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La réaction des squats mus par la perspective de l’autonomie contribue par ailleurs à la reconnaissance des squats d’artistes en leur adjoignant une connotation négative. Dans une interview présentée par Sébastien Schifres, un militant du mouvement autonome des années 1980 revient sur les querelles de l’époque en reprenant la terminologie qui émerge à partir de 2002 : « Les gens passaient vachement leur temps dans la guéguerre contre « les sales traîtres » des squats alternatifs du 19e : les squats d’artistes446 ». L’utilisation anachronique du terme qui renvoie, en fait, à une autre catégorie de squats – les « squats alternatifs » ou « associatifs447 » -, marque sa conversion en stigmate. La mobilisation des squats d’artistes inquiètent les militants des squats mus par la perspective de l’autonomie qui mettent alors en place différentes actions pour « nuire au consensus (…) et apporter un discours différent, subversif448 ».

En février 2002, des « squatteureuses d’un peu partout et d’ailleurs » s’invitent ainsi aux « Rencontres Internationales : les nouveaux territoires de l’Art – Espaces alternatifs – Friches – Fabriques – Projets pluridisciplinaires - Squats », organisées à Marseille par le

444 Ibid.

445 Anonymes, « Interface sabote nos squats », Paris, 16 juillet 2003. Disponible sur:

http://paris.indymedia.org/article.php3?id_article=5324

446 Schifres (Sébastien), La mouvance autonome en France de 1976 à 1984, mémoire de master d’histoire contemporaine et de sociologie politique, Nanterre, 2004.

Disponible sur: http://sebastien.schifres.free.fr/squats.htm

447 C’est ainsi que l’on appelait alors les squats des Occupants Rénovateurs qui se constituaient en association et cherchaient à créer une vision positive de l’occupation illégale. Comme les artistes plus tard, ils ne revendiquaient pas la notion de squat. Voir Anonymes, « Nuits Câlines », Paris, Éditions Mémoire collective, 1988, tome 2.

Ministère de la Culture et le Secrétariat d’État au Patrimoine et à la Décentralisation Culturelle449. Dans deux textes parodiant les débats officiels et diffusés à la sortie de ces rencontres, « Atelier 4½ : Nouveaux territoires de l’art, contrôle étatique et non-réinvention des rapports sociaux » et « Table Ronde 4½ : Un monde de merde ? », ielles remettent en

question la « novlangue450 » institutionnelle et interrogent l’impact de

« « l’institutionnalisation » de lieux jusqu’alors indépendants451 », présentée dans le dossier de presse des rencontres comme un « dispositif d’accompagnement (…) pour un programme de soutien aux espaces et projets non-institutionnels ». Les squatteureuses soulignent le processus de récupération qui accompagne l’intégration. Les pratiques potentiellement subversives sont vidées de leur sens, mais le compromis qui en résulte en conserve les symboles pour masquer les effets de la domination :

« Ces lieux de création se fondent sur des principes d’autogestion ? Qu’à cela ne tienne : l’État les suivra « par une écoute, un suivi et un accompagnement administratif renforcé » ou encore « un soutien financier direct ». (…) Au bout du compte soyons clair-e-s : ces espaces jouent « sur l’autonomie des acteurs »… « à l’intérieur du système » -l’expression n’est pas anodine452. »

On retrouve là la filiation des idées et des pratiques du mouvement autonome historique pour qui, comme le note Baptiste Colin, « l’occupation accompagne une dynamique révolutionnaire plus globale453 ». Il s’agit en effet, par la réappropriation directe, de « réunir les conditions nécessaires de la réalisation d’un projet social exempt de rapports

contraints de production454 ». La critique du rôle que l’« Art » joue dans le gouvernement

capitaliste, notamment inspirée des travaux de l’Internationale Situationniste (I.S.)455, qui insiste sur la « nécessité de réinvestir et de se réapproprier la réalité dans une dimension radicalement subversive et politique456 », est au cœur de cet argumentaire. Les squatteureuses

449 Ibid., p.11. 450 Ibid. 451 Ibid. p.9. 452 Ibid., p.10.

453 Colin (Baptiste), Berlin-Ouest…, op. cit., p.343.

454 Ibid., p.344.

455 L’Internationale Situationniste (I.S.) naît de la fusion de l’Internationale Lettriste dissidente et de l’Association psychogéographique de Londres, lors de la Conférence qui s’est tenue en 1957 à Cosio di Arroscia en Italie. L’I.S., qui se réclame d’un marxisme critique, conçoit la culture comme un stade intermédiaire par les transformations duquel la superstructure politique s’adapte aux nouvelles conditions de production, à la nouvelle infrastructure économique. Déplorant l’impuissance des avant-gardes artistiques à bouleverser une culture définie comme « un complexe de l’esthétique, des sentiments et des mœurs : la réaction d’une époque sur la vie quotidienne », l’I.S. entend « entreprendre un travail collectif organisé tendant à un emploi unitaire de tous les moyens de bouleversement de la vie quotidienne » par la construction de situations subversives. Elle se dissout en 1972. Voir notamment : Debord (Guy Ernest), Rapport sur la construction de situations et sur les conditions

de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale, 1957. 456 Colin (Baptiste), Berlin-Ouest…, op. cit., p.383.

