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UNE APPROCHE DE LA COMPLEXITE DES EXPERIENCES DE SOLITUDE

INTRODUCTION : POURQUOI CE TRAVAIL AUTOUR DE LA SOLITUDE ?

4. UNE APPROCHE DE LA COMPLEXITE DES EXPERIENCES DE SOLITUDE

Nous venons de montrer, depuis le début de ce chapitre, que la solitude dont l’ambivalence est pourtant maintes fois soulignée, faisait l’objet d’une lecture majoritairement négative et victimisante, tant dans le sens commun que dans la littérature scientifique. Pourtant, plusieurs auteurs (Schurmans, 2003 ; Doucet, 2007) soulignent l’existence d’une possible appréhension positive de l’expérience solitaire.

4.1 – Détour historique : naissance d’une possible appréhension positive de l’expérience solitaire

S’appuyant largement sur les tomes deux et trois de l’oeuvre Histoire de la vie privée (Ariès et Duby, 1985, 1986), Marie-Noëlle Schurmans (2007, p.113 et suivantes) propose un détour historique permettant de comprendre comment est advenue une possible appréhension positive de l’expérience de

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La description de ce modèle semble rapide et ne correspond pas à l’expérience vécue exprimée par de nombreuses personnes rencontrées au cours de notre enquête de terrain qui, si elles soulignent le sentiment positif d’avoir un lieu à soi, racontent que l’ennui provoque malgré tout un sentiment d’enfermement. Si avoir un lieu physique propre est initialement positivement vécu, le face à soi peut être douloureux et engendrer des comportements de fuite.

la solitude. Aux 11ème et 12ème siècles, les lieux de la vie quotidienne sont denses. Les personnes vivent dans une promiscuité étroite y compris dans des endroits aujourd’hui perçus comme relevant de la sphère strictement intime c’est-à-dire devant idéalement garantir la possibilité de trouver une solitude bienfaitrice (la chambre à coucher par exemple). A cette époque, la chambre et la couche sont communes et la structure de l’habitat en est le témoin : il n’existe pas de lieu prévu pour se retirer.

L’expérience de la solitude existait cependant lorsqu’un événement extérieur privait la personne de la compagnie des siens. En outre, l’exil, le bannissement et l’emprisonnement, expérience éminemment négatives, ont toujours existé comme sanctions visant à exclure les déviants de la vie en communauté. D’après Georges Duby (cité par Schurmans, 2007, p.113), vivre seul était perçu comme relevant de la folie. Deux figures compensatoires aux contraintes de la promiscuité domestique et de la morale religieuse se distinguent cependant : celles de l’ermite et du chevalier errant. Elles sont une incarnation de la quête du sens existentiel et de l’aspiration au développement de la vie intérieure. La crainte des solitudes vides et tragiques demeure prédominante mais s’ouvre lentement un espace symbolique rendant une solitude positive pensable. En effet, ces figures vont progressivement construire le sentiment de la personne privée singulière et la valorisation de l’individualisme du côté religieux (s’isoler pour s’élever spirituellement) comme du côté profane (notamment dans les arts). Parallèlement l’habitat se transforme offrant de plus en plus d’espaces spécialisés et privés. Ce mouvement se précise du 15ème au 17ème siècle. La solitude appréciée et recherchée est celle de l’espace privé permettant de se soustraire aux regards mais elle est un luxe n’appartenant pas à tous les milieux sociaux. Au 18ème siècle, les familles urbaines populaires y ont encore très peu accès. Malgré tout, les expériences de la solitude se sont multipliées : aux solitudes du manque s’opposent les solitudes pleines, investies par la pensée et la prière.

Si autrefois la solitude désignait un lieu extérieur, elle devient progressivement un sentiment. La solitude pénètre l’individu alors que celui-ci émerge comme figure de proue de la modernité. Avec l’individualisation de la vie sociale, la famille devient le lieu privilégié de la vie privée. La première individualisation résulterait ainsi de la séparation des chambres des parents et des enfants. Le couple parental et le couple conjugal se différencient. Cette individualisation croissante au sein même de la famille et du couple donne naissance aux revendications de liberté, d’autonomie et de réalisation personnelle avec le refus (notamment exprimé par les femmes) de l’enfermement du soi dans un rôle (celui de mère et d’épouse). Nous héritons aujourd’hui de cette ouverture de l’imaginaire collectif même si domine encore le stéréotype de la solitude souffrante.

