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UN CHAMP DE RECHERCHE ECLATE

INTRODUCTION : POURQUOI CE TRAVAIL AUTOUR DE LA SOLITUDE ?

3. UN CHAMP DE RECHERCHE ECLATE

A cette pluralité des entrées disciplinaires, que nous venons d’explorer rapidement, s’ajoute une pluralité des objets. En effet, la solitude apparaît comme une dimension travaillée parmi d’autres dans des travaux sur le travail, la famille, le couple, le vieillissement, l’exclusion. Les occurrences les plus nombreuses du terme solitude se trouvent dans le champ de la santé et notamment de la santé mentale dont nous n’avons pas retenu les travaux sauf lorsque ceux-ci comportaient une dimension sociale spécifique. La lecture de ces travaux, a priori fort éloignés de notre objet, a contribué à définir notre problématique. La notion d’isolement en contexte professionnel, par exemple, désigne la difficulté à entrer en contact avec quelqu’un pouvant porter assistance. L’isolement (physique et relationnel) est donc toujours subjectivement interprété par les personnes concernées qui produisent une évaluation de leur capacité à gérer la situation. Ainsi, le soutien doit-il être appréhendé de manière dynamique comme la relation entre une offre et une attente (Ladreyt, Lhuilier, Marc et Favaro, 2014).

3.1 – Solitude et cycles de vie : jeunesses et vieillesses en solitude

Différents sociologues ont mené des travaux sur les formes expérientielles de la solitude à différents âges de la vie : ainsi, les solitudes du « devenir adulte » (Van de Velde, 2008) comme celles du « devenir vieux » (Campéon, 2010).

Chez les plus jeunes, qui sont, d’après plusieurs enquêtes, parmi les plus touchés par le sentiment de solitude malgré un isolement objectivable moindre (Pan Ké Shon, 2003), la solitude relève de la pression liée à la nécessité de se construire une vie autonome.

« Parce que la jeunesse est considérée comme l’âge du « placement » (Van de Velde, 2008), celle de la socialisation au rôle d’adulte, elle ouvre aussi des espaces d’incertitude sur la nature et l’orientation des rôles à construire. En ce sens, ce devenir adulte ouvre la voie au flottement identitaire, un flottement exacerbé en période de crise et de chômage structurel. Devant le vertige des (im)possibles, la solitude s’infiltre alors dans les creux de la vie quotidienne et peut même, dans certaines circonstances, devenir une condition chronique qui fait durablement obstacle à toute possibilité de reconstruction (Dupont et Lachance, 2007 ; Rothé, 2013). En règle générale cependant, elle demeure un épisode passager, propice à la mobilisation de soi et qui se résorbe d’elle-même une fois les reformulations identitaires et les choix stratégiques d’existence effectués » (Campéon, 2015, p.24).

Ainsi la solitude est une expérience normale de la jeunesse comme période de transition, de subjectivation et d’autonomisation. Cette expérience occasionne chez certains une intense souffrance, empêchant l’intégration et occasionnant repli sur soi et déliaison. On trouve, dans le champ de la psychanalyse, beaucoup de travaux sur les solitudes souffrantes (désolantes) de l’adolescence et les échecs de l’autonomisation (sociale et psychique) (Gutton, 2007). Pour d’autres jeunes, l’aménagement de la solitude par la mise en place de stratégies d’adaptation plus ou moins formelles en fait un vécu normal de l’adolescence participant de l’accroissement de l’autonomie individuelle et de la construction identitaire. Ce sont précisément ces micro-pratiques d’adaptation qui nous intéressent dans le cadre de cette recherche

Tout comme les plus jeunes, les personnes âgées sont particulièrement exposées à l’expérience de la solitude notamment à l’occasion de certaines transitions biographiques telles que la fin de la vie professionnelle, le veuvage ou l’entrée en institution (Campéon, 2010). La question de la solitude est donc très prégnante dans le champ de la gérontologie. En effet, les personnes âgées sont particulièrement vulnérables face à la solitude, comme l’a tragiquement révélé l’épisode caniculaire de l’été 2003, notamment parce que l’isolement relationnel se conjugue souvent avec la précarité économique, notamment chez les femmes (Caradec, 2004). Confrontées à la fragilisation des liens de filiation ou de participation élective et précarisées par leurs conditions socio-économiques, certaines personnes âgées se retrouvent en déficit de protection et de reconnaissance (Paugam, 2014). Pour certains sociologues, le drame de la vieillesse réside moins dans l’érosion des capacités physiques que dans l’effritement progressif des liens sociaux qui provoque l’esseulement (Memmi, 1979 ; Elias, 1988)

