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LA QUESTION DE LA SOLITUDE EN SOCIOLOGIE : UN IMPENSABLE ?

INTRODUCTION : POURQUOI CE TRAVAIL AUTOUR DE LA SOLITUDE ?

2. LA QUESTION DE LA SOLITUDE EN SOCIOLOGIE : UN IMPENSABLE ?

La solitude est un objet peu investi par les sociologues (Van de Velde, 2011). Elle est perçue comme un objet plutôt littéraire ou relevant de la psychologie. Nous notons, en outre, une importante confusion terminologique entre l’isolement (tantôt social, tantôt géographique, tantôt relationnel) et la solitude. Jean-Claude Kaufmann (1994) souligne ainsi le manque de rigueur dont sont empreints les travaux sur l’isolement qui amalgament célibat, ménages composés d’une personne seule, désinsertion sociale et solitude. L’auteur donne une explication en trois points de cette confusion : la diversité des approches et le cloisonnement disciplinaire, la difficulté à objectiver certaines oppositions qui structurent la problématique (isolement positif/négatif, passif/actif) et, en conséquence, le caractère approximatif des définitions. Certaines approches se focalisent par exemple sur la composition des ménages quand l’analyse des réseaux s’intéresse aux formes relationnelles. De plus, la littérature sociologique a tendance à traiter la question de l’isolement à travers des objets locaux : le célibat et les désunions, le vieillissement ou l’exclusion sociale par exemple. Enfin, le sentiment de solitude renverrait, toujours selon Jean-Claude Kaufmann, à une méthodologie particulière basée sur l’histoire personnelle des individus sans, nécessairement, faire de lien avec les contextes sociaux de l’isolement.

2.1 – Construction d’une définition sociologique : distinguer solitude et isolement ?

La tentative de clarification définitionnelle s’est principalement concentrée sur la distinction entre les notions de solitude et d’isolement. La solitude serait alors centrée sur le vécu (éminemment subjectif) de l’individu alors que l’isolement renverrait à une réalité extérieure au sujet (plus objectivable).

Rapidement, les travaux concordent pour dire que la définition et la mesure de l’isolement social et relationnel ne peuvent se fonder uniquement sur des catégories telles que la composition du ménage ou le statut matrimonial. Vivre seul ne signifie pas être isolé ni souffrir de solitude. En ce sens, dans un article traitant de la vie hors couple et de l’importance des réseaux relationnels, Jean-Claude Kaufmann propose une définition de l’isolement ne renvoyant ni au célibat ni à la composition du ménage mais à la pauvreté du réseau relationnel notamment en ce qu’il ne permet pas de mobiliser des liens opératoires. Ainsi « il est indispensable de franchir les frontières du ménage pour mieux saisir l’isolement, en tentant d’évaluer comment sont intégrés les individus dans leurs réseaux de sociabilité » (1994, p.596). Cette définition de l’isolement, heuristiquement féconde, pose des questions méthodologiques majeures car le réseau, mouvant et électif, ne se laisse pas appréhender aussi aisément que les ménages et nécessite la mobilisation d’autres instruments d’observation.

C’est dans cette perspective que la lecture des enquêtes, déjà datées, de l’INSEE est intéressante (Pan Ké Shon, 1999, 2003). Selon l’institut statistique, l’isolement relationnel concerne les personnes qui n’ont qu’un faible nombre de contacts interpersonnels avec autrui. Par convention sont considérées comme « isolés » les individus ayant eu quatre, ou moins, contacts d’ordre privé88 avec des personnes extérieures à leur ménage au cours d’une semaine de référence, quelle que soit la composition du ménage. Ainsi les personnes vivant seules ne sont pas automatiquement considérées comme isolées (Pan Ké Shon, 1999). Selon cette définition, l’isolement touche une personne sur dix en France en 2003 (Pan Ké Shon, 2003). Deux groupes sociaux sont particulièrement vulnérables face à cette réalité : les personnes âgées et les personnes socialement défavorisées en particulier les non-diplômés et les faibles revenus. A l’isolement relationnel peut correspondre un certain mal-être. Les personnes cumulant isolement relationnel et sentiment de solitude sont identifiées comme particulièrement vulnérables sur le plan psychosocial. Toutefois, il est difficile d’appréhender statistiquement ces « états psychologiques ». Ainsi, les enquêtes intègrent des questions subjectives sur les « sentiments d’ennui » et de « solitude ». Les résultats de l’enquête menée par l’INSEE révèlent que cet indicateur de mal-être n’est pas directement corrélé avec une faible fréquence de contacts. Ainsi, les jeunes, alors qu’ils sont très rarement isolés se déclarent plus fréquemment sujets aux sentiments d’ennui et de solitude. De même, les femmes qui ne sont objectivement pas plus isolées que les hommes, ressentent davantage ce type de mal-être. Enfin, si l’enquête de 2003 souligne que l’isolement relationnel dépend pour une grande part des caractéristiques sociodémographiques individuelles, elle tente également d’en appréhender la dimension territoriale89. Toutefois, ce résultat n’est pas interrogé à l’aune des particularités locales, comme la densité du tissu associatif, dont on ignore donc les effets.