Ce rapide détour historique pose la question de l'intimité comme lieu à soi, à la fois physique et symbolique, qui soit un espace d'expérimentations et de pratiques confidentiel.

4.2 – La solitude : une expérience sociale nécessitant un apprentissage

A partir d’un travail clinique sur le sens que prend la solitude chez des personnes solitaires « d’âge mûr » (soit entre 35 et 56 ans)91, Marie-Chantal Doucet (2007) pose la question du renouvellement des sociabilités contemporaines. La solitude, dans un premier temps définie de manière très étroite (réduite à la composition du ménage), est un objet paradoxal éclairant pour aborder les sociabilités contemporaines alors même qu’il est « un des phénomènes les plus

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91 L’état de solitaire correspond pour l’auteur au fait de « vivre seul » (Doucet, 2007, p.2) et renvoie donc à la composition du ménage.

remarquables des sociétés actuelles » (Doucet, 2007, p.3) dans la nouveauté de son nombre et la pluralité de ses formes. L’auteur élabore une sociologie clinique du rapport à l’autre à travers l’étude des discours et des pratiques de solitude. Il s’agit bien, pour elle, de comprendre l’expérience subjective et sociale de ces personnes dans son caractère dynamique et relationnel.

Pour l’auteur, la vie sociale est faite de l’alternance continuelle entre association et dissociation, distinction et conformation, individuation et socialisation. La solitude est alors conçue « comme [un] rapport à l’autre » (p.32), un processus par lequel le soi construit l’autre et réciproquement car c’est sous le regard de l’autre que l’individu moderne se perçoit (Honneth, 2002). « L’asocialité est un lien social » (p.34) et la solitude éclaire, en creux, la manière dont sont construits les rapports d’altérité contemporains. La solitude est une expérience sociale. L’état de solitaire a beaucoup à voir avec une nouvelle construction sociale de l’intime. La tendance des sociétés à promouvoir un rapport plus conscient à soi-même ne fait pas de l’intimité une réalité rattachable à un seul individu et l’individualisation ne conduit pas nécessairement à l’isolement car l’individu cherche, hors institution et en deçà des traditions, de nouvelles sociabilités.

D’après Marie-Chantal Doucet, vivre seul nécessite un apprentissage qu’elle décrit comme un processus « d’apprivoisement » (Doucet, 2007, p.54). Apprivoiser signifie alors rendre moins craintif et dangereux. Il s’agit en quelque sorte de « s’accoutumer », de conquérir ce qui est dans un premier temps décrit comme un sentiment pénible. Cet apprivoisement nécessite d’apprendre à penser à soi, ce qui peut être vécu comme une forme de libération ou d’angoisse du vide et à meubler son existence. Dans les représentations sociales – même des solitaires – persiste l’idée que l’homme n’est pas fait pour vivre seul et qu’il faut remplir la solitude sinon la dépression menace. Cet apprentissage entraîne donc un important travail sur soi dans lequel la solitude parfois perçue comme une transition peut devenir une nécessité provisoire ou définitive. Les personnes vivant seules interrogées par l’auteur déclarent par exemple qu’un certain droit à la solitude conditionnerait leur engagement dans une nouvelle relation. La participation à des groupes de sociabilité, des loisirs, des discussions préserve le personnage social mais la solitude intérieure demeure (p.57). La manière dont le solitaire se représente sa solitude se conçoit à travers les représentations culturelles ambiantes et en rapport à la norme :

« L’apprentissage de la solitude se passe dans le quotidien solitaire, à travers des activités solitaires, créatives pour la plupart, et qui ont à voir avec une certaine réalisation de soi. Celle-ci ne peut se passer du regard des autres et de sa reconnaissance. On apprend à vivre seul dans les activités quotidiennes où, malgré tout, la société est plus présente qu’on ne le croie d’abord, inscrite dans la routinisation. L’apprentissage de la solitude se fait aussi paradoxalement à travers l’interaction dans les différentes formes sociales » (Doucet, 2007, p.152).

