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La « sanction adoptive » du peuple souverain

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 159-165)

Il n’y a guère, dans les cas d’internationalisation des constitutions, qu’en Irak où l’on a assisté à l’adoption du texte constitutionnel par le peuple souverain lui-même, c'est-à-dire au moyen d’un référendum constituant. Mais cette exception irakienne est justifiée par plusieurs raisons qui sont liées à la fois au contexte international de son élaboration et aux vifs débats qui ont animé de l’intérieur la classe politique irakienne. De sorte que la procédure référendaire visait finalement à remplir au moins deux des fonctions qui lui sont généralement attribuées355, à savoir d’une part l’expression du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et, d’autre part, le dépassement et la conciliation des divergences survenant dans le corps social sur des questions comme celle de la nature du régime politique, de la forme de l’Etat tout en légitimant l’autorité à l’initiative de la procédure constitutionnelle. En effet, plus qu’ailleurs, il se posait dans ce pays un problème de légitimité à la fois des instances internationales, ou plutôt extérieures, chargées d’encadrer l’ensemble du processus constituant, et des instances gouvernementales qui avaient la charge directe dudit processus. D’un autre côté, le processus constituant posait d’énormes difficultés liées non seulement aux exigences de la démocratie, mais aussi à des questions d’organisation de l’Etat dont la résolution ne paraissait pas simple.

Pour les premières, outre qu’en tant que puissances occupantes elles essuyaient presque naturellement l’hostilité des populations locales et d’une partie sans cesse grandissante de la classe politique du pays, elles devaient, fait sans précédent, faire face à une très forte absence de légitimité internationale. De sorte qu’une tentative d’adoption de la Constitution sans véritable légitimité au niveau national aurait indiscutablement conduit à un rejet du texte. On sait par exemple qu’au cours de l’ensemble du processus constituant en Irak, de nombreuses voies dans la classe politique irakienne n’ont eu de cesse d’exiger l’adoption du texte constitutionnel sur le mode référendaire. Ainsi, comme le rapportaient les experts de l’I.C.G., c’est essentiellement pour s’opposer à une imposition de la Constitution par l’occupant américain que le Grand Ayatollah Ali Sistani rentra en politique dès après la fin des hostilités militaires pour exiger d’une part que la Constitution soit rédigée uniquement

355Dans son sens originel, le référendum désigne une procédure de consultation de l’ensemble du corps électoral en vue d’obtenir la ratification (ou le rejet) d’un acte d’un organe élu (exécutif ou législatif). Cf. Dictionnaire de droit international public (sous la Direction de Jean Salmon), op. cit., p. 955- 956.

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par des irakiens et que, d’autre part, ceux-ci soient désignés par un vote direct des populations irakiennes elles mêmes356.

Or, de ce point de vue également, la question semblait entière. Bien que l’Assemblée ayant élaboré formellement la Constitution soit issue d’une élection plus ou moins conforme du fait de sa transparence, de son caractère démocratique, mais aussi de la participation massive des populations qui ont pu se rendre aux urnes, celle-ci demeurait marquée par la forte emprise des puissances occupantes sur l’ensemble du processus. Dès lors, il n’y avait qu’un seul moyen de parvenir à un texte qui soit l’expression d’une véritable souveraineté du peuple irakien : l’adoption du texte constitutionnel par la voie référendaire.

Mais il n’y avait pas que la question de la légitimité qui ait justifié l’adoption référendaire du texte constitutionnel. En effet, il se posait en Irak de nombreuses préoccupations importantes quant à la fois à la forme de l’Etat, au statut de certaines régions, à la place de la religion qui, plus que dans les autres Etats, ne pouvaient trouver solution que dans le cadre d’un texte constitutionnel accepté par tous et qui permettrait de prendre en compte l’ensemble des préoccupations des différents acteurs357. Ainsi, alors qu’une partie de la classe politique défendait l’idée d’une nécessaire unité de l’Etat, et donc l’adoption dans le texte constitutionnel d’une forme unitaire sous le modèle ancien de l’organisation de l’Etat, une autre plaidait pour un fort fédéralisme, avec un affaiblissement conséquent du pouvoir central de l’Etat au profit des régions. De même, sur la question religieuse, une ligne de démarcation semblait tracée entre les partisans d’un Etat irakien soumis à l’empire de la loi islamique et ceux défendant l’idée d’un Etat le moins islamisé possible et donc pour une faible influence de la loi religieuse sur celle de l’Etat. De nombreux autres points d’achoppement existaient et qui menaçaient l’ensemble du processus constitutionnel.

