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pratiques numériques

2. ANTHROPOLOGIE DU FAIRE

2.1 – Pierre Bourdieu, penseur de la pratique

Les questionnements sur le fonctionnement de la pratique et les modalités de l’activité traversent l’ensemble de l’œuvre de Pierre Bourdieu. Il projette la fondation d’une anthropologie de la pratique, qu’il nomme au départ « praxéologie », dépassant les limites perçues dans le structuralisme et les philosophies du sujet (courants objectiviste et phénoménologique).

2.1.1 – L’habitus, une théorie de la pratique ?

La théorie de l’habitus vise à fonder une science des pratiques échappant à l’alternative du finalisme et du mécanisme (Bourdieu, 1984). L’habitus désigne ainsi un stock d’expériences sociales sédimentées générateur de pratiques. Pierre Bourdieu en a donné quantité de définitions selon les usages qu’il en a fait. La citation suivante en propose sans doute la définition la plus complète :

« Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme des structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement ‘réglées’ et ‘régulières’ sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre » (Bourdieu, 1980, p.89).

Bourdieu cherche ainsi à rendre compte des « relations dialectiques entre ces structures objectives et les dispositions structurées dans lesquelles elles s’actualisent et qui tendent à les reproduire » (Bourdieu, 2000, p.235).

La théorie de l’habitus permet d’analyser la conversion de ce « dépôt des expériences passées » en « disposition pour l’avenir ». L’habitus traduit à la fois une « capacité organisatrice », un « état habituel », une « manière d’être », une « prédisposition » et une « tendance » (Héran, 1987) soit tout ce qui permet le passage du passif à l’actif dans un processus continu. Désireux d’échapper à un déterminisme primaire, Pierre Bourdieu cherche à comprendre comment des conduites peuvent être réglées sans être le produit de l’obéissance à des règles. Ainsi, « l’habitus entretient avec le monde social dont il est le produit une véritable complicité ontologique, principe d’une connaissance sans conscience, d’une intentionnalité sans intention et d’une maîtrise pratique des régularités du monde qui permet d’en devancer l’avenir sans avoir besoin de la poser comme tel » (Bourdieu cité par Costey, 2004, p.17)

Ensuite, la logique pratique fondée par Bourdieu s’appuie sur un sens du jeu qui fait des « natifs » d’un champ, ceux qui disposent d’un habitus adapté au monde dans lequel ils évoluent (coïncidence des structures objectives et subjectives), d’habiles tacticiens. Parce qu’ils possèdent la science pratique d’un monde, ils n’ont pas besoin d’établir des stratégies ou de recourir à l’intention dans la mesure où leurs actions sont adaptées au jeu auquel ils prennent part (Costey, 2004, p.18). La maitrise pratique des règles du jeu social s’opère largement de manière non-consciente. « Cette méconnaissance des principes qui guident nos actions, au fondement de tout engagement et de tout investissement, est responsable de ce sentiment d’évidence qui berce l’expérience native du monde » (Costey, 2004, p.19)66.

« Enfin, la théorie bourdieusienne de la pratique fonde des stratégies d’un genre nouveau qui extérieurement ont toutes les apparences de la poursuite intéressée d’un but, alors qu’elles sont le résultat d’une succession de coups justes, œuvres du sens pratique. Sans faire de la stratégie

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Parce que nous évoluons dans un univers qui, pour Bourdieu, est dans la plupart des cas celui qui nous a vus naître, nous ignorons les principes et les règles qui en régissent le fonctionnement. L’expérience « doxique » du monde est un fond d’évidences partagées par tous qui assure, dans les limites d’un univers social, un consensus primordial qui rend possibles la confrontation, le dialogue, voire le conflit (Bourdieu, 1997).

le « produit d’un programme inconscient » ni le « résultat d’un calcul conscient et rationnel », Bourdieu la présente comme « une invention permanente, indispensable pour s’adapter à des situations indéfiniment variées », le « produit du sens pratique comme sens du jeu ». Elle n’est ni inconsciente ni conscient. » (Costey, 2004, p.19).

