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DES HYPOTHESES EN GUISE DE CONCLUSION

L’errance est donc une expérience intime et sociale, individuelle et collective, de l’extrême précarité vécue entre rue et assistance marquée par une fragilisation du soi et une altération de la capacité à se projeter. Elle est traversée par un certain nombre d’épreuves rassemblées dans une lutte constante pour le maintien de soi, contre la désolation (solitude totale affectant le sujet dans ses capacités fondamentales, sa possibilité d’être au monde et le sentiment qu’il a de lui-même). Dans cette perspective la solitude est tout à la fois un risque et une ressource dans le processus d’individuation et de subjectivation. Le solitude comporte trois dimensions : l’intimité, l’isolement relationnel (sociabilités insatisfaisantes) et le déficit de protection (précarité). Chacune de ces dimensions est ambivalente et peut conduire à des expériences contrastées entre plénitude, manque et rupture (Gutton, 2007).

Le maintien de soi (comme préoccupation immédiate – temporalité quotidienne – et horizon de soi – temporalité biographique) est une lutte qui n’exclut pas la recherche de plaisir et l’expérience de la dérive n’est pas exempte de petites et de grandes joies qui participent à la coloration du quotidien et au maintien des capacités. Cette lutte s’actualise dans l’ensemble des pratiques quotidiennes, entre créativité et routinisation, dont les pratiques numériques. Les pratiques constituent alors un support ambivalent : tantôt habilitant, tantôt disqualifiant. Cette perspective doit permettre de penser conjointement la rationalité et la détermination, la contrainte et la liberté en situation de domination sociale, la tension paradoxale entre liberté et enfermement, entre autonomie et dépendance.

Le maintien de soi se travaille à travers la recherche de plaisir, de continuité biographique, de sécurité ontologique, d’estime (sociale) et de reconnaissance conférant dignité (rapport à soi intersubjectivement constitué). Il nécessite l’existence et la mobilisation d’un certain nombre de supports internes et externes, plus ou moins valorisants et avouables en fonction de leur degré de légitimité. Les difficultés éprouvées par le sujet dans cette lutte entraînent des sentiments de culpabilité et un affaiblissement du soi qui participent à l’intériorisation des phénomènes de domination. A travers la mise en place d’une démarche ethnographique en immersion, l’objet de la thèse se construit en cheminant : il concerne, en définitive, les pratiques numériques en tant que modalités pratiques du maintien de soi. En effet, le numérique offre un ensemble varié d’objets à manipuler (smartphones, tablettes, ordinateurs portables) et d’espaces à habiter.

Maintien de soi

Deux pôles Deux temporalités Six dimensions

L’affranchissement La déprise

Le quotidien Intégrité physique

Liberté de choisir et d’agir

La biographie

Inscription sociale Estime (sociale) de soi Sécurité ontologique

Continuité et cohérence biographiques

Figure 2 : Pôles, temporalités et dimensions du maintien de soi

Notre hypothèse générale est donc la suivante : les pratiques numériques jouent une fonction support pour faire face aux épreuves de la rue et lutter contre la déprise, l’épuisement et la désolation (Breviglieri, 2002, 2010 ; Caradec, 2004, 2007 ; Gutton, 2005, 2007 ; Martuccelli, 2002, 2006). Dans cette lutte pour le maintien de soi, la solitude constitue à la fois une ressource et un risque.

Cette hypothèse générale se décline en plusieurs hypothèses de travail que l’analyse des données nous permettra d’explorer. Il ne s’agit pas simplement de les confirmer ou de les infirmer. En effet, procédant, dans le cadre de la démarche inductive, d’une première analyse des données empiriques, ces hypothèses sont davantage des pistes d’interprétation que des hypothèses de recherche. Elles sont, dans ce document, formulées avant que ne soient présentées les données de terrain (chapitre 6). La logique de l’exposé diffère ainsi de la logique de recherche dans laquelle le terrain est fondateur. Ces pistes d’interprétation vont alors être approfondies, renforcées ou nuancées.

Ces hypothèses de travail sont les suivantes :

- Dans l’expérience de l’errance, les objets numériques peuvent être mobilisés pour organiser et aménager le quotidien : gestion de la survie et de ses impératifs (appels au 115, interactions avec l’aide sociale), lien avec les différents cercles de sociabilités (de la rue et hors la rue), aménagement de l’intimité (se retirer dans son monde ou repousser les indésirables) et aménagement de la solitude (occuper le temps vacant).

- Les objets numériques s’insèrent dans l’espace des objets personnalisés (Bergier, 2000) et participent à la production de routines visant la sécurité ontologique. Ils sont, en outre, des objets dans lesquels les personnes inscrivent une partie de leur mémoire et de leurs appartenances sociales.

- Les espaces numériques investis, quant à eux, permettent d’accéder à un horizon (de temporalités, de lieux et de liens105) plus ouvert (que celui de la rue) dans lequel la personne travaille son unité biographique entre événement et banalité, souffrance et plaisir.

- Les espaces numériques d’expression de soi, à la fois lieu de mémoire et terrain d’expérimentation, peuvent constituer un espace privilégié de la production narrative de soi, dans la recherche de cohérence et de cohésion biographique. Ils permettent de travailler à la production d’une « identité numérique » qui soit à la fois satisfaisante pour soi, pour autrui et en cohérence avec le quotidien vécu (sans quoi on ne peut échapper à l’(auto)réification – Granjon, 2012) notamment par la conservation et mise en cohérence des traces de l’histoire vécue.

Ces différentes hypothèses laissent ouvertes la possibilité d’appréhender la créativité et la contrainte à l’œuvre dans les pratiques.

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105 « Les réseaux sociaux conservent (les liens faibles) en mémoire, ce qui permet de prolonger beaucoup plus longtemps l’idée qu’ils sont potentiellement disponibles pour être activés. » (Cardon et Smoreda, 2014, pp.175-176).

Chapitre 5 – Une recherche ethnographique

« Entrer dans la réalité profonde du monde est infiniment dangereux. Il s’y mêle l’horreur et la merveille et toujours nous demeurons suspendus entre les deux »

(Jacques Masui)

« Une théorie sociologique qui ne se présente pas à l’inspection comme un chantier empirique reste une théorie métaphysique »

(Jean-Claude Passeron)