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LA SOLITUDE : PROBLEMATIQUE SOCIALE ET SCIENTIFIQUE

INTRODUCTION : POURQUOI CE TRAVAIL AUTOUR DE LA SOLITUDE ?

1. LA SOLITUDE : PROBLEMATIQUE SOCIALE ET SCIENTIFIQUE

Dans le langage courant, le terme solitude, issu du latin solitudinem, accusatif de solitudo, dérivé de solus signifiant seul, désigne à la fois l’état d’une personne seule, retirée du commerce du monde et un sentiment négatif associé à l’abandon.

1.1 – Sociétés individualistes et « crise du lien social »

La thèse de l’individualisme croissant entraînant une crise du lien social et du vivre ensemble ne semble plus aujourd’hui poser question. L’isolement et la solitude seraient ainsi les nouveaux maux de notre civilisation occidentale postmoderne et individualiste, une forme de précarité nouvelle susceptible de toucher tout un chacun (Van de Velde, 2011). Ce qui ne semblait concerner qu’un petit nombre d’individus marginalisés paraît dorénavant s’être étendu au corps social dans son ensemble. Ainsi, un rapport gouvernemental est rédigé en 2003 sur la question de l’isolement suite aux nombreux décès de personnes âgées survenus pendant la canicule de la même année (Boutin, 2003). La solitude devient une préoccupation majeure si bien qu’en 2011, elle obtient le label de Grande Cause Nationale87. De même, la Fondation de France met en place, à partir de 2010, un observatoire national de la solitude en France qui produit un rapport annuel (Charhon, 2010, 2011, 2012, 2013, 2014) dans lequel la solitude est définie à partir de l’isolement relationnel des individus au sein des instances de socialisation classiques (famille, travail, amis, voisinage). Ces rapports soulignent un risque de solitude élevé et croissant pour deux populations bien identifiées : les personnes en situation de pauvreté et les personnes âgées.

Associé au « déclin de l’institution » (Dubet, 2002) et des normes d’intégration, et à « la montée des incertitudes » (Castel, 2009), l’individualisme contemporain n’est plus analysé comme un

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87 Ce label, créé en 1977, est attribué chaque année par le premier ministre à une campagne d'intérêt public au terme d'un appel d'offre ce qui lui ouvre droit à la diffusion gratuite de messages par les sociétés publiques de radio et de télévision.

individualisme de personnalisation mais comme un phénomène de déliaison dans lequel la double injonction à l’autonomie et à la communication peut conduire à un sentiment de solitude et à la « fatigue d’être soi » (Erhenberg, 1998). Les processus d’individualisation et plus encore de singularisation des trajectoires engendrent des difficultés et l’individu contemporain se retrouve de plus en plus seul face aux grandes étapes biographiques de son existence. Les normes d’autonomie et de responsabilité fabriquent de la solitude (Van de Velde, 2011) tout en faisant peser sur l’individu un sentiment d’échec et de culpabilité. La thématique de la souffrance sociale en lien avec le mouvement de déliaison sociale imputée à l’individualisation croissante des sociétés contemporaines constitue donc un champ de recherche important en sciences humaines et sociales notamment dans les perspectives faisant toute la place au vécu du sujet (approches clinique et critique, sociologie de l’expérience). La souffrance sociale est alors analysée comme l’aboutissement d’une vulnérabilité structurelle des sociétés individualistes prônant l’autonomie et la réalisation de soi. Mais, là encore, les approches spécifiquement centrées sur la solitude sont rares.

Par ailleurs, la question du lien social qui était au cœur des premiers travaux sociologiques connaît aujourd’hui un regain d’intérêt face au constat de son émiettement (Paugam, 2014).