2.1.2 – Critique de la notion d’habitus

D’après François Héran, en tant que médiation entre la puissance et l’acte, l’habitus constitue un fait anthropologique majeur dont il reconnaît la nécessité, mais qui reste en soi inexpliqué. L’habitus en tant que « schème de commutation » demeure ainsi « aussi explicatif qu’inexplicable » (Héran, 1984, p.395). Cette théorie a donc fait l’objet de vives critiques, notamment de la part de Raymond Boudon qui voit dans l’habitus une « boîte noire » sur laquelle repose entièrement la théorie de Bourdieu (cité par Héran, 1984).

Pourtant, d’après Paul Costey (2004), des pistes de clarification existent et François Héran (1984) par exemple, en cherchant le moteur même du passage du passif à l’actif, ébauche le travail que Pierre Bourdieu n’a pas accompli. Il convoque Maurice Merleau-Ponty pour penser « la mise en branle spontanée des habitus corporels » et la médiation assurée par le corps dans le processus « d’intériorisation de l’extériorité et d’extériorisation de l’intériorité » (« déposition et activation des expériences passées ») évitant ainsi de substantialiser l’habitus (Costey, 2004, p.22).

Enfin, l’emploi que Pierre Bourdieu fait de la notion de « stratégie » semble délicat. Active, consciente et intentionnelle dans le sens commun, cette notion est dans la sociologie bourdieusienne, passive et non-consciente et prend la forme ambiguë d’une « stratégie inconsciente ». Jon Elster (1983) dénonce alors ironiquement le fait que Pierre Bourdieu tente manifestement d’intégrer à la stratégie ce que la notion ne peut pas contenir alors que même que d’autres auteurs proposent une distinction conceptuelle heuristiquement féconde entre stratégie et tactique. Michel de Certeau propose une anthropologie du faire, résolument anti-déterministe, bien éloignée des conceptions bourdieusiennes sur l’habitus.

2.2 – Michel de Certeau : la réhabilitation des pratiques ordinaires 2.2.1 – D’une anthropologie du croire à une anthropologie du faire

Au début des années 1970, dans un contexte marqué par les événements de 1968 et la remise en cause radicale de l’unidimensionnalité du pouvoir par lesquels il se dit lui-même profondément marqué, Michel de Certeau entreprend un large travail sur la culture ordinaire à travers l’étude des pratiques quotidiennes, source d’invention et espace de micro-libertés. Ce qu’il cherche à percevoir c’est la créativité à l’œuvre dans les opérations des usagers, nouvel espace d’imagination et d’émancipation. Dans cette perspective, l’œuvre de Michel de Certeau s’inscrit dans une problématique de la résistance culturelle et politique. Selon Luce Giard, c’est la création de l’individu comme sujet autonome qui est interrogée à travers la production quotidienne de la culture (Giard, 1990). Il s’agit de sortir de leur « rumeur », les manières de faire, majoritaires dans la vie sociale, mais peu visibles, peu étudiées et peu lisibles, disqualifiées par le discours scientifique, ce que Michel de Certeau dénonce vigoureusement. Le projet de Michel de Certeau consiste à décrire les pratiques de réappropriation : ses styles logiques, ses jouissances esthétiques et ses exigences éthiques, en rupture

avec les usages imposés par la culture marchande. Ainsi, les pratiques sont décrites par leur écart à la norme. Empruntant à la linguistique la distinction entre compétence et performance, Michel de Certeau applique la perspective de l’énonciation comme appropriation de la langue à l’analyse des pratiques quotidiennes non discursives. Indissociables de l’instant présent, ces opérations s’inscrivent dans un rapport de force qui tente de faire bon usage des circonstances. Ces pratiques possèdent donc une dimension esthétique (un style), un aspect économique, une composante éthique et une dimension polémologique67 (Proulx, 1994).