Par ailleurs, la sous représentation des sunnites au niveau de l’Assemblée nationale constituante, du fait du boycott par les principaux leaders de cette communauté, a nécessité l’établissement d’une procédure d’adoption de la Constitution leur donnant la possibilité d’y participer en définitive. Comme le prévoyait déjà la T.A.L., “The general referendum will be successful and the draft constitution ratified if the majority of the voters in Iraq approve and if two- thirds of the voters in the three or more governorates not reject

356I.C.G., « Iraq’s Constitutional Challenge », I.C.G. Middle East Report, n° 19, 13 novembre 2003, p. 21.

357Pour une vue d’ensemble de ces problèmes, voir outre l’analyse qu’en a fait l’I.C.G. et que nous avons déjà cité, POCH (W.), « Conclusion : A weak state in the making », in« Looking into Iraq », Cahiers du Chaillot, n°

79, juillet 2005, pp. 95- 103.

it”358. Autrement dit, au moment du référendum, en cas de vote défavorable des deux tiers de la population dans trois au moins des dix- huit provinces, le texte constitutionnel n’aurait pas été adopté.

On le voit, l’objectif visé par cette adoption référendaire du texte constitutionnel irakien est de légitimer les équilibres qui ont pu se dégager de l’ensemble du processus de restauration de l’Etat. En assurant donc la votation par le peuple du texte constitutionnel, on a finalement permis la réappropriation par celui-ci de la norme fondamentale de son ordre juridique. La conséquence ici est alors, en principe, une remise en cause ou du moins la limitation du caractère internationalisé du processus constituant. En effet, on peut considérer que cette adoption par le peuple de la Constitution, parce qu’elle constitue sans doute le moyen le plus authentique de s’assurer du consentement des populations concernées, et parce qu’elle seule confère à cette dernière sa validité et son applicabilité dans l’ordre juridique irakien, ôte en principe toute forme internationale à ce dernier. A ce titre donc, le texte constitutionnel irakien est bel et bien une constitution nationale, mise en place par un véritable constituant national sur le modèle de démocratie représentative combinant à la fois une discussion du texte par les représentants du peuple et l’adoption par ce dernier.

Néanmoins, cette limitation de l’emprise internationale sur le processus constituant connaît elle-même des limites qui, paradoxalement, permettent de maintenir l’idée que la Constitution irakienne demeure malgré tout une Constitution internationalisée. Ces limites sont en fait perceptibles dans la mise en pratique du référendum même. En effet, pour certains auteurs, le fait qu’au cours d’un référendum constituant, le peuple soit simplement invité à répondre « oui » ou « non » à une question qui lui est posée, en l’occurrence ici celle de savoir s’il accepte la Constitution qui lui est soumise, aboutit à faire de lui un procédé non démocratique359. Certains affirment même que par lui, le peuple abdique puisqu’il ne peut amender le texte ni choisir entre des projets alternatifs360.

Si l’on s’appuie sur ce raisonnement, on peut, certes au moyen d’une analyse quelque peu tortueuse, soutenir notre idée suivant laquelle la Constitution irakienne demeure internationalisée. Comme nous l’avons déjà montré, il paraît évident que le processus

358T.A.L., art. 61, c).

359ROUSSILLON (H.), « Contre le référendum », Pouvoirs, n° 77, p. 183 : « Le référendum n’est pas un progrès démocratique car il méconnaît fondamentalement le processus décisionnel démocratique. Toute décision, dans un milieu collectif, quelle que soit son importance quantitative, suppose, si elle se veut démocratique, une phase de délibération et de débat avec le pouvoir de modifier, d’amender le projet initial ».

360C’est, semble-t-il, l’opinion de CARRE de MALBERG, rapporté par DENQUIN (J.-M.), op. cit., p. 1311.