1.2 – Une définition de sens commun de la solitude comme malheur

La solitude renvoie à des représentations sociales négatives liées au manque, à la souffrance, à la mélancolie et à la tristesse (Schurmans, 2003). Cette évaluation du sens commun de la solitude comme malheur renvoie aux solitudes du vide qui enferment dans la négativité, la peur et la souffrance. Ces stéréotypes appellent immédiatement différentes figures qui personnifient la solitude : les personnes âgées, malades, emprisonnées, les personnes vivant l’abandon, le deuil, le divorce, le chômage mais surtout « l’exclu », le clochard figure archétypale qui incarne toutes nos angoisses de n’être plus relié à rien ni à personne. Ces représentations de la marginalité dérélictionnelle nient toutes les sociabilités de la rue et la complexité des expériences et des pratiques de solitude des personnes en errance. Elles sont étayées par une partie de la littérature s’inscrivant dans le paradigme de la désocialisation, se développant à la frontière des sciences sociales et de la psychiatrie (Declerck, 2001 ; Quesemand Zucca, 2007 ; Furtos, 2009) qui analyse les phénomènes d’errance comme des pathologies du lien. A ces approches scientifiques correspondent des phénomènes de sanitarisation des prises en charges (Rothé, 2013 ; Gardella, 2014) (chapitre 1).

A ces figures repoussantes s’opposent parfois les figures héroïques des voyageurs de l’extrême ou des navigateurs en solitaire mais, bien éloignés de nous et de nos quotidiens, ils ne constituent pas des figures d’identification facilement mobilisables. Ils sont pourtant l’incarnation des ambivalences de la solitude contemporaine : entre stigmatisation du repli sur soi et exaltation des réussites individuelles.

1.3 – La question de la solitude en philosophie : solitudes ontologiques ?

La littérature philosophique interroge la nature et la qualité du lien que l’homme entretient avec lui-même mais aussi avec les autres et donc la qualité du lien qui les unit. La solitude ferait partie de l’ontologie de l’être humain et de sa manière d’être au monde oscillant entre le risque d’isolement

et l'affranchissement créatif moteur de la pensée et de l’action. Pour Emmanuel Levinas (1983) la solitude est la condition même de la présence au monde.

« En quoi consiste l'acuité de la solitude? Il est banal de dire que nous n'existons jamais au singulier. Nous sommes entourés d'êtres et de choses avec lesquels nous entretenons des relations. Par la vue, par le toucher, par la sympathie, par le travail en commun, nous sommes avec les autres. Toutes ces relations sont transitives : je touche un objet, je vois l'Autre. Mais je ne suis pas l'Autre. Je suis tout seul. C'est donc l'être en moi, le fait que j'existe, mon exister qui constitue l'élément absolument intransitif, quelque chose sans intentionnalité, sans rapport. On peut tout échanger entre êtres sauf l'exister » (Levinas, 1983, p. 21).

Pour Hannah Arendt, l’expérience humaine est celle d’un monde commun et certaines manières d’être au monde se caractérisent par une suspension de cette appartenance et des relations avec autrui. Mais il y a plusieurs manières d’être seul. Ainsi, Hannah Arendt distingue la solitude de l’esseulement (ou désolation). Selon elle, la solitude est le moteur de la pensée alors que l’esseulement fait disparaître le moi et toute possibilité de vie en commun. Il constitue, à ce titre, l’essence du totalitarisme. Ces catégories sont, pour la philosophe, moins psychologiques que politiques. « Toute pensée, à proprement parler s’élabore dans la solitude, est un dialogue entre moi et moi-même, mais ce dialogue de deux-en-un ne perd pas le contact avec le monde de mes semblables : ceux-ci sont en effet représentés dans le moi avec lequel je mène le dialogue de la pensée » (Arendt, 1972, p.228). Ainsi pour Hannah Arendt, la solitude implique que, bien que seul, l’individu soit en dialogue avec lui-même comme un autre. Cette dichotomie est le moteur de la pensée (par nature dialogique) et le préalable essentiel de l’être au monde et des relations avec autrui. Ainsi, l’expérience individuelle de la solitude est une expérience positive, prolongement intérieur du vécu commun sans lequel la possibilité d’être avec les autres disparaît. Sans altérité vécue, la vie de la pensée est aussi impossible que la vie politique. L’homme esseulé n’est plus en compagnie de personne : ni de lui-même, ni des autres. Ce qui rend la désolation si intolérable c’est la perte du moi. L’homme perd sa confiance en lui comme être capable de pensée et en l’autre. Or cette confiance constitue le préalable nécessaire à toute expérience sociale.