Plus généralement, le projet scientifique certalien réside dans l’étude de la modernité dans sa pluralité et sa complexité comme « nouvelle articulation historique de croires et de faires, uniquement saisissable dans une méthodologie respectueuse des pratiques quotidiennes » (Maigret, 2000, p.512). Il se prolonge aujourd’hui dans trois domaines : l’épistémologie historique, la socio-anthropologie des religions et les théories de l’action et de la réception (parmi lesquelles figure la sociologie des usages). Rompant avec l’interprétation critique marxiste de la consommation, notamment culturelle, comme un phénomène d’aliénation des masses, Michel de Certeau définit les pratiques de consommation comme des pratiques actives, créatrices de sens et s’élève contre l’idée selon laquelle « aux foules, il resterait seulement la liberté de brouter la ration de simulacres que le système distribue à chacun » (De Certeau, 1990, p.240). A la passivité supposée des consommateurs, Michel de Certeau oppose la créativité des gens ordinaires faite de ruses silencieuses et subtiles, cheminements imprévisibles dans un espace technocratiquement bâti. L’œuvre certalienne développe une vision accordant aux individus des rationalités complexes, parfois contradictoires, dans le cadre des relations de pouvoir.

Michel de Certeau propose ainsi un dépassement du cadre épistémologique historique et le rapprochement avec d’autres sciences sociales, notamment une anthropologie du croire et une anthropologie du faire, plus tardivement développée au cours de sa carrière intellectuelle mais qui nous intéresse tout particulièrement dans le cadre de cette thèse.

2.2.1.1 – Anthropologie du croire

Dans son projet d’étude de la modernité, Michel de Certeau étudie spécifiquement les évolutions des modalités du croire. Il observe un phénomène profond de sécularisation des sociétés modernes synonyme de déclin des institutions religieuses mais ne faisant pas disparaître les croyances qui se déplacent vers le monde de la communication, des loisirs et de la culture. « Le lien s'est définitivement défait entre institutions, croyances et pratiques – un lien qui était toujours accommodement et tension – et une pluralisation des types de croires s'effectue sans que le croire soit expulsé du monde » (Maigret, 2000, p.520). Ce constat est confirmé dans l'invention du quotidien : « le croire s'épuise. Ou bien il se réfugie du côté des médias et des loisirs » (De Certeau, 1990, p.263). Le religieux n'était ni dans les modes de croyance, ni dans le contenu de ces croyances mais dans leurs articulations pratiques. Ce phénomène invite à étudier les nouvelles manifestations du croire et la logique actuelle des pratiques, populaires et individualisées, sans les amalgamer au religieux. L’individualisation des croyances entraîne une dissémination des croires contemporains dans les

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67 Procédant d’une réflexion sur l’échec du pacifisme (la condamnation morale de la guerre ne suffit pas à la prévenir), le terme « polémologie » a été proposé en 1945 par le sociologue Gaston Bouthoul pour désigner un nouveau champ de recherche sur la compréhension des conflits, leurs origines et leur fonctionnement. L’emprunt de ce terme par Michel de Certeau est révélateur de sa vision dichotomique du monde opposant radicalement les dominants et les dominés.

multiples sphères d'existence qualifiées de profanes (communication, culture, loisirs). Ainsi, pour Eric Maigret le projet scientifique de Michel de Certeau réside dans la

« description d'un monde structurellement séculier : le propre des sociétés modernes est le développement d'un individualisme hostile aux normes mais sans cesse en quête de sens dans les différents espaces qui s'offrent aux conduites et aux pensées. Cette question du rapport entre désagrégation des institutions « totales », autonomisation des pratiques et itinéraires laïques de sens, abordée par Michel de Certeau, est en fait celle du « quotidien » dans nos sociétés »

(Maigret, 2000, p.525)

De ce mouvement de liberté émerge l’autorisation d’un mouvement de création esthétique. Relativiser les contenus ce n’est pas supprimer tout contenu c’est seulement accorder aux individus le pouvoir de le définir eux-mêmes.

2.2.1.2 – Anthropologie du faire

D’abord animé par l’étude de la mystique à l’âge classique et les évolutions des croires à travers la mutation et le déclin du religieux au sein de la société moderne de plus en plus tournée vers les loisirs et la consommation, Michel de Certeau s’attache plus tardivement à l’étude des usages et pratiques qu’il nomme, entre autres synonymes, « opérations des usagers », « manières » ou « arts de faire ». On repère cette curiosité pour les pratiques ordinaires dans la critique antérieure du concept de culture populaire accusé de véhiculer les préjugés ethnocentriques de ceux qui le constituent (savants et politiques). La culture au pluriel (1993), regroupement d’articles initialement publié en 1974, faisait déjà le constat d’une grande variété des expériences culturelles. Ainsi, en documentant finement les nouvelles formes de comportement, l’ambition de Michel de Certeau « est d'instaurer une rupture fondatrice par rapport aux pensées déterministes qui expliquent les actions des individus par les structures qui les produisent, et par rapport aux pensées de l'aliénation qui les expliquent par les structures qui les répriment » (Maigret, 2000, p.526).