Arnaud Campéon (2010) montre que les expériences de la solitude nécessitent chez les personnes âgées un travail identitaire et d’aménagement des routines pour « tenir » et lutter contre l’ennui générateur d’angoisses quand la solitude s’infiltre dans le quotidien, ses lieux et ses temporalités. En effet, l’ennui est d’autant plus insupportable qu’il est l’unique reflet de soi. Le défaut de regard extérieur et de contact physique prive les personnes de la reconnaissance sociale (Honneth, 2013) qui leur confère confiance et estime de soi. Quand la personne ne parvient plus à lutter contre le

vide, le processus de déprise ultime conduit au désintérêt et à l’abandon de soi et, parfois, au suicide (Campéon, 2012). Mais le caractère négatif de l’expérience de la solitude n’est pas inéluctable. Ainsi, Arnaud Campéon observe, chez les femmes âgées précarisées qu’il rencontre (Campéon, 2015) des micro-stratégies de sécurisation sociale et identitaire faisant appel à des compétences et des pratiques pour « se tenir » (Martuccelli, 2002). Ces tactiques de maintien de soi visent à remplir le vide pour lutter contre l’angoisse existentielle et à habiter sa solitude en familiarisant sa présence au monde. Il peut s’agir de perpétuer des activités en rapport avec la trajectoire et les rôles passés (les activités domestiques par exemple), ou de remplir le silence des lieux de vie en allumant les médias domestiques (radio, télévision), ou de converser avec ses animaux de compagnie voire avec soi-même quand le son de sa propre voix devient le seul écho de sa propre existence, ou encore de mettre en place des routines qui crée un monde familier sécurisant (Bouisson, 2007). La routinisation fonde la sécurité ontologique.

Ainsi la solitude est apprivoisée (Quinodoz, 2014 ; Doucet, 2007) et, à défaut d’être compensée, elle est parfois recherchée. La sensation de plénitude qu’elle procure alors témoigne d’une résilience acquise et d’une confiance en soi édifiée. Chez Arnaud Campéon (2015), la solitude devient une douce compagne pour les femmes dont l’identité est suffisamment forte pour être autoréférentielle. Cette expérience positive de la solitude se retrouve chez celles dont les parcours de vie sont plus individualisés. Les séparations (parce qu’elles ont connu un divorce ou un veuvage précoce par exemple) les conduisent à construire des référents identitaires propres. Cela nécessite, en outre, des ressources intellectuelles, morales et spirituelles qui donnent du sens à l’existence. En effet, la « solitude habitée » est le signe d’une identité pour soi renforcée (Schurmans, 2003).

Mais l’assemblage des gestes routiniers ne suffit pas toujours. Pour celles qui n’ont pas ces compétences et ces ressources leur permettant d’habiter leur solitude, l’inaction volontaire s’installe avec l’ennui et l’extinction du désir comme une forme lente et progressive de renoncement. Cette posture de retrait les éloigne bien souvent des dispositifs d’aide (Campéon, 2015).

Cette microsociologie de la solitude, étudiée dans son aspect le plus quotidien à travers les aménagements qu’elle implique au niveau des usages (pratiques inscrites dans des routines) et de l’identité nous semble particulièrement intéressante dans notre projet d’ethnographie des pratiques numériques des personnes en errance. Les travaux rapidement présentés (Caradec, 2004 ; Campéon, 2010, 2015) montrent bien l’importance de la télévision et de la radio dans ces tactiques d’aménagement de la solitude. C’est dans cette perspective que nous proposons d’appréhender les pratiques numériques. La musique par exemple, souvent écoutée sur le téléphone portable, avec ou sans écouteurs, est à la fois une manière de lutter contre la solitude angoissante en meublant le silence et une manière de rechercher la solitude garante d’intimité dans les accueils collectifs forçant la promiscuité.

3.2 – Errances et solitudes

L’exclusion, dont l’interprétation courante suppose l’existence d’une frontière séparant un dedans et dehors, est ainsi un concept ambigu et insatisfaisant dont certains auteurs plaident pour l’abandon. « Pour usitée qu’elle soit, cette image du bannissement (l’exclusion hors du corps social) est manifestement fausse, comme est fallacieuse l’expression « exclusion sociale ». Car s’il y une chose dont ne peut être exclu, c’est bien la société » (Guigni et Hunyadi, 2003, p.5). L’exclusion ne

serait donc pas sociale mais intrasociale dans la mesure où elle se réfère toujours à une sphère spécifique (le travail salarié ou le logement, par exemple) et où un individu exclu de l’une de ces sphères aura d’autres appartenances sociales. Pourtant, la pertinence de la notion d’exclusion est réactualisée par la formulation de la question en termes de participation aux sphères dominantes de la vie socio-économique, politique et culturelle.