Historiquement la sociabilité désignait la capacité à entrer en relation avec autrui. Puis, les historiens et les sociologues ont débarrassé le terme de ses connotations psychologiques pour faire évoluer sa signification vers le simple fait de nouer et entretenir des contacts. Reprenant les

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88 Sont prises en compte les discussions avoisinant une durée de cinq minutes, sont exclues les discussions d’ordre strictement professionnel et de service (avec un médecin par exemple). La fixation du seuil d’isolement à quatre contacts correspond au premier décile : sont considérées comme isolées au niveau relationnel les personnes ayant eu deux fois moins de contacts que la majorité de la population (Pan Ké Shon, 1999, 2003).

Les discussions concernent les rencontres en face à face, puis les discussions téléphoniques dans les enquêtes les plus récentes, pendant lesquelles les personnes échangent sur des sujets non liés au travail (famille, actualité, voyage). La limite entre l’échange professionnel et privé est, bien sûr, difficile à établir mais la discussion revêt un caractère personnel et nécessite un certain degré d’engagement (plus, par exemple, qu’un simple échange de salutations) (Héran, 1988). 89 L’enquête effectue notamment une estimation du nombre d’isolés par quartier d’habitation à partir des caractéristiques sociodémographiques et socioéconomiques individuelles.

conceptions anglo-saxonnes du primat des liens, du réseau, des interactions sur les caractéristiques individuelles, la sociabilité est progressivement considérée comme une richesse sociale (capital social). Mais les recherches françaises, notamment statistiques, continuent à travailler sur la répartition des pratiques de sociabilité en fonction des attributs (sociodémographiques et socioéconomiques) individuels. Toutefois, en combinant les deux, il devient possible de définir la sociabilité comme une disposition socialement constituée à établir des liens sociaux (Héran, 1988).

Reprenant l’article, devenu classique, de Mark Granovetter (1973), Jean-Claude Kaufmann souligne l’importance des liens faibles. En effet, si les liens forts (issus de réseaux réduits, stables, fermés et denses, typiquement la famille) génèrent de la cohésion, ils produisent également de la rigidité pouvant provoquer de la désinsertion alors que les liens faibles (tissés dans des réseaux larges, ouverts et fluctuants), « apparemment moins intégrateurs, permettent d’atténuer les effets de crise, grâce à leur souplesse et leur adaptabilité » (Kaufmann, 1994, p.598). Ainsi, les liens faibles, plus opératoires, constituent un capital social plus productif alors que le soutien familial agit de façon duale. S’il permet de conjurer l’exclusion et l’isolement radical, il provoque un affaiblissement de la capacité d’autonomie (p.603) par un phénomène d’enfermement-isolement. Or, les travaux sociologiques de l’époque (Héran, 1988 ; Martin, 1993) montrent que plus le niveau social est élevé, plus la sociabilité est large et diversifiée et, qu’à l’inverse, plus on s’approche du monde ouvrier, plus le réseau est localisé, réduit, à dominante familiale. Fixée sur des cercles holistiques, l’intégration est menacée par la fragilisation de la famille ou du travail. Le « risque solitude » (Martin, 1993) et la désaffiliation comme glissement vers l’isolement-exclusion, deviennent des risques majeurs que Robert Castel nomme insécurité sociale (Castel, 1991, 1995, 2003).