Il développe ainsi une critique des conceptions bourdieusienne et foucaldienne des pratiques. Au sociologue Michel de Certeau reproche

« une « docte ignorance » des pratiques intelligentes des acteurs sociaux et un refus volontaire de constater la plus grande variété des situations et des actes. Le temps et l'apprentissage sont certes introduits dans l'analyse afin de rendre compte de la genèse des pratiques et de la relation entre ces dernières et les structures, ce qui interdit d'assimiler la théorie de l'habitus à un déterminisme vulgaire. Mais la machine « habitus » écrase les « particularités ethnographiques » et se transforme en une « réalité mystique » » (Maigret, 2000, p. 526).

Au philosophe il reproche la conception selon laquelle les individus et leurs actions demeurent inféodés à des institutions panoptiques et carcérales qui les contrôlent et les disciplinent et auxquelles ils ne peuvent opposer qu’une résistance dérisoire que Michel de Certeau, au contraire, valorise. Pour comprendre l’expérience individuelle moderne, Michel de Certeau souligne la nécessité de se détacher d’une vision misérabiliste des consommateurs « supposés voués à la passivité et à la discipline ». Il propose a contrario de réhabiliter leurs pratiques souvent amalgamée dans l’expression « culture populaire » avec tout ce qu’elle peut avoir de stigmatisant. La description des pratiques quotidiennes des « faibles », « dominés » (ceux qui ne sont pas auteurs ou producteurs) doit permettre de révéler les décalages entre les productions de contenus et leurs usages (qui sont eux-mêmes de nouvelles productions).

La « polémologie du faible » que Michel de Certeau (1990, p. 63) décrit consiste en une succession d'actes de résistance, de détournement et de transformation. La créativité des pratiques témoigne d’une capacité ordinaire à déjouer les pouvoirs. Cette capacité de résistance revêt dans un premier temps un caractère anhistorique et universel que Michel de Certeau compare à un instinct animal. Dans un second temps, elle se révèle être le fruit de l’évolution des sociétés occidentales caractérisées par un rapport de plus en plus conflictuel entre les producteurs et les consommateurs de sens. Il existerait un gouffre de plus en plus profond entre les autorités, les institutions (notamment religieuses) et les « faibles dominés » laissant place à une marge d’interprétation croissante. En tant qu’historien, Michel de Certeau cherche à saisir quand et comment cette disjonction est devenue un fait social repérable et signifiant.

2.2.3 – L’usage comme production. Activités stratégiques, activités tacticiennes.

Michel de Certeau fait de la pratique de la lecture un paradigme des activités culturelles et quotidiennes des personnes ordinaires dans leur dimension de ruse et de détournement. Le couple lecture-écriture offre un modèle de la tension épistémologique qui traverse l’analyse des cultures comme pratiques. La lecture devient le symbole de la consommation culturelle contemporaine dont la réception ne correspond nullement à la sujétion au contenu objectivable d’un texte. La lecture est une appropriation : le lecteur approche, traverse, envahit et, finalement, habite l’espace textuel fût-ce en le squattant. Michel de Certeau introduit ainsi un renversement de l’opposition entre produire et consommer. La lecture devient une activité de production de sens, sous la contrainte, dans le lieu propre du texte (De Certeau, 1990, Chartier et Hébrard, 1988).

