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Si l’hétérotopie n’est jamais une pure et simple ouverture, les modes de socialisation mobilisés par le collectif manifestent le rapport qu’il entretient à cet idéal. Au Shakirail, seules les compagnies « dilettantes867 », témoignant, dès le départ, d’un manque d’investissement dans le processus d’obtention d’espaces temporaires ou, par la suite, dans leur entretien, se voient refuser l’accès au lieu ou le renouvellement de leur location. La socialisation repose essentiellement sur la participation aux activités. Les nouveaux venus sont incités à contribuer aux événements et se retrouvent ainsi souvent, comme l’observe Larco, derrière le bar868. Les membres de l’association considèrent en effet que « c’est plutôt à ceux qui viennent d’arriver de s’investir le plus. Les autres ont fait leurs preuves, ils peuvent se concentrer sur leurs trucs à eux869 ». Plus encore, Pierre me fait remarquer que la conduite d’un événement constitue une sorte de rituel d’initiation et nombreux sont ceux qui me conseillent d’en organiser un pour comprendre le fonctionnement de l’association870. Lorsque je lance l’idée d’une exposition sur la mémoire du collectif, Larco me taquine : « Alors ça y est t’es une curriste c’est officiel871 ? » Ralf m’explique que la participation est également importante pour acquérir, dans un second temps, un atelier permanent :

« Au début, j’avais un atelier temporaire et puis comme ça s’est bien passé on a continué. J’ai commencé à faire ma place. J’avais l’avantage de connaître le fonctionnement des squats : la nécessité d’être présent sur les événements, pour l’organisation et la gestion. Je suis pas arrivé ici en touriste… (…) Dès que je suis arrivé j’ai filé un coup de main, du coup, j’ai pas eu trop de mal à m’intégrer. Et puis, les gens se souvenait de moi parce que

866 Entretien Nicolas, ZAD de NDDL, 22 mai 2013.

867 Entretien Martin, le Shakirail, 27 juin 2014.

868 Journal de terrain, le Shakirail, 11 mai 2014.

869 Journal de terrain, le Shakirail, 05 mai 2014.

870 Journal de terrain, le Shakirail, 28 mai 2014.

j’avais déjà travaillé sur un projet ici. C’est d’ailleurs comme ça qu’un de mes amis me présentait : « Ça c’est Ralf, c’est lui qui a fait ça… »872. »

Qu’il s’agisse de louer des espaces temporaires ou permanents, tous doivent d’abord être parrainés par un membre actif de l’association. Le ou la référent-e se charge de présenter l’individu ou le groupe à la réunion hebdomadaire du collectif, de répondre aux questions et demandes formulées tout au long de la résidence, de transmettre les règles de fonctionnement du lieu et de veiller à leur respect en réprimandant ou, le cas échéant, en excluant les contrevenants. Comme me l’explique Martin, on ne perd son ou sa référent-e que lorsque l'on devient soi-même référent :

« C'est pas si facile que ça de s’intégrer ici parce que y a déjà énormément de gens qui sont compétents, qui font pleins de choses… On marche beaucoup par référencement ; on cadre tout à ce niveau-là. Donc après pour trouver sa place faut savoir, pouvoir, proposer ses services, le faire au bon moment et pas proposer n'importe quoi... Je vais pas me proposer de faire la charpente alors que je sais pas faire et qu’il y a déjà pleins de menuisiers. Je vais proposer des choses dans la mesure de mes possibilités873. »

Larco observe également que « tout le monde a un rôle bien précis, un statut spécifique au sein du collectif. Des fois, faut attendre que quelqu’un parte pour trouver une place874 ». Trois statuts informels sont ainsi distingués : les « touristes875 » qui se maintiennent, avec les usagers temporaires, dans le cercle extérieur du collectif, les « nouveaux », inclus dans le cercle intérieur du collectif mais arrivés après la période squat (Larco souligne par exemple qu’il n’est là « que depuis trois ans876 ») et les « anciens », catégorie désignant, au sens large, les personnes arrivées pendant la période squat, et au sens restreint, les fondat-eur-ice-s de l’association. L’importance de la prise de rôle dans les passages de frontières transparaît dans le discours de Jérémy qui tente cependant de la relativiser en insistant sur la spécificité de chaque « démarche877 » d’intégration. L’usage du terme « ancien » renvoie ici plus au degré d’intégration des individus qu’à la chronologie de leurs arrivées :

