaire du projet. Le 12 avril, la statue de l’éléphant de l’île de Nantes est décorée d’une banderole « un ayraultport ça trompe énormément ». « Cadeau prestigieux et inutile, et d’entretien très coûteux entre princes hindous (l’éléphant blanc, animal sacré, ne pouvant pas travailler)572 », il est repris par le réseau des GPII dont il devient le symbole.

La popularisation de la lutte contre le projet d’aéroport de NDDL participe ainsi à l’institution de la notion de GPII et à la structuration d’un réseau dédié. Plus encore, la « Zone à Défendre » devient une référence en soi, exerce une influence considérable sur les mouvements sociaux et la culture contemporaine alors que se développe une attention croissante aux luttes environnementales. L’édition 2016 du Petit Robert fait la part belle aux « faucheurs volontaires », aux « décroissants » mais aussi aux « climatosceptiques », qu’elle fait entrer dans le dictionnaire aux côtés des « zadistes » définis comme des « militants qui

570 Après quatre jours d’examens et de délibérés, le jury présidé par Philippe Texier, magistrat honoraire de la Cour suprême de Cassation française et ancien membre et Président du Comité des droits économiques, sociaux et culturels du Bureau du Haut Commissariat des Nations Unies, conclu à une « violation du Droit des Peuples », « de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme », de la « Convention européenne des Droits de l’Homme » et des constitutions nationales dans l’ensemble des GPII traduits devant la cour par les collectifs de lutte européens et sud-américains. Jugement du Tribunal Permanent des Peuples, Turin 2015, http://www.presidioeuropa.net/blog/la-sentence-du-tribunal-permanent-des-peuples-turin-2015/

571 « Fiche n°17 : les Grands Projets Inutiles et Imposés », 18 mai 2016. Disponible sur: https://www.acipa-ndl.fr/pourquoi-dire-non/fiches-thematiques/itemlist/tag/GPII

572 « Le réseau des Grands Projets Inutiles et Imposés (GPII)», CADE environnement. Disponible sur: http://www.cade-environnement.org/lgv-coordination-projets-inutiles/

occupent une ZAD pour s’opposer à un projet d’aménagement qui porterait préjudice à l’environnement573 ». Ce passage du lexique employé localement – et à la marge - par les militant-e-s dans le langage courant fait l’objet de controverses. A l’automne 2014, René Blanc, opposant à l’aéroport et ancien employé de l’Institut National de la Propriété Intellectuelle (INPI) dépose les marques « Zad », « Zadiste », « Notre-Dame-des-Landes » et « Zone à Défendre » sur tous les produits dérivés possibles : « vêtements, chaussures, savons, parfums, dentifrices, bijoux, sacs, portefeuilles, papeterie, jeux d’argent, activités sportives et culturelles574 ». L’enjeu est, selon lui, de « pouvoir maîtriser575 » des termes chargés d’une « symbolique très forte » et ainsi « éviter que des requins sans scrupule se les approprient un jour pour les apposer sur un T-shirt dans des conditions de fabrication qui ne correspondraient pas à nos valeurs ». L’initiative, pour le moins éloignée des préoccupations et des modes de lutte des occupant-e-s n’a été, à ma connaissance, que relativement peu discutée par les opposant-e-s « perplexes576 » devant ce que le journaliste Francis Mizio décrit comme « une acrobatie pire que celles nécessaires pour monter une cabane dans les branches ».

Au même moment, un autre enjeu catégoriel soulève quant à lui de vifs débats. Dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, Rémi Fraisse, étudiant en botanique et militant de l’association France Nature Environnement, est tué par l’une des 700 grenades offensives lancées par la police contre les opposant-e-s à la construction du barrage de Sivens dans le Tarn577. Le drame marque l’apogée de plusieurs mois d’une répression particulièrement violente menée par les militants de la FDSEA (la FNSEA départementale) et les forces de l’ordre578. La ligue des Droits de l’Homme dénonce « un régime de violences policières qu’aucun citoyen attaché aux règles démocratiques ne saurait tolérer579 » et « la légalité douteuse des opérations de maintien de l’ordre menées à Sivens » tandis que les pro-barrages appellent à une « battue aux zadistes comme pour les chevreuils580 ». Si de plus en plus d’occupations contre des GPII revendiquent l’appellation ZAD, le décès de Rémi Fraisse

573 « Les zadistes occupent le dico ! », Le Parisien, 18 mai 2015.

574 Mizio (Francis), « Chronique du Zadistan (7 bis). C’était une tâche, voici que c’est une marque », 14 novembre 2014. Disponible sur: http://www.poptronics.fr/Chronique-du-Zadistan-7-bis-c

575 De Mareschal (Edouard), « Un militant anti-Notre-Dame-des-Landes dépose les marques « Zad et Zadistes » », Le Figaro, 10 novembre 2014.

576 Mizio (Francis), « Chronique… », op. cit.

577 Ligue des Droits de l’Homme, Rapport sur les conditions…, op. cit.

578 Souchay (Grégoire), « A Sivens, les milices de la FDSEA multiplient les agressions dans l’impunité »,

Reporterre, 05 mars 2015. Disponible sur : https://reporterre.net/A-Sivens-les-milices-de-la-FDSEA

579 Borredon (Laurent), « La LDH dénonce un « régime de violences policières » à Sivens », Le Monde, 23 octobre 2015.

580 Curvale (Christophe), « Au Testet, la FDSEA entretient un climat de violence et menace les opposants au barrage », Reporterre, 30 décembre 2014. Disponible sur : https://reporterre.net/Au-Testet-la-FDSEA-entretient-un

marque un tournant. De nombreux débats soulèvent la question des effets négatifs de l’existence d’un « label ZAD581 » mobilisé hors de toute spécificité contextuelle.