Cette perception de la solitude originaire de l’homme qui naît et meurt seul est mise en question par un ensemble de travaux. Il apparaît dans un premier temps que cette conception de la solitude ontologique émerge, dans l’histoire de la pensée, de façon concomitante au processus d’individualisation des sociétés (Dupont, 2013) et que l’autonomie de l’individu individualisé est un construit social. Ainsi, pour Sébastien Dupont, l’homme naît dans un état de dépendance absolue et cette dépendance, patente dans l’enfance, reste présente à l’âge adulte car l’essence de l’homme est sociale. Reprenant les théories psychanalytiques de l’attachement selon lesquelles l’homme n’acquiert pas son indépendance psychique et affective seul mais dans le lien à des figures d’attachement fiables et permanentes et les conceptions philosophiques notamment phénoménologiques soulignant la place essentielle de la communication et de l’intersubjectivité dans l’expérience humaine, il affirme que

« pour qu’une réflexion sur la solitude soit constructive, il nous faut donc en premier lieu repenser et réaffirmer cette essence sociale de l’homme : c’est par autrui et avec autrui que l’homme advient, existe, se construit, s’épanouit et acquiert éventuellement quelque liberté et quelque autonomie » (Dupont, 2013, p. 132).

Cette affirmation nous permet, dans le chapitre suivant, de souligner la nature sociale des supports du maintien de soi et le caractère à la fois individuel, interactionnel et intersubjectif de la lutte contre la déprise.

1.4 – La question de la solitude en psychanalyse : entre souffrance et maturité psychique, subjectivation et maintien de soi

Pour la psychanalyse, la solitude n’est pas vraiment un concept, le terme est d’ailleurs absent des entrées du dictionnaire de référence de Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis (2007). Elle va pourtant de pair avec la construction de l’individu : le sentiment de solitude est empêchant mais la solitude est créatrice. Ainsi, pour Donald W. Winicott (2012), la solitude est diversement éprouvée selon l’expérience vécue avec la mère. La séparation avec la mère est dominée par l’incorporation de celle-ci dans le psychisme. Cette incorporation est à l’origine du sentiment de sécurité. Ainsi, la solitude n’est pas un concept mais un affect au sens d’André Green (1973). Il est un affect clé du processus d’individuation ou de subjectivation, entre risque d’indifférenciation et risque d’abandon. La psychanalyse, plus que toute autre approche, souligne toute l’ambiguïté de la solitude qui est à la fois un espace d’introspection et de subjectivation et une manifestation névrotique souffrante. Didier Anzieu met à jour ce qu’il nomme les « antinomies de la solitude » (1987). Dans la première, il explique que l’individu n’est jamais vraiment seul car il dialogue avec les étrangers qu’il porte en lui. La solitude caractérise ainsi l’état du lien à l’autre, dans la présence comme dans l’absence. Mais la solitude est aussi un lieu métaphorique de repli autarcique sur soi.

Dans l’approche psychanalytique, la solitude constitue donc à la fois une réalité intérieure et un vécu subjectif changeant en fonction de l’histoire précoce du sujet qui influe sur l’expérience de la solitude entre plénitude, manque et rupture. Ces trois qualifications de l’expérience de la solitude correspondent à l’état toujours mouvant du lien entre le sujet et le monde (Gutton, 2007). La solitude pleine nourrit le sujet et lui permet se construire, le manque est une solitude empêchante où le sujet lutte pour maintenir son rapport au monde alors que la rupture renvoie à une solitude désolante que Philippe Gutton définit comme une double faille de perte de lien à soi (capacité imaginaire propre du sujet) et aux autres (confiance partagée). Dans les solitudes « pleine » et « résistante », l’écart maintenu entre l’intérieur et l’extérieur du sujet – même s’il est source de souffrance – permet l’émergence d’une activité créative et symbolisante, ce que la solitude « désolante » ne permet plus.