Après cette tentative de clarification terminologique, Jean-Claude Kaufmann revient sur l’ambivalence de la solitude en montrant combien le positif et le négatif sont liés car si l’isolement peut être facteur d’exclusion, il est aussi facteur d’individuation. Convoquant la figure de l’artiste, il présente la solitude volontaire comme un facteur d’enrichissement du monde intérieur et un moteur de la créativité avant d’affirmer que

« ce qui vaut pour les artistes peut être élargi à l’ensemble de la société : la rupture d’un lien s’opère en général sur la base de la vision d’un soi différent, de la production subjective et créatrice d’une nouvelle identité. La performance sociale n’est donc pas seulement déterminée par le volume du capital relationnel ; elle est aussi définie par le pouvoir d’intériorisation »

(Kaufmann, 1994, p.613).

Pour Norbert Elias (1991), l’individualisation des sociétés se situe au croisement de deux processus paradoxaux. La fragilisation des groupes holistiques accroît les risques de désinsertion mais permet parallèlement l’approfondissement des intériorités. La « solitude positive » est une solitude reliée à une multitude de liens forts et faibles, présents et virtuels, concrets et symboliques.

Ainsi, en tentant de comprendre l’absence de corrélation relevée entre l’isolement et le sentiment de solitude, Jean-Claude Kaufmann (1995) pose les bases d’une définition sociologique de la solitude. Dans un premier temps, il distingue la solitude de l’isolement, réalité objectivable, pourtant difficile à définir notamment parce que cela suppose de prendre en compte un ensemble d’éléments extra résidentiels y compris, et cela semble méthodologiquement et empiriquement le plus délicat, la capacité d’intériorisation qui permet de produire du lien symbolique. Puis, il propose de réserver « l’emploi de « solitude » au seul sentiment de solitude, et plus précisément à la perception négative de la solitude, l’absence douloureuse de liens, pouvant déboucher sur des pathologies » (Kaufmann, 1995, p.125).

2.2 – Dimensions interactionnistes de la solitude : représentations sociales et rapport à la norme

Une approche scientifique de la solitude nécessiterait donc dans un premier temps de distinguer l’isolement qui correspondrait à une faiblesse (restant à définir) de l’inscription relationnelle, de la solitude comme sentiment éprouvé pouvant se traduire en pathologie (souffrance psychique). Si l’un est le terreau de l’autre, les enquêtes ont montré que les deux expériences ne se superposaient pas. Nous retenons deux idées principales : la difficulté de quantifier la solitude car le manque quantitatif de relations sociales est généralement associé à une pénurie de qualité de ces échanges et l’impossibilité de parler de « solitudes » au singulier. Cela nous amène à souligner l’importance des dimensions interactionnistes de la solitude : elle se construit et se vit dans le rapport à la norme et à des représentations sociales dominantes (essentiellement négative comme nous l’avons présenté en début de chapitre).

En effet, le sentiment personnel de solitude prend racine dans les représentations sociales majoritairement dépréciatives de la solitude. Plus la société souligne l’évidence du besoin de liens plus le sentiment de solitude augmente, plus la stigmatisation est forte, plus la souffrance du solitaire est difficile à supporter et à avouer. Le sentiment de solitude dépend donc de la manière dont l’individu définit sa propre situation mais aussi de la façon dont il se sent jugé par le regard des autres. Ceci conduit les personnes concernées par la situation d’isolement à produire des contre stéréotypes et de nouvelles figures d’identification (Kaufmann, 1995, p.126). Ceci permet de comprendre certains résultats paradoxaux comme le fait que les femmes célibataires ne se sentent pas plus isolées que les femmes en couple, par exemple (Hannoun, 1991). La solitude conjugale est ainsi un paradoxe éclairant. Le couple est une réalité complexe, à la fois holistique et conjugaison de deux espaces personnels, au sein de laquelle les deux partenaires construisent un système d’échanges. La solitude conjugale, majoritairement ressentie par les femmes, adviendrait d’un déséquilibre dans ce système, d’une inadéquation entre les attentes de chacun et l’investissement des partenaires dans le couple :

« La solitude conjugale est particulièrement marquée lorsque la forme conjugale est holistique, lorsque le couple représente pour la femme l’essentiel de sa définition identitaire. Quand, au contraire, la forme est plus fédérative, fondée sur une autonomie plus grande des deux partenaires, la distance (pourtant souvent objectivement plus grande) est moins représentée comme un manque » (Kaufmann, 1995, p.131).