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constituant irakien ne s’inscrit nullement dans un monde pré-étatique ou pré-juridique qui constitue pour ces auteurs, et pour d’autres, une justification de la nécessité de recourir au peuple pour l’élaboration d’une nouvelle constitution361. Tout le processus constituant est juridiquement encadré, et la participation du peuple a pour but de légitimer non pas seulement la Constitution, mais l’ensemble des actes élaborés dans le but d’instaurer celle-ci. Dès lors qu’on admet que le processus constituant a été conduit sur le fondement d’actes juridiques ayant impliqué une participation internationale, on doit également admettre qu’en donnant son aval à la Constitution, le peuple irakien donnait son aval à l’ensemble de la procédure constituante. De sorte qu’on peut affirmer qu’issue d’un processus d’élaboration relativement internationalisé, la Constitution irakienne est elle-même relativement internationalisée. La sanction adoptive du peuple constituant loin d’avoir remis en cause le caractère internationalisé de la Constitution lui a plutôt donné une légitimité supplémentaire.

Dans ces différents exemples, la procédure constituante est donc marquée à la fois par un encadrement international au moyen d’actes que nous avons qualifiés de pré- constituants internationaux qui imposent aux organes en charge de l’élaboration des Constitutions des règles de procédure et des règles matérielles, des guidelines, auxquelles ils sont tenus de se conformer. Dans le même temps, elles introduisent la participation du peuple soit en investissant les mêmes autorités, généralement appelées Assemblée constituante, de la fonction d’adopter la constitution sans que celle-ci n’ait à recevoir une quelconque approbation extérieure, soit en soumettant la Constitution à la sanction suprême du peuple par la voie référendaire. On peut donc considérer qu’il s’agit du degré le moins élevé d’internationalisation car il sert aussi, et surtout, à légitimer le projet constitutionnel international sans que le peuple ou ses représentants aient véritablement la possibilité de l’infléchir. Un autre degré d’internationalisation de la procédure constituante est cependant dépassé lorsque l’adoption de celle-ci n’intègre pas l’élément de représentativité du peuple.

361Le doyen ROUSSILON affirme notamment que « (…) le peuple doit pouvoir se prononcer directement au moment de la création ou d’une transformation fondamentale de l’Etat qui peut aller jusqu’à la disparition : c’est le cas lorsqu’il s’agit, à la suite d’un processus d’indépendance, d’une révolution ou d’un changement plus ou moins violent de régime, d’adopter une nouvelle constitution ; le pouvoir constituant originaire qui se manifeste alors (…) se situe, à la fois, dans un monde pré- étatique et pré- juridique, ne l’oublions pas ; (…) on ne peut, alors, dans la logique démocratique, faire l’impasse sur le peuple ; (…) ». op. cit., p. 188- 189.

S

ECTION

II : L

A REVISION ET L

OCTROI INTERNATIONAUX DES CONSTITUTIONS DES ETATS EN CRISE

.

Au regard des développements précédents, il apparaît que la question de la limitation internationale du pouvoir constituant n’existe que dès lors que sont réunies les conditions d’établissement d’une nouvelle constitution. A cet égard, il faut soit, lorsqu’il s’agit d’un Etat indépendant, que la crise dont il est victime ait provoqué l’écroulement total de ses structures étatiques aboutissant ainsi à une nécessaire reconstruction de son système juridique, c’est le cas des pays comme l’Afghanistan, l’Irak, le Cambodge ou encore l’Allemagne ; soit tout simplement que la crise qui frappe le territoire soit la conséquence d’une volonté de celui-ci de devenir un Etat indépendant, nécessitant ainsi l’élaboration d’une première constitution. Cependant, la limitation du pouvoir constituant originaire n’existe qu’autant que celui-ci est exercé par un organe constituant national. Autrement dit, dès lors que la procédure constituante n’a pas été préalablement marquée par la désignation d’un organe constituant national et qu’un organe international a vocation à exercer les compétences qui y sont généralement rattachées, on ne saurait à vrai dire parler de limitation internationale du pouvoir constituant. On doit alors évoquer la question de l’octroi international d’une constitution, puisqu’en l’occurrence, en décidant d’agir en lieu et place du peuple et d’exercer à sa place les pouvoirs souverains qui sont les siens, l’organe constituant international a l’ambition de lui fournir une constitution « clés en main ».