Selon Jean-Michel Quinodoz (2014) le manque ne dégrade pas forcément la qualité du lien avec autrui et la solitude « apprivoisée » permet au sujet de nourrir sa construction identitaire. Il s’agit donc, dans la solitude, de trouver une juste mise à distance de l’autre de manière à l’inclure sans intrusion et à l’éloigner sans abandon. Des auteurs classiques du champ psychanalytique se sont interrogés sur l’inégale capacité de sujets à se saisir de la solitude comme espace simultané de souffrance et de plaisir. Ainsi, Donald W. Winicott publie « la capacité d’être seul » en 1958 alors que Mélanie Klein écrit un texte intitulé « se sentir seul » qui sera publié à titre posthume en 1963 (cité par Agostini, 2005. Ces deux auteurs ont deux conceptions bien différentes de la solitude : Donald W. Winnicott valorise le rôle de l’environnement quand Mélanie Klein reste essentiellement centrée sur les fantasmes inconscients et les objets internes. Tous deux, en revanche, enracinent leur conception du vécu de la solitude dans la prime enfance.

Donald W. Winnicott distingue ainsi la capacité d’être seul du moi mature de celle du bébé dont l’immaturité du moi est compensée par le support offert par la mère. L’expérience du bébé seul en présence d’une mère « suffisamment bonne » lui permet de construire une relation au moi et un environnement interne. Le fondement de la capacité d’être seul est donc paradoxal. Pour Donald D. Winnicott « La maturité et la capacité d’être seul impliquent que l’individu a eu la chance, grâce à des soins maternels suffisamment bons, d’édifier sa confiance en un environnement favorable » (cité

par Agostini, 2005, p.71). Mélanie Klein différencie l’isolement-désolation de la solitude qui résulte de la déception universelle liée à la nostalgie d’avoir à jamais perdu le bonheur absolu dispensé par la mère primitive : celui d’être parfaitement compris sans mots et de manière aconflictuelle. Ainsi la tonalité est bien différente entre l’optimisme winnicottien et la souffrance dépressive du processus d’intégration kleinien dont les liens et objets peuvent être fiables mais restent toujours insuffisamment compréhensifs. Les théories de l’attachement (Guedeney et Guedeney, 2002 ; Milkovitch, 2001 ; Pierrehumbert, 2003) ont démontré que la personne qui a pu développer un attachement sécure s’orientera sans trop de difficulté vers le monde extérieur, les relations avec les pairs et les relations sociales. Elle n’éprouve pas de difficulté majeure à la distance relationnelle avec ses figures d’attachement. A l’inverse, un sujet ayant construit un attachement insécure se trouve empêtré dans des rigidités relationnelles avec ses figures d’attachement qui le rendent indisponible au développement harmonieux de relations avec l’extérieur.

Enfin, selon Philippe Gutton (2005), la problématique de la solitude est une affaire de temporalité (pause dans le présent, point entre hier et demain) et non une affaire d’espace ce qui la différencie de l’isolement. Autrement dit, la solitude est du côté de l’exister, l’isolement met en cause l’existant. Ainsi, un sujet isolé peut ne pas être solitaire et inversement.

Bien que notre approche ne soit ni clinique, ni psychanalytique, ces différents apports ont inspiré nos réflexions et participent à l’analyse de la capacité des personnes à la rue à entretenir (notamment sur les réseaux socionumériques) des relations étayantes avec leur entourage, notamment familial (chapitres 6 et 7).