Michel de Certeau montre donc comment le lecteur (puis, par extension le consommateur et l’usager) interprète activement le texte en faisant usage de ses compétences singulières et en projetant sur lui divers désirs et attentes. C’est ce travail d’interprétation qui donne au texte toute sa signification68. La signification ne préexiste jamais à l’acte de lire mais est toujours une négociation. Michel de Certeau développe, dans cette analyse des pratiques de lecture, la métaphore du braconnage. Le lecteur est décrit comme un braconnier, un voyageur œuvrant sur les terres (idéologiques) de l’autre. Par le braconnage, les personnes ordinaires esquivent la loi des « lieux » (ici le texte). Braconner signifie alors, dans le quotidien, faire avec ce dont on dispose, construire du sens avec des éléments très disparates et constitue donc la dimension culturelle du bricolage (Levi-Strauss, 1962).

C’est également dans l’analyse des pratiques de lecture que Michel de Certeau explicite la différence entre les stratégies (activités des producteurs) et les tactiques (pratiques des consommateurs).

« L’écriture accumule, stocke, résiste au temps par l’établissement d’un lieu et multiplie sa production par l’expansionnisme de la reproduction. La lecture ne se garantit pas contre l’usure du temps (on s’oublie et l’on oublie), elle ne conserve pas ou mal son acquis, et chacun des lieux où elle passe est répétition du paradis perdu » (De Certeau, 1990, p.252).

Ainsi la tactique n’a pour lieu que celui de l’autre.Notons bien que cette formule revêt un sens tout particulier pour les personnes en errance dont la privation d’un lieu propre fonde l’expérience. Les pratiques transforment la propriété de l’autre en lieu emprunté, leur routinisation en fait un lieu habité. Alors que la stratégie se fonde sur une appropriation de l’espace (« victoire du lieu sur le temps » - De

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Ainsi nous pouvons affirmer que ce travail d’interprétation, soit la pratique quotidienne rusée et tacticienne donne accès au sens, à l’expérience – intime et sociale. Cette affirmation constitue le point de départ de notre approche épistémologique et méthodologique.

Certeau, 1990, p.46), la tactique compose avec le temps, se saisit de l’occasion sans possibilité de capitalisation des bénéfices acquis. A cette distinction, Serge Proulx ajoute qu’il serait sans doute « plus juste de dire que la stratégie fait aussi une utilisation contrôlée du temps : la stratégie opérerait et se confirmerait dans la durée alors que la tactique composerait dans l’instant… » (1994, p.179). Beaucoup d’activités quotidiennes sont de type tactique. Enfin, il y a dans la tactique une dimension de recherche de plaisir69. L’étude des pratiques quotidiennes doit donc articuler les dimensions du combat et du plaisir. C’est en ce sens que les pratiques numériques comme support du maintien de soi sont abordées dans le cadre de la thèse.

2.2.4 – Réception et critique d’une œuvre

2.2.4.1 – Une influence remarquable sur les études de la réception et la sociologie des pratiques culturelles

L’invention du quotidien a considérablement impacté le champ des sciences humaines et sociales dans un paysage intellectuel alors dominé par le marxisme et le structuralisme sans pour autant s’inscrire en opposition avec ces courants. La conception certalienne des tactiques de la vie quotidienne enrichit les réflexions sur les logiques d’action et participe au développement d’une description non utilitariste des interactions sociales, relevant de différents registres d’intentions, ayant une valeur politique sans que les acteurs n’aient, pour autant, de projet conscient ou unitaire.

C’est sans doute en sciences de l’information et de la communication et en sociologie (sociologie de la culture et des pratiques culturelles ; sociologie des usages) que cet ouvrage a eu le plus de retentissement. Il a directement contribué au développement des études qualitatives des usages là où les travaux antérieurs étaient centrés sur le contenu (le texte) ou l’appréciation quantitative des usagers. Certaines accointances théoriques de Michel de Certeau avec les chercheurs marxistes ont favorisé, en retour, la mue d’une recherche française longtemps très critique au sens adornien (dénonciation de l’aliénation du peuple par la massification de la culture). La publication du premier tome de L’invention du quotidien en France (en 1980) puis aux Etats-Unis (dès 1984) a coïncidé avec le renouveau des recherches portant sur les publics « populaires » et les publics des médias de masse.

Michel de Certeau ne s’est jamais attaché à l’étude des pratiques liées à l’usage des médias audiovisuels. C’est pourtant, nous y reviendrons, un des champs de recherche dans lequel ses propositions sont le plus discutées depuis les premiers travaux sur l’implantation de la télématique en