« Des responsabilités t’en prends si t’as envie d’en prendre, c’est pas basé sur la hiérarchie, c’est pas tant basé sur l’ancienneté que ça… Effectivement, je suis nouveau parce que je suis pas là depuis le début du squat, le début de l’association. Mais en fait tu peux devenir ancien très vite, si t’as envie de prendre des responsabilités, si t’as envie de

872 Entretien Ralf, le Shakirail, 07 novembre 2014.

873 Entretien Martin, le Shakirail, 27 juin 2014.

874 Journal de terrain, le Shakirail, 07 mai 2014.

875 Ibid. 876 Ibid.

gérer les événements, les choses, d’être référent, etc… Après, y en a c’est pas du tout leur démarche, ils ont pas le temps, ils ont pas le caractère pour gérer tout ça878. »

Lorsque Jérémy demande à devenir référent, le collectif hésite parce qu’il « n’est là que depuis un an et demi » mais accepte finalement parce qu’il « est là tous les jours879 ». L’autorité que les membres du collectif sont amenés à exercer sur les usagers se légitime par l’investissement et l’exigence d’assimilation de ses règles de fonctionnement. L’individu doit acquérir un rôle dans la division sociale du travail et intérioriser la structure des interactions entre ces places - qui s’occupe de quoi et comment ?. La socialisation par la pratique vise une intégration fonctionnelle. Comme me l’explique Philippe, la participation spontanée aux réunions hebdomadaires est donc plutôt découragée :

« De toute façon, c’est très simple, dans le collectif si on commence à ouvrir sa gueule dès les premières réunions, on est très mal vu et on reste pas. Ça ne se fait pas. Tu peux pas comprendre en quelques jours comment fonctionne un collectif comme ça. Et surtout qu’on a… enfin, c’est pas vraiment des codes, mais on a une façon de gérer le truc qui est propre à nous je pense. Tu peux pas du tout comprendre comment ça marche quand tu débarque. Moi c’est comme ça que je l’ai vécu et je pense que c’est comme ça que beaucoup l’ont ressenti. Je me souviens au début certains anciens disaient clairement aux gens qu’ils accueillaient : « Pendant les premières réunions tu ferme ta gueule, t’observe comment ça marche et après tu vois ». On le fait plus mais je pense que malgré tout c’est encore vrai880. »

La grande majorité des personnes interrogées, à la ZAD comme au Shakirail adoptent d’elles-mêmes cette attitude observante. Paul s’interroge ainsi sur la manière dont les nouveaux venus trouvent leur place :

« C’est un peu délicat de prendre une initiative quand t’es pas chez toi, que tu sais pas comment les choses fonctionnent… peut-être qu’elles ont déjà été pensées collectivement et du coup il te faut un peu de temps… Mais c’est pas grave, ce temps-là c’est le temps des rencontres, de l’enrichissement881 ! »

La différence tient au fait que ce comportement est officiellement exigé par les membres du Shakirail. La logique d’intégration fonctionnelle doit garantir l’efficacité de l’activité professionnelle et l’égalité des membres actifs de l’association en réduisant les différentiels d’engagement entre les ancien-ne-s et les nouveaux référent-e-s. Elle contribue cependant à rigidifier l’organisation du collectif. Lors du débat organisé pour le vernissage de

878 Ibid.

879 Journal de terrain, le Shakirail, 11 juin 2014.

880 Entretien Philippe, le Shakirail, 11 décembre 2014.

mon exposition Histoire et mémoires du Shakirail882, plusieurs personnes remarquent ainsi le changement opéré depuis la période squat :

« - Maintenant chacun prend un rôle un peu particulier et c’est plus difficile de lui faire changer d’avis quand ça fait plus d’un an qu’il bosse de telle ou telle façon, explique Julien.