Le slogan « Zad Partout ! » apparaît dans le cadre des mobilisations qui font suite aux expulsions d’octobre 2012. Il vise alors à encourager les manifestations locales de solidarité avec la lutte de NDDL. A mesure qu’il devient un symbole de ralliement, son sens s’élargit et des « ZAD » se montent un peu partout : dans le Morvan contre la méga-scierie incinérateur qui menace la forêt, à Sivens contre le barrage de rétention, à Roybon contre le Center Park, à Agen contre le Technopole, à Haren en Belgique contre la maxi-prison, à Lyon contre le stade, etc. Comme le remarquent les aut-eur-ice-s du texte « Label ZAD et autres sornettes », il « devient alors le titre creux d’un scénario dont on voudrait l’issue certaine, un bis repetita applicable partout et en toutes circonstances582 ». Chacune de ces occupations portent en effet l’espoir d’un succès semblable à celui de la « ZAD mère583 ». La mort de Rémi Fraisse et l’épreuve particulièrement brutale qu’a constitué l’occupation de Sivens sonnent alors comme un signal d’alarme :

« Suffit-il de nommer une ZAD pour qu’elle existe ? (…) Le label zad, dans un pays traditionnellement réactionnaire et de moins en moins honteux de l’être, est populaire jusqu’à un certain point ; c’est-à-dire qu’une zad n’est pas a priori une cause acquise au cœur de toutes. Pour le dire autrement, à une époque où les zadistes étaient (...) suivies par un mouvement prenant tout l’hexagone, à ce moment là, on pouvait surfer, même naïvement, sur cette vague émotive, politique et populaire. Mais l’opinion, cet être informe et malléable auquel on peut attribuer toutes les intentions, semble toujours légitimer la dernière chose qu’on lui dit. Les zadistes sont devenues, par voie médiatique, des alcooliques, droguées, sales, agressives et contre les agriculteurices. Ainsi désormais, déclarer une zad reviendrait à surfer sur la vague après son passage mais surtout, factuellement, à montrer le chemin de l’expulsion sans avoir les moyens d’y faire face584. »

Cet extrait résume l’un des principaux enjeux des discussions qui ont alors cours. La responsabilité collective dans les violences subies par les militants anti-barrage à Sivens et le décès de Rémi Fraisse qui en a découlé, sont en partie imputées à la mobilisation inadéquate d’une notion à forte charge politique et morale. Les associations forgées par les élites politiques et industrielles au lexique de la ZAD participent à la légitimation de l’incroyable violence déployée contre une occupation trop récente et trop faible pour y résister. Les aut-eur-ice-s de « Label ZAD » rappellent la diversité des contextes forgés par l’histoire et remarque que ces luttes « ne changent pas d’abord nos représentations du monde, elles sont la

581 Anonymes, « Label ZAD et autres sornettes », ZAD de NDDL, 12 novembre 2015.

582 Ibid. 583 Ibid. 584 Ibid.

marque de leur évolution585 ». Soulignant la nécessité de transgresser les nouvelles catégories instituées, ielles demandent alors si, au-delà de la représentation, de « la répétition d’un modèle type imaginaire ou dans l’ignorance des moyens indispensables à leurs réalisations, (…) le réalisme des zads ne réside-t-il pas dans leur propre dépassement586 ? »

II. Le Shakirail, une « Zone d’Autonomie Conventionnée » :

l’institutionnalisation de Curry Vavart

Le Shakirail est un ancien centre de formation et vestiaire des cheminots de la SNCF comportant deux bâtiments d’une surface totale de 1400 m², entourés par une cour, au bord des voies menant vers la Gare de l’Est. Le processus de gentrification initié dans les années 1960 atteint le nord-est de Paris au début des années 2000587. Le quartier de la Chapelle représente l’un des derniers quartiers populaires de la capitale. Lors d’une réunion publique tenue le 5 juin 2008, la mairie de Paris annonce le lancement du projet Chapelle International signant le « grand retour de la logistique dans la capitale588 » grâce au réaménagement de la zone autour d’un hôtel de fret ferroviaire. La restructuration du quartier s’inscrit dans le Projet Paris Nord-Est considéré comme « le plus vaste projet d’aménagement parisien589 » et participe à la métropolisation de la capitale entreprise à travers le Grand Projet de Renouvellement Urbain (GPRU) initié en 2002 et le Projet du Grand Paris lancé en 2008 par le gouvernement Fillon. C’est dans ce contexte que l’association Curry Vavart obtient, en février 2011, une Convention d’Occupation Précaire permettant à ses membres d’installer des ateliers dans des locaux qu’ils s’engagent en retour à gardienner.

585 Ibid. 586 Ibid.

587 Clerval (Anne), Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Paris, La Découverte, 2013, p.113.

588 Kindermans (Marion), « Chapelle International, le fret revient dans Paris », Les Échos, 25 mai 2016.

589 « Le projet Paris Nord Est. » Disponible sur: https://paris-nord-est.imaginons.paris/comprendre/le-projet-paris-nord-est-0

Anonymes, « Programme du Festival Curry Vavart », Paris, 17-22 septembre 2014.

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