Si la solitude « apprivoisée » peut être positivement vécue, il ne s’agit pas de nier que le quotidien solitaire peut engendrer une grande souffrance notamment parce que la vie en couple reste la norme et que l’absence de relation conjugale engendre stigmatisation et dépréciation de soi (sentiment d’incompétence personnelle) mettant en péril les repères identitaires de la personne. S’engager dans des relations, parfois sans satisfaction, est alors une manière de lutter à tout prix contre la solitude (p.60) mais la personne ne peut se satisfaire de n’être qu’en relation, il faut encore que celle-ci ait un contenu qui réponde à des attentes. On trouve, tout au long de l’ouvrage, des références à la problématique du choix. La solitude est généralement définie comme inacceptable sauf lorsqu’elle est désirée mais la question du choix se révèle toujours ambiguë. Toutefois si la solitude est vécue comme une crise, elle peut devenir une « douce habitude » ainsi que le chante Georges Moustaki. Sa

routinisation provoque un sentiment de sécurité personnelle et psychique. C’est alors le rapport à l’autre qui peut devenir angoissant et générer des comportements de fuite, de repli voire d’isolement (sentiment d’incompétence personnelle).

Enfin, Marie-Chantal Doucet affirme que l’expérience vécue de la solitude engendre des systèmes d’action pour l’aménager ou y remédier. Toutefois, l’ouvrage me semble, sur cet aspect, relativement insatisfaisant. En effet, l’auteur ne décrit que très peu ces pratiques et stratégies d’action. Peut-être cela résulte-t-il des limites de la méthodologie empruntée des entretiens cliniques ? Il n’en reste pas moins que cette définition de la solitude comme expérience nécessitant un apprentissage nous semble heuristiquement féconde notamment si l’expérience vécue relatée est mise à l’épreuve par l’observation ethnographique de pratiques. L’expérience de la solitude serait donc un cheminement que Marie-Noëlle Schurmans (2003) propose de typifier.

4.3 – Typologie de solitudes : diversité et cheminement

Alors que le sens commun associe la solitude au manque, à l’absence et à la douleur, les travaux de Marie-Noëlle Schurmans montrent que l’expérience de la solitude est ambivalente. Le terme renvoie à des expériences intimes et sociales bien différentes. Une première acception, négative, s’organise autour de la notion de manque alors qu’une seconde, plutôt positive, renvoie davantage à l’idée de plénitude. L’auteure nous met en garde : une définition close a priori ferme la porte à l’analyse des expériences conjointement positive et négative de la solitude, à la compréhension de la complexité et de l’imbrication des sentiments qui alternent et se construisent mutuellement (2006, p.242). De façon cohérente avec la sociologie de l’expérience (de l’errance), l’approche des pratiques et la démarche compréhensive que nous tentons de mettre en œuvre, il s’agit, selon elle, de comprendre comment l’expérience de la solitude fait sens pour celui qui la traverse. La solitude n’étant alors pas un état mais la « traversée d’une histoire inscrite dans le temps et menée sous le regard des autres » (p.243). Marie-Noëlle Schurmans (2002a, 2002b, 2003, 2006) propose de typifier les expériences de solitudes autour de trois principes de diversification : l’intentionnalité ou non de l’expérience (les « solitudes du rejet » sont imposés par autrui ou des événements imprévisibles alors que les « solitudes du retrait » procèdent d’une démarche personnelle volontaire), l’immédiateté ou la progressivité de l’expérience, son caractère passé ou présent (ancré dans la quotidienneté).

Les solitudes de rejet procèdent toutes d’une rupture (« perte ») qui bouleverse les repères habituels de l’être au monde (rupture conjugale, deuil, déménagement). Lorsqu’elles perdurent, la perte de repères se généralise et l’image de soi se modifie provoquant un sentiment de distance à soi et aux autres. Cette distance peut alors soit s’éradiquer lorsque se rétablissent de nouvelles sociabilités et modalités d’interaction, soit devenir « exil » lorsqu’elle se fait défensive dans une démarche de repli progressif, soit devenir « écart » quand elle devient réflexive. Si l’expérience initiale de la solitude de rejet est négative, la patience et la persévérance peuvent donner naissance, dans un mouvement intérieur, à un accroissement de la sensibilité et de la créativité. Lorsque cet éloignement est pensé comme mode de vie définitif l’auteur parle de « solitudes de la marge », aménagées et ancrées dans la quotidienneté. L’expérience est alors celle de l’apaisement lié à l’acceptation.