- C’est aussi le fait que ça soit aussi rodé… Je viens ici régulièrement, je me suis fait quelques amis, mais la plupart de mes activités sont à l’extérieur. Si ça avait été plus bordélique je me serais peut-être dit : « Merde, j’ai envie que ça se passe » et je me serais plus impliqué. Y a plus cette énergie où on peut venir et créer…, ajoute Boris.

- Ouais ça a été soulevé en réunion hier. Des gens qui sont là depuis deux ans nous on dit que du fait que c'était trop rodé, ils arrivaient pas à s'impliquer. A part pour quelques fortes têtes, c’est devenu très difficile pour les nouveaux de changer les règles.

- Je crois que le truc c’est que maintenant c’est plus basé sur des envies individuelles, un certain confort pour travailler. Les squats c’était plus collectif, on venait participer à une espèce d’expérience. Aujourd’hui les gens viennent pas pour faire tourner l’asso’ mais pour pouvoir travailler individuellement, conclut Armel883. »

Les personnes arrivées après la période squat semblent en effet rechercher ce mode de fonctionnement. Martin trouve dans la perspective corporatiste et la rigueur de ce cadre une liberté qu’il oppose à l’emprise que le politique exerce sur la vie quotidienne de certaines occupations :

« Le fait que ça soit uniquement basé sur l’artistique, sans rattachement à une idéologie en particulier, ça me plaisait. Et puis aussi ce cadre bien arrêté sur pleins de choses qui te permet d’évoluer librement, sans devoir tout réinventer à chaque fois et en bénéficiant de l’expérience des anciens sur tous les squats qu’ils ont vécus884. »

A la ZAD de NDDL la socialisation par l’activité joue aussi un rôle important. Quelle que soit la durée de leur séjour, beaucoup participent aux chantiers de construction et aux travaux agricoles pour contribuer à la lutte en apprenant les techniques nécessaires à la production des moyens de l’autonomie. La première visite de Paulette est marqué par ces expériences :

« On s’est installés à Hors Contrôle et puis on est allés se balader, voir s’il y avait des choses à faire. On a aidé quelqu’un à faire l’isolation en paille de sa cabane. (…) Après, on est tombé sur un groupe de personnes qui construisaient une autre cabane et qui venaient tous d’un squat en ville. On les a un peu aidé et on a sympathisé. Moi j’ai

882 « Exposition Histoire et mémoires du Shakirail. Individus, collectif, espace et objets », Paris, le Shakirail, 22 janvier-15 février 2015.

883 Débat « L’art en squat. Pratiques individuelles et expérimentations collectives », Paris, le Shakirail, 20 janvier 2014.

désossé une palette par exemple. (…) J’ai participé un peu à la vie collective, à la bouffe, tout ça885… »

A l’instar des « anciens » de Curry Vavart, les personnes arrivées avant la fin du siège retirent une certaine légitimité de leur investissement dans la construction des bases matérielles et sociales de l’occupation. Ulysse remarque ainsi que « quand je suis arrivé, c’était moi la ZAD ! Joker886 ! »De la même manière, Simon explique la facilité avec laquelle il s’est intégré par sa participation à la logique pionnière des premières occupations :

« Ma place je l’avais sur l’échelle de la Chat-Teigne vu que c’est là où… Enfin, vu qu’on était là depuis la construction… Enfin, moi je sentais que j’avais ma place parce qu’il y avait des places libres quoi ! Et c’était pareil quand on est arrivé aux Cents Noms. Comme c’est nous qui avons créés cet espace… Je pense que ceux qui ont été pionniers avaient tous leur place887. »

Des statuts informels, basés sur la chronologie de l’engagement des individus, sont ainsi distingués : la catégorie des « historiques » regroupe les militant-e-s des organisations paysannes et certains membres des associations citoyennes ; celle des « premiers occupants », les squatteureuses arrivé-e-s avant l’opération César et la réoccupation de la zone ; enfin, la catégorie des « touristes » qualifie les personnes de passage venues visiter la zone le dimanche ou passer quelques jours lors d’un festival888. Les relations d’appropriation légitimées par ces statuts font l’objet de critiques.