Mais l’internationalisation du pouvoir constituant n’intéresse pas seulement ces deux catégories de territoires. En effet, on assiste également à une atteinte au pouvoir constituant dans d’autres Etats dont la crise n’a pas nécessairement provoqué l’effondrement total des structures institutionnelles ou simplement la nécessité d’une refonte totale du système juridique. C’est notamment le cas dans certains Etats africains où la crise, souvent le résultat de revendications et de luttes internes pour le pouvoir, débouche généralement sur un simple réaménagement du texte fondamental en vue d’y insérer les nouvelles dispositions issues du consensus de règlement de la crise. Mais le problème de ces modifications est qu’elles s’opèrent bien souvent dans le cadre d’accords conclus sous les auspices d’acteurs internationaux et, depuis ces dernières années, avec une implication réelle et décisive à la fois de l’O.N.U. et de son Conseil de sécurité et des Organisations régionales qui, à cet effet, n’hésitent pas à user des moyens que leur offre le droit international pour exiger des acteurs telle ou telle modification du texte fondamental. Par ailleurs la nature juridique desdits

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accords est elle-même problématique puisqu’ils se trouvent dans une « zone floue » située entre le droit international et le droit constitutionnel de l’Etat.

Dans tous les cas, que ce soit par l’octroi ou par la modification de la constitution, on se trouve devant une autre forme d’internationalisation du pouvoir constituant dont il nous faut maintenant rendre compte. Nous étudierons donc tour à tour la modification internationale des constitutions existantes par les accords de paix internationalisés (§1) et l’octroi international des constitutions (§2).

§1 : L

A REVISION INTERNATIONALE DES CONSTITUTIONS EXISTANTES PAR DES ACCORDS DE PAIX INTERNATIONALISES

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Même si l’écriture d’une constitution traduit en général la volonté des peuples d’établir un texte pour l’éternité qu’il convient en conséquence de mettre à l’abri des aléas et des fluctuations de la vie politique, elle n’exclut pas la possibilité de la modifier en vue de l’adapter à d’éventuelles évolutions362. C’est dans ce but que l’ensemble des constitutions instaurent un pouvoir constituant dérivé dont la compétence, strictement encadrée, est de modifier la constitution afin d’y ôter des dispositions dont le contenu n’est plus en parfaite harmonie avec l’état de la société ou les besoins des populations.

Cette révision ou cette modification s’opère cependant selon des modalités définies par chaque constitution tant en ce qui concerne la procédure qu’en ce qui concerne les règles matérielles pouvant en faire l’objet. Or, dans les Etats en crise, on assiste à un véritable phénomène de modification constitutionnelle opérée dans le cadre d’accords de paix internationalisés, entraînant non seulement une intervention extérieure dans le pouvoir constituant, à tout le moins le pouvoir constituant de révision, mais également une remise en cause, une atteinte à ce dernier par la méconnaissance des règles posées par le constituant originaire. Bien plus, il en arrive parfois à opérer un véritable renversement de la hiérarchie des normes juridiques entre l’Accord de paix et la Constitution de l’Etat au détriment de cette dernière. Néanmoins, poser l’hypothèse d’une internationalisation des constitutions ou du pouvoir constituant par les accords de paix, suppose au préalable d’opérer un lien de rattachement desdits accords avec l’ordre juridique international. Se pose évidemment le problème de leur nature juridique. En effet, s’il ne s’agit que d’accords internes, ils ne

362CONSTANTINESCO (V.), PIERRE CAPS (S.), op. cit., p. 217.

présentent aucun intérêt pour notre analyse. En revanche si l’on y voit des accords de nature juridique internationale, on admettra alors le caractère lui-même international de l’atteinte qu’ils portent à la constitution.

C’est pourquoi, avant d’analyser le mécanisme particulier de modification des constitutions par les accords de paix en ce qu’il est une forme d’internationalisation du pouvoir constituant (B), nous nous attacherons préalablement à établir leur lien avec l’ordre juridique international par une brève, mais nécessaire, discussion sur leur nature juridique (A).

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