Les phénomènes d’errance et de sans-abrisme, sont parfois décrits comme des phénomènes de « désocialisation » comme si ces personnes « sans » (emploi, logement) étaient progressivement amenées à vivre en dehors du social alors qu’elles ne survivent paradoxalement que par leur appartenance (marginalisée) au social : grâce aux aides sociales et caritatives, par la pratique de la mendicité et de la récupération des invendus. Le paradigme de la « désocialisation » construit une altérité radicale fondée sur une approche entièrement négative où la vie se décline tout en carence. La conceptualisation de la « grande désocialisation » fait des « clochards » des « fous de l’exclusion », dépourvus d’identité dont l’expérience n’a plus de consistance (Declerck, 2001). Cette pathologisation des phénomènes de marginalisation empêche de penser les comportements conscients d’adaptation aux règles et aux normes (Gardella, 2003). Les approches sociologiques menées, à la suite d’Alexandre Vexliard (1957) en terme de processus, tentent de sortir de cette impasse des approches en terme d’exclusion et de désocialisation. Elles ont donné suite à un ensemble de travaux sur les pratiques de survie, les pratiques de socialisation marginalisée et les usages des services d’aide appréhendées comme autant de bricolages ordonnant une « carrière de survie » (Pichon, 2007). Pour Julien Damon (2002) la solitude « désocialisante » est un double mouvement de déconstruction et reconstruction progressive du lien social, à l’action alternée de se lier et de se délier, activement ou passivement, à des cercles d’inclusion concentriques qui vont du centre à la marge. Ceci souligne la nécessité de développer une approche des pratiques bricolées de l’individu tacticien produisant un travail constant de combinaison des trois registres de l’expérience (Dubet, 1994) dont l’étude de la rationalité limitée ne doit pas tomber dans les pièges de l’aliénation radicale ou de l’idéalisation de capacités individuelles non aliénées au social (chapitre 1).

Une fois rappelée l’appartenance au social des personnes à la rue alors même qu’elles constituent dans l’imaginaire commun l’archétype de l’individu isolé, notons qu’il n’existe paradoxalement que très peu de travaux traitant de l’expérience de la solitude des personnes à la rue. Bien que cette question apparaisse régulièrement (particulièrement dans les travaux du champ de la santé mentale notamment au Québec), elle n’est que rarement posée telle quelle. Les personnes en errance font pourtant l’expérience objectivable d’un déni de protection (Paugam, 2014) et de reconnaissance.

Dans le seul chapitre que nous avons trouvé traitant explicitement de cette question (Roy et Duchesne, 2000), les auteurs soulignent que le sens commun associe vivre seul, solitude et isolement posant alors la question suivante : comment cette réalité se conjugue-t-elle avec l’errance ? Leur questionnement est alors double et concerne tout à la fois le vécu des personnes en errance et les représentations sociales de la vie à la rue : « l’association entre itinérance, vie solitaire et isolement social irait de soi » (p.241). Cette association de notions floues est alternativement convoquée comme problème, caractéristique, explication ou conséquence de la vie à la rue. Alors que les représentations dominantes insistent sur le manque et la privation (rhétorique de l’absence et du vide), l’errance n’est ici considérée ni comme un problème social, ni comme une caractéristique d’individus marqués par la désaffiliation et la désinsertion mais comme un mode de vie dont la solitude est une dimension. Les

résultats rapidement présentés ici sont issus d’une enquête menée par entretiens auprès de quatorze hommes vivant seuls, âgés de 27 à 61 ans, ne vivant pas strictement dans la rue mais dont la trajectoire est marquée par la précarité (résidentielle mais pas seulement), rencontrés dans un accueil de jour.

A travers le croisement des récits individuels, trois modèles sont repérés (Roy et Duchesne, 2000, p.243 et suivantes) :

- la solitude honnie. Les hommes entrant dans ce modèle fuient la vie en solitaire à tout prix et préfèrent n’importe quel autre arrangement. Ainsi, ils préfèreront la vie en refuge malgré les contraintes institutionnelles et le renoncement à l’intimité que cela implique afin de nouer un minimum de relations socio-affectives mêmes précaires et peu investies. Les contraintes institutionnelles sont mêmes positivement vécues car elles procurent des relations étayantes et la régularité apporte une certaine sécurité tout en permettant de lutter contre l’ennui.

- la solitude appréciée. Les hommes entrant dans ce modèle apprécient le mode de vie solitaire car il offre un lieu à soi tant physique que psychique qui permet de mettre à distance le passé institutionnel et de recouvrer dignité et liberté. Ils n'expriment pas de sentiment de solitude souffrante ni d’ennui90.

- la solitude conséquence. La solitude résulte, pour les hommes entrant dans ce modèle, de comportements sociaux problématiques au premier rang desquels l’alcoolisme.

Cette étude permet de briser l’image homogène de la vie itinérante et des représentations sociales évoqués plus haut qui associent errance et isolement réduisant la solitude à sa seule perception négative. Les auteurs insistent bien sur le fait qu’à ces trois figures typiques correspondent une multiplicité de situations et de possibilités à la fois émotives et subjectives. Les modèles généraux pourraient être enrichis pour appréhender la complexité de l’expérience vécue de la solitude. Pour cela, il faudrait décorréler le vécu de la situation résidentielle de la personne qui ne semble pas constituer la bonne entrée pour appréhender les pratiques tout d’abord parce que la situation résidentielle des personnes rencontrées lors de notre enquête de terrain est trop fluctuante mais aussi parce qu’elle n’apparaît pas déterminante dans la construction des pratiques numériques.