A l’opposé, les solitudes de retrait sont le fruit d’une démarche volontaire même si les conséquences n’en sont pas toujours anticipées. Un événement s’ouvre sur une nouvelle rationalité et occasionne la recherche d’une expérience de solitude. Les solitudes « initiatiques » sont une mise à

l’épreuve de soi par la désorientation contrôlée. La métaphore du voyage s’impose à l’esprit. L’individu éprouve sa force et recherche ses limites en affrontant des mondes inconnus tant intérieurs qu’extérieurs. Cette initiation occasionne des apprentissages expérientiels faisant évoluer l’expérience de la solitude vers la « solitude apprivoisée ». Ces apprentissages expérientiels deviennent des compétences remobilisables dans d’autres situations ne relevant pas de la même intentionnalité. Les « solitudes défensives » procèdent de la même démarche volontaire mais correspondent à une réaction à une situation de crise où l’enfermement intérieur correspond à une recherche de stabilité (sécurisation personnelle et maintien de la continuité biographique). Enfin, les solitudes incorporées correspondent à une affirmation identitaire (« je suis un solitaire ») et au choix d’un mode de vie assumé.

Les huit « espèces de solitude » que l’auteur propose ne doivent pas être considérées comme des catégories étanches, repérables de l’extérieur et permettant de classer des individus, mais comme une grille de lecture des différentes facettes de l’expérience de la solitude construite à partir de la définition de la situation de ceux qui la vivent.

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Figure 1 : Typologie des expériences de la solitude (Schurmans, 2003)

Des trois principes de diversification mis au jour par l’auteur, l’intentionnalité apparaît comme la dimension la plus discriminante. Aux solitudes choisies et solitudes imposées, on pourrait être tenté de faire correspondre les expériences positivement et négativement vécues. Pourtant, l’intentionnalité de la démarche n’en garantit pas la positivité et inversement une expérience de solitude imposée peut s’adoucir et devenir une véritable ressource. Cette proposition outille notre lecture des pratiques numériques de maintien de soi, notamment lorsqu’elles concernent l’aménagement de « pauses » dans le quotidien par la suspension des routines et le centrement sur soi.

Le point commun entre ces « espèces de solitude » (Shurmans, 2006) réside dans la manière dont elles réinterrogent les pratiques d’échange avec autrui. Qu’il s’agisse de rejet ou de retrait, la positivité des expériences de solitude se situe dans l’usage qui en est fait pour récréer du lien à soi (consolidation identitaire, maintien de la continuité biographique) et aux autres (rapports sociaux reconfigurés positivement). La solitude est une expérience au cours de laquelle l’individu concerné, loin d’être une simple victime passive de sa situation, agit et réagit. Il remodèle l’analyse de sa situation, redéfinit son identité et ses pratiques, et tente toujours d’articuler au mieux les aspects négatifs de sa solitude avec la valorisation de son intériorité. Ce sont précisément ces pratiques développées pour aménager, exorciser ou préserver sa solitude (Schurmans, 2007) qui nous intéresse dans le cadre de la thèse.

Immédiateté Progressivité

Passé Quotidienneté Passé Quotidienneté REJET perte exil écart marge

CONCLUSION

Dans un premier temps, nous ne pouvons que faire le constat d’une multiplicité des discours pour le seul signifiant de solitude, notion floue et polysémique, successivement associée à la vieillesse, à la dépendance, au célibat, à la précarité, au handicap, au chômage, à l’exclusion, aux discriminations ou aux problèmes d’hébergement.

Dans les sciences sociales, la solitude est essentiellement définie par la pénurie de relations sociales doublée d’un manque de qualité de ces échanges et se confond donc largement avec la notion d’isolement. Certains travaux proposent une conceptualisation plus fine distinguant l’isolement, défini par des conditions objectivables d’existence et de pénurie relationnelle, et la solitude, définie par un sentiment de souffrance. Toutefois, ils prennent très souvent le parti d’exclure les expériences de solitude positivement évaluées (Kaufmann, 1995). Arnaud Campéon (2015) quant à lui définit la solitude comme « l’expérience subjective de se sentir seul » (p.97), situation sociale originale imposant d’importants aménagements et négociations identitaires pour ne pas se déprendre et vivre de façon autonome. Etrangement similaires aux définitions profanes, les approches scientifiques participent d’une même réduction sémantique et alimentent la dynamique d’action sociopolitique censée répondre à la pénurie de lien social toujours dénoncée (Schurmans, 2003).