Alors qu’une réunion des habitant-e-s889 commence, une femme remarque qu’elle ne reconnaît pas toutes les personnes présentes890. Elle demande alors à ce que celles qui ne vivent pas sur la zone respectent l’intimité de cette rencontre et s’en aillent. Deux personnes partent mais d’autres occupant-e-s interviennent. Ielles insistent sur l’importance de la participation dans la diffusion des connaissances à ceux qui souhaitent apprendre à vivre en collectif et pourront par la suite les transmettre à d’autres. Il est intéressant de remarquer que si le Shakirail tend à se fermer depuis l’obtention de la COP en février 2011, la ZAD de NDDL a quant à elle du s’ouvrir à l’arrivée de nouveaux occupant-e-s avec la médiatisation

885 Entretien Paulette, ZAD de NDDL, 23 mai 2013.

886 Entretien Ulysse, ZAD de NDDL, 16 décembre 2013.

887 Entretien Simon, ZAD de NDDL, 27 décembre 2013.

888 Pendant mon année de terrain, des habitant-e-s des communes alentour ou des familles qui passaient par là pour se rendre sur leur lieu de vacances venaient, tous les week-end, visiter la ZAD. Une forme de tourisme s’est ainsi développée avec la médiatisation de la lutte.

889 La réunion des habitant-e-s réunit chaque semaine les occupant-e-s pour discuter des problèmes de cohabitation sur la zone, des projets en cours et des relations aux autres composantes de la lutte. Voir chapitre 5.

de l’opération César et la manifestation de réoccupation du 17 novembre 2012. Ulysse observe que cette mutation démographique a brisé le vase clos qui s’était alors formé :

« C’était pas pareil avant… Y a une époque les AG c’était réservé aux habitués. C’est-à-dire que t’arrivais et on te disait : « Non, c’est réservé aux habitués. » Un exemple : il y a deux ans, quand des gens ont voulu organiser le camp No-G, l’AG était pas d’accord. Genre, ils sont propriétaires des 1600 hectares de la ZAD ! Normal ! Logique ! Bon, mais comme on est en autogestion, elle a que le pouvoir qu’on lui donne. Du coup, ça s’est quand même fait. Du coup, l’AG a publié un communiqué en disant que ça se faisait sans son accord. Bref… tu vois, les choses changent ! Aujourd’hui c’est différent. A l’époque l’intégration était beaucoup plus sélective, ça se faisait petit à petit. C’est super différent depuis les expulsions891. »

La participation aux délibérations doit assurer l’égalité des occupant-e-s en évitant que des individus ou des groupes d’individus puissent s’arroger un privilège décisionnaire. Paulette élargit cette exigence à l’ensemble des interactions de la vie quotidienne :

« L’important, c’est de ne pas établir de rôles un peu autoritaires : « président, femme de ménage », de réels statuts. Je me rappelle la première fois que j’ai entendu ça, ça m’a marquée… Y avait un type qui faisait souvent la cuisine. On lui demandait pas mais il prenait un peu l’initiative. Un jour, y a un mec qui passe, qui le voit et qui dit : « Alors c’est toi le chef cuistot ici ? » Il lui a tout de suite répondu que : « Non, y a pas de chef ici. » Et c’est vrai, il avait raison, c’est pas parce que quelqu’un fait quelque chose plus souvent que les autres qu’on doit s’attendre à ce qu’il continue892. »

Il s’agit ainsi avant tout d’éviter de développer des structures d’« attentes réciproques893 », en limitant la spécialisation des tâches et en refusant de reconnaître (et donc de justifier) l’émergence de relations de rôles-statuts.

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