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Margot Verdier, Chicanes de la RD281, ZAD de NDDL, août 2016.

« Le bateau est un espace flottant, un lieu sans lieu, vivant par lui-même, fermé sur soi, libre en un sens, mais livré fatalement à l’infini de la mer. (…) Le navire c’est l’hétérotopie par excellence. Dans les civilisations sans bateaux les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace

l’aventure, et la hideur des polices, la beauté des corsaires308. »

La réappropriation directe des ressources matérielles et symboliques est un des modes d’action principaux des mobilisations animées par la perspective de l’autonomie. L’occupation de la ZAD de NDDL vise à la fois à empêcher les études préliminaires (archéologiques, environnementales, etc.) et les travaux de construction de l’aéroport, et à produire une alternative aux rapports sociaux du gouvernement capitaliste. Elle se distingue donc des occupations d’usines, d’universités, de places publiques, parce qu’elle n’est pas seulement un outil de revendication, mais apporte, par elle-même, une réponse à la demande qu’elle porte309. Elle se rapproche ainsi de la logique du « squat » que Cécile Péchu définit comme un « illégalisme sectoriel », un « acte illégal localisé permettant la réalisation immédiate de la réclamation310 ».

En bouleversant les modes d’accès homologués aux ressources, cette pratique transgressive contribue à étendre « l’espace d’action311 » des opposant-e-s et critique, en actes, les classements catégoriels qui légitiment les structures de privilèges, les di-visions sociales qui organisent la distribution des biens. Parce qu’elle rompt avec le « système » d’interdépendances à travers lequel le gouvernement capitaliste se reproduit, la matérialisation de la perspective d’autonomie est marquée par un enjeu d’exemplarité. Les discours des occupant-e-s de la ZAD de NDDL s’illustrent ainsi par la récurrence du lexique du « possible312 ». Un texte d’analyse des pratiques collectives de construction souligne l’influence de l’expérience de la transgression sur la formation de l’être-en-commun :

« Une zone si grande où foisonnent des pratiques et des formes de vies quasi systématiquement criminalisées ailleurs nous est très précieuse. C’est en habitant, en construisant, en se sentant bien ensemble que des rêves naissent, que des possibles sont entrevus, comme autant de promesses auxquelles nous finissons par nous sentir liées313. »

Le sens et les affects générés par la coactivité participent au développement d’une « puissance collective », d’une « force matérielle », par la « sécession » d’un territoire qui contribue, en affirmant d’autres possibles, à un « mouvement révolutionnaire qui le déborde314 ». L’« expérience singulière315 » de la discontinuité entre la représentation du

309 Péchu (Cécile), Les squats…, op. cit., p.10.

310 Ibid.

311 Eckert (Julia), « Practice Movements… », op. cit., p.568.

312 J’ai ainsi pu repéré 174 occurrences du lexique (« possible(s) », « possibilité(s) ») dans l’analyse sémantique conduite sur les 95 documents du corpus. Voir Introduction Générale. Être au cœur. Affects et distanciations d’une recherche engagée.

313 Les maçons du ciel, quelques jeunes pousses de la ZAD, quelques vieilles branches, les passeurs d’embûches, les feux de tout bois, les scieurs de long terme, « Construire l’avenir sans aéroport ! Sortir du bois, rentrer dans le dur », ZAD de NDDL, 05 mars 2015.

314 Ibid.

possible et la latitude réelle de l’action, remplie une fonction de révélation du caractère construit de la limite316. Mais la transgression qui reconstitue perpétuellement le dépassement révolutionnaire, « n’oppose rien à rien317 ». Elle peut donc participer à la règle318 ou même, comme le suggère Jonathan Havercroft, nous « tenir captifs319 » du préjugé gouvernemental parce qu’elle nous situe « dans une incertitude, dans des certitudes aussitôt inversées où la pensée s’embarrasse à vouloir les saisir320 ». Si l’occupation peut servir la perspective de l’autonomie dans sa fuite « sans fin [de] l’horreur d’une réduction de l’être à la totalité321 » ce n’est donc qu’en s’adossant à une dimension utopique.

J’appréhenderai ainsi l’occupation de la ZAD de NDDL comme une « hétérotopie », la matérialisation d’une opposition normative à « l’ensemble des rapports qui se trouvent, par [elle], désignés, reflétés ou réfléchis322 ». La notion, introduite par Michel Foucault dans le cadre d’une conférence donnée en 1967 au Cercle d’Études Architecturales323, s’inscrit dans une réflexion sur la nature hétérogène et signifiante d’un espace qui « se donne sous la forme de relations d’emplacements324 ». En tant que lieu réel dans lequel les normes du gouvernement capitaliste sont « représentées, contestées et inversées », l'hétérotopie de l’occupation se définit donc d’abord par une frontière325.