conçoivent les représentations produites par l’art comme des produits de la culture capitaliste qui figent la réalité de la vie quotidienne dans des abstractions distinctes de l’expérience de l’existence qu’elles permettent de conditionner. L’individu n’est plus que le spectateur de sa propre vie :

« Plus besoin de contester, l’art le fait à notre place : il sait construire un discours, interpeller, choquer. L’art tel qu’il est conçu a une vocation cathartique : faire que le/la spectacteur/trice exorcise ses craintes, évacue sa révolte en recevant passivement l’« œuvre ». Pourquoi alors faire la révolution dans la réalité puisqu’on la représente si bien dans l’art ?457 »

Les « squatteureuses » distinguent ainsi les « pratiques considérées « artistiques » (…) partie prenante de nos quotidiens » de « l’art comme art », « allié subalterne du pouvoir458 ». Cette approche critique de l’art et plus largement de la culture, est très influente dans la gauche radicale française. C’est notamment à travers elle que sont pensés les enjeux de l’utilité sociale revendiquée par les squats d’artistes.

Le Festival Art et Squat et la Charte des collectifs Interface suscitent une vive polémique. La Fondation Babybrul appelle à la mobilisation contre une plate-forme « censée aider les bons-bonnes squatteurs-euses artistes à ne plus être obligé-es de faire des choses illégales dans la vie, notamment en négociant avec les autorités un modèle d’occupation contractuelle devant servir de base future au développement du squat « artistique »459 ». Elle lance ainsi le « Grand Jeu : Couler le Festival Art et Squats #2 » consistant à saturer la programmation d’« informations erronées sur des squats artistiques fictifs460 ». L’argumentaire développé dans les différents appels diffusés et dans la « Revue de déconstruction du mythe de l’art461 », détournement publié en 2003, s’appuie ostensiblement sur les analyses de l’I.S., de Gilles Deleuze et Félix Guattari et de Michel Foucault bien qu’aucune source ne soit

citée462. L’« Art » y est conçu comme un instrument central de « l’entreprise de normation »

par laquelle l’« Ordre » se maintient463. Séparé du réel dont il conditionne le ressenti, devenu marchandise par l’« affirmation de l’échange valorisé sur l’expression de la subjectivisation », l’« Art » discipline464:

457 « Des squatteureuses d’un peu partout… », op. cit., p.13.

458 Ibid.

459 Fondation Babybrul, « Couler le festival Art et Squat #2 », Paris, 02 juillet 2003.

460 Ibid.

461 Fondation Babybrul, « Revue... », op. cit.

462 Voir notamment : Debord Guy, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1967, coll. « NRF Essai » ; Deleuze (Gilles), Guattari (Félix), Milles Plateaux, éditions de Minuit, 1980 ; Michel Foucault, Naissance de la

biopolitique, Cours au collège de France 1978-1979, Gallimard/Seuil, 2004. 463 Fondation Babybrul, « Revue... », op. cit.

« L’Art joue là le rôle salvateur de cadre à toutes les fuites des domaines à priori sous contrôle des émotions, de leur expression, et de leur représentation, cette notion étant utilisée dans un but de reconnaissance d’un ensemble de pratiques et de sensibilités comme partie d’un secteur propre, hors ou au dessus du réel admis par le sens commun, et en même temps de par sa sectorisation, partie intégrante de l’ensemble de la domination du vivant465. »

A la manière dont une soupape de sûreté évacue la vapeur pour réguler la pression, l’« Art » contient dans des formes maîtrisables la violence des émotions provoquées par la prise de conscience de la distance qui sépare le réel de sa représentation. Il a pour principale fonction de limiter la multiplication des « lignes de fuite466 », qui symbolisent chez Gilles Deleuze et Félix Guattari, la possibilité d’une scission effective avec le gouvernement capitaliste, par la rupture avec les « lignes dures » des voies homologuées de réalisation de soi, du rôle assigné à l’individu. La « reconnaissance d’un ensemble de pratiques et de sensibilités467 », dénoncée par la Fondation Babybrul, renvoie à un processus d’homogénéisation de la multitude. L’Art dessine dans la diversité des pratiques créatrices l’image du Même, imprime une intention sur le monde, projette une « sensibilité sur [l’]environnement » par laquelle il « réintègre cette expérience dans le système de pensée

porté par le « sens commun468 ». Conçu comme une « institution », une « succursale physique

et imaginaire » de l’« Empire », il est donc contre-révolutionnaire469.