Ce détour par la question de la solitude conjugale nous éclaire sur les rapports entre sentiment de solitude et situation d’isolement. En effet, quantifier les liens ne suffit pas. Il faut, en outre, évaluer l’intensité avec laquelle ceux-ci sont vécus, perspective méthodologiquement délicate. Cela nécessite d’affiner les instruments de l’observation et de l’identification de l’isolement social (conjugaison d’une pluralité d’indicateurs dépassant le cadre de la composition du ménage) pour se rapprocher des expressions du sentiment de solitude (jusqu’ici réservées au champ de la psychologie clinique) et interroger la qualité des liens telle qu’elle est vécue. Plus encore, il faudrait prendre en compte le fait que le lien social peut être investi de façon symbolique et porter sur des substituts (divinités, vedettes artistiques) quand ces derniers construisent « suffisamment d’effet de réalité dans le monde rêvé pour que le sentiment de solitude soit contenu » (Kaufmann, 1995, p.129).

Chacun procède donc à une évaluation qualitative de ses relations sociales au regard d’attentes particulières. Cette appréciation n’a donc finalement que peu à voir avec l’importance du capital de relations. Les relations qui n’atteignent pas le degré d’intimité espéré ou, au contraire, celles qui créent une situation de dépendance à l’égard de liens forts bloquant l’expression des individualités et

interdisant le développement de projets autonomes (Martin, 1992) créent la même insatisfaction pouvant conduire à un sentiment de solitude. Il apparaît alors essentiel de souligner les inégales capacités (socialement distribuées) des individus à jouer avec les normes pour lutter contre la stigmatisation et la dépréciation de soi.

2.3 – La solitude comme déni de reconnaissance

La solitude peut être appréhendée comme la face cachée du lien social dont les multiples formes proposées par Serge Paugam (2008, 2014) pourraient constituer une grille de lecture. Il existerait deux dimensions fondamentales du lien social (la protection et la reconnaissance) et quatre catégories de liens (les liens de filiation, les liens de participation élective, les liens de participation organique et les liens de citoyenneté). La solitude serait alors un déficit de protection et/ou de reconnaissance dans ces diverses catégories de liens. Cette proposition permet d’apprécier la diversité potentielle des significations attribuées au sentiment de solitude par les individus qui en font l’expérience : sentiment de ne pas être compris, aimé, désiré (déni de reconnaissance), sentiment d’être sans ressources et sans recours (déficit de protection). Serge Paugam (2014) insiste sur le risque de cumulativité des ruptures de liens accentuant le risque de disqualification sociale (2009) réinterprétée à travers quatre modalités d’intégration : l’intégration assurée, fragilisée, compensée (par le bricolage d’attaches hors des cadres normatifs), marginalisée (correspondant à des situations de survie dans lesquelles la personne se trouve dans la nécessité paradoxale de trouver sa place dans un monde dont elle est exclue).

Privées de cadres d’interaction, les personnes isolées perdent leur importance sociale et leur consistance et témoignent largement d’un sentiment d’ennui et d’inutilité. L’ennui génère alors de l’angoisse : angoisse du temps vide qui passe, angoisse de la confrontation aux pensées négatives que la dynamique de l’action met habituellement à distance. Au cours de notre travail de terrain, les personnes rencontrées témoignent d’un travail permanent pour « remplir le vide » et « ne pas penser ». La solitude comporte également une dimension physique, corporelle et sensorielle. L’homme est au monde par son corps. Ainsi, perdre le toucher des autres c’est aussi, parfois, perdre le contact avec le monde car le sens tactile remplit une fonction anthropologique de contenant et de restauration de soi en situation de souffrance (Le Breton, 2003).