Georg Simmel lui attribue un rôle analogue à celui que le cadre remplie pour l’œuvre d’art : cette limite politique, qui n’a rien de naturel326, « proclame qu’à l’intérieur se trouve un monde qui n’obéit qu’à ses propres normes et qui n’est pas entraîné dans les déterminations et les mouvements de son environnement ; en symbolisant l’unité autosuffisante de l’œuvre d’art, il renforce en même temps la réalité et l’effet de celle-ci327 ». La frontière n’est donc pas « l’essence spécifique ou le facteur de production328 » de l’hétérotopie mais « une condition sine qua non » de sa réalisation. La métaphore renvoie cependant chez Simmel à un processus de clôture fonctionnelle et ne tient pas compte de l’influence que la réflexivité des acteurs

316 Noys (Benjamin), Georges Bataille. A Critical Introduction, Londres, Pluto Press, 2000, coll. « Modern European Thinkers », p.83.

317 Foucault (Michel), Préface…, p.19.

318 Jenks (Chris), Transgression, Londres, Routledge, 2003, coll. « Key Ideas », p.7.

319 Havercroft (Jonathan), Captives…, op. cit., p.19.

320 Foucault (Michel), Préface…, op. cit., p.16.

321 George Bataille cité par Ibid., p.32.

322 Foucault (Michel), « Des espaces… », op. cit.

323 Créé en 1951, le CEA entendait constituer un « contre-ordre » architectural. Son activité principale consistait en l’organisation de conférences destinées à alimenter une réflexion alternative sur l’espace.

324 Foucault (Michel), « Des espaces… », op. cit.

325 Ibid.

326 « Face à la nature, toute édiction de frontières est de l’arbitraire, même dans le cas d’une île, car en principe la mer elle aussi peut être « prise en possession » ». Simmel (Georg), Sociologie…, op. cit., p.606.

327 Ibid, p.605. 328 Ibid., p.599.

exerce sur la forme et la rigueur du cadre329. C’est à ce travail sur la frontière, les processus de visibilisation, de définition et de transformation de la limite par l’activité critique des occupant-e-s, que je consacrerai cette première partie.

Il s’agit ainsi d’interroger la production du cadre spatial dans lequel la perspective d’autonomie se matérialise à travers des pratiques informées par la réflexivité des act-eur-ice-s act-eur-ice-sur leact-eur-ice-s enjeux de gouvernement et leact-eur-ice-s effetact-eur-ice-s de leuract-eur-ice-s actionact-eur-ice-s. Comment le conflit normatif qui oppose les occupant-e-s au « monde » de l’aéroport participe-t-il à la formation d’un être-en-commun fondé sur la reconnaissance du droit à la dérogation au monde commun ?

Je m’intéresserai, pour le comprendre, à trois situations conflictuelles à travers lesquelles l’économie morale des occupant-e-s se dessine. Je consacrerai le premier chapitre à l’analyse de la controverse opposant en France, depuis la fin des années 1990, les « squats d’artistes », qui revendiquent la régularisation de leur situation au nom d’une utilité sociale qui leur est propre, aux squats mus par une perspective d’autonomie, qui entendent restaurer la portée politique des pratiques illégales de survie. Articulée autour de la critique du gouvernement des illégalismes, la controverse sur l’institutionnalisation des « squats d’artistes » ancre la critique radicale de la représentation à des discours et des pratiques qui la situent concrètement dans l’espace des mouvements sociaux et dont l’inconditionnalité soulève un enjeu de contrôle territorial. Pour comprendre le rôle du rapport de force qui se cristallise ainsi avec le déploiement spatial de la perspective d’autonomie, je reconstituerai ensuite, dans un second chapitre, la genèse du mouvement d’occupation de la ZAD de NDDL. J’analyserai alors les conditions et les conséquences de l’occupation et de sa répression sur la matérialisation de l’utopie. La comparaison avec la logique d’occupation du Shakirail me permettra de mieux cerner les spécificités de l’économie morale propre aux occupant-e-s de la ZAD de NDDL, leurs représentations et leurs pratiques de l’autonomie. La position que les occupant-e-s adoptent vis-à-vis de l’aménagement territorial et de la répression façonne en effet leur organisation sociale. La frontière qui émerge de ce conflit normatif détermine des modes de socialisation et des dynamiques identitaires qui concourent au développement de rapports sociaux spécifiques. Je consacrerai donc le dernier chapitre de cette première partie à l’étude des processus d’intégration des nouveaux venus. En confrontant l’expérience vécue de la socialisation aux pratiques qui déterminent son horizon normatif, j’interrogerai ainsi

329 « Si bien que le fait qu’une société ait son espace existentiel borné par des lignes clairement conscientes la caractérise comme société qui a aussi une cohésion interne, et vice versa : l’unité des actions réciproques, le rapport fonctionnel de chaque élément à tous les autres trouve son expression spatiale dans la frontière qui lui impose un cadre ». Ibid, p.605.

l’influence de l’économie morale des occupant-e-s sur les modalités de reconnaissance du droit de déroger au monde commun.

Chapitre 1. Luttes des représentations et critique

radicale de la représentation

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