Au niveau psychique, Jean-François Revah (1998) identifie trois facettes de la solitude. La solitude d’exil voire d’exclusion d’abord qui, subie, renvoie à l’isolement et à une souffrance psychique intense. La solitude maîtrisée qui, autorisant des pauses dans le quotidien et garantissant l’intimité, permet la croissance psychique. Et la solitude désirée ou écartée en tant que support d’une conduite déviante (norme). Les solitudes positives renvoient à l’idée d’une pause dans le quotidien (ce face à soi constituant un espace possible d’individuation et de subjectivation) et à celle d’intimité (comme espace physique et symbolique à l’abri de l’intrusion) alors que les solitudes négatives renvoient à l’exil (mouvement intérieur de repli : renoncement à la relation aux autres comme mécanisme de défense) et à l’exclusion (mouvement extérieur de bannissement) synonyme d’abandon.

En synthèse, nous pourrions retenir que :

- Le fait d’être seul correspond à l’état observable d’une personne privée de relations avec un tiers à un moment donné. Cet état est temporaire, circonscrit dans le temps et dans l’espace. L’isolement et la solitude quant à eux s’inscrivent de façon implicite dans une temporalité plus longue et renvoient à l’expérience d’un individu qui se sent à l’écart de son environnement. - L’isolement objectif ou isolement relationnel se définit par une réalité extérieure, il renvoie à

l’absence de liens et peut être initié ou subi.

- L’isolement subjectif ou sentiment d’isolement renvoie à une évaluation qualitative de sa situation par la personne concernée. Cette perception peut être sans rapport avec l’isolement relationnel objectivé.

- Le sentiment de solitude est une expérience affective intime décorrélée de l’isolement relationnel (même si c’est son terrain le plus propice). Elle est de nature bivalente : elle peut être heureuse et subjectivante ou souffrante voire désolante dans son expérience la plus extrême de déliaison totale, double exclusion de soi parmi les autres et des autres en soi. La solitude est donc un objet à la fois complexe et paradoxal : une expérience individuelle intime autant qu’un phénomène social. Elle nous oblige à penser le sujet précisément sur une frontière psychosociale.

Approche(s) de la solitude dans la thèse : maintien de soi et être dans le monde

A travers ce travail, il ne s’agit pas, de faire la solitude l’objet de la thèse. Toutefois, elle semble constituer une bonne grille de lecture des pratiques numériques et pratiques de sociabilité des personnes en errance. En effet, le terme solitude a valeur signifiante dans le quotidien des personnes. Elle oriente les pratiques et définit les relations avec les dispositifs d’aide (terrains investis). Elle est une thématique abordée par l’ensemble des enquêtés bien que je ne les aie jamais spécifiquement interrogés là-dessus notamment lorsqu’ils abordent leurs pratiques numériques et leurs pratiques de sociabilité. La musique, par exemple, est mainte fois convoquée comme une manière de conjurer ou de préserver une solitude associée à l’intimité, notion apparaissant paradoxalement très peu dans les lectures ici présentées.

Les expériences de l’errance sont, en partie, des expériences de solitude dans leur complexité et leur caractère relationnel : relation à soi et à son histoire, relation aux autres, relation à la norme. Il s’agit alors d’étudier la place du numériques dans ces relations à soi et à son histoire.

Enfin, cette entrée par la solitude permet de répondre à l’invitation lancée par Pascal Plantard qui propose « [d’]expliciter les rapports complexes entre isolement et usages des TIC ». En effet, l’enquête annuelle de Marsouin identifie, pour la première fois en 2009, le facteur isolement comme le facteur le plus déterminant de l’exclusion numérique (Plantard, 2011). Cet indicateur combine les questions d’âges et de revenus, ce qui est tout à fait en cohérence avec les études citées de l’INSEE (Pan Ké Shon, 1999, 2003). Mais, ce qui importe avant tout c’est le sentiment d’isolement social renvoyant à une forme de solitude dans laquelle les pratiques numériques perdraient de leur sens. C’est donc bien, à travers la description ethnographique des pratiques, à un travail sur le sens que nous