La démarche des Collectifs d’Interface est appréhendée comme une collaboration au système d’exploitation capitaliste auquel elle ouvre les espaces d’autonomie, les « sphères du réel qu[‘il] n’avai[t] pas encore atteint470 ». Les critiques dénoncent notamment la contribution de la logique corporatiste à la légitimation de la partition catégorielle, nécessaire au gouvernement des illégalismes, des « bons » et des « mauvais » occupants. La brochure « Interface ou Intersquat ? Une histoire de chartes », publiée par « quelques squatteureuses »

de Grenoble en août 2003, est devenue un document de référence471. La charte d’Interface et

son détournement critique y sont présentés dos à dos. La brochure expose ainsi clairement les éléments d’un débat dont elle conserve la trace. En jeu, la distinction opérée par les

465 Ibid.

466 Deleuze (Gilles), Guattari (Félix), Milles…, op.cit., p.264. Le mot « ligne » est abandonné dans Fondation Babybrul, Revue de la déconstruction du mythe de l’art, n°1, 2003 où l’on parle simplement de « fuites ». Voir aussi Montebello (Pierre), Deleuze : la passion de la pensée, Paris, Vrin, 2008, coll. « Bibliothèque des philosophes ».

467 Fondation Babybrul, « Revue... », op. cit.

468 Ibid. 469 Ibid. 470 Ibid.

institutions « entre bons squats « utiles socialement » et mauvais squats « dangereux pour la paix sociale » » qu’Interface « active ou réactive »472. La critique se concentre ainsi sur la participation des squats d’artistes aux politiques de remplacement des populations auxquelles ils contribuent par le gardiennage des espaces vacants contre d’autres catégories d’occupants et par le développement d’activités culturelles qui accompagnent le processus de gentrification473. Les politiques de régularisation françaises s’apparentent en effet

essentiellement à de l’anti-squat474. Pour les squats mus par la perspective de l’autonomie,

l’enjeu revient dès lors à affirmer le caractère révolutionnaire des pratiques illégales de survie475. Les « squatteureuses » de la brochure « Interface ou Intersquat ? » revendiquent ainsi le squat comme « une critique en actes de la propriété privée476 ». En exprimant leur soutien aux squats de privation, ielles s’attaquent directement aux luttes de reconnaissance initiées par les squats d’artistes et leurs opposent l’autonomie de pratiques inutiles et ingouvernables :

« Nous cherchons à bouleverser les rapports sociaux actuels, notamment par une pratique généralisée de l’autogestion. (...) Nos squats ne sont pas une chance d’insertion (…) ils sont plutôt une chance de désinsertion, même partielle, d’un système de concurrence et de mérite477. »

La remise en question des distinctions catégorielles nécessaires au gouvernement des squats lie ainsi la critique radicale de la représentation politique à la critique du monopole du pouvoir de représenter le réel.

472 Ibid., p.4.

473 Les exemples ne manquent pas : colère d’associations de quartier à la recherche de locaux lorsque d’immenses espaces désaffectés sont attribués à des artistes venus d’autres arrondissements, artistes et militants expulsés et remplacés par des collectifs plus diligents, collectifs déplacés une fois le quartier rénové dans d’autres territoires réhabilités, voyageant ainsi, à travers les quartiers en voie de gentrification, affectation systématique de bâtiments à certains groupes d’artistes alors que les collectifs de sans-papiers locaux ne cessent d’être expulsés des squats qu’ils ouvrent pour se loger, etc.

474 En Allemagne, aux Pays-Bas, en Suisse, les légalisations ont principalement été arrachées à l’État par des mouvements forts dans des situations de tension extrême avec les autorités. L’anti-squat, gardiennage contractuel de bâtiments vacants, s’est donc plutôt développé à travers des entreprises privées comme Camelot Europe aux Pays-Bas qui s’affiche explicitement comme un service « Anti-Kraak » (« Anti-Squat ») par occupation. Pour un loyer défiant toute concurrence, des étudiants sont logés dans les espaces vacants que leurs propriétaires souhaitent faire gardienner suivant des règles de conduite strictes (ne pas fumer, ne pas avoir d’animaux non-humains, ne pas organiser de fêtes, etc.). Si celui-ci le demande, ils doivent partir rapidement.

475 Quelques squatteureuses, « Interface… », op. cit., p.3.

476 Ibid. 477 Ibid.

Contre la colonisation de la vie quotidienne, l’expérience révélatrice de la

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