• Aucun résultat trouvé

Chapitre 7 Une lente initiation à la culture éclairée et au statut d’homme de lettres

8.2. La rencontre d’une « société étrangement composée »

Dans le salon dirigé par Giovanni Verri et son frère, Carlo, Giuseppe Gorani fait la connaissance d’une « […] société, vraiment composée de manière étrange. »3 Il s’emploie à dresser le portrait de ce cercle constitué d’hommes de lettres et de sciences venus d’horizons divers et au caractère singulier, qui se réunissent par amitié afin de se dédier au plaisir de la conversation. G. Gorani le considère comme une continuité de la société du Caffè en raison des thèmes abordés par les convives, qui rappellent ceux évoqués par Pietro et Alessandro Verri dans leur propre salon. Les sujets traités varient selon l’humeur générale, mais sont tout de même tournés autour de sujets liés à la philosophie et à la raison, qui passionnent l’assemblée.

a. Des conversations orientées autour du monde des lettres

Le monde des lettres tient une place privilégiée dans le salon de Carlo et de Giovanni Verri, qui observent un intérêt particulier pour ce sujet : « Ces deux frères fournissaient à la société le tribut de leur esprit et de leurs lumières, qui n’étaient pas communes et qui étaient

1 Giuseppe GORANI, ibid. p. 209.

2 Giuseppe GORANI, op. cit. Recherches sur la science… p. 133. 3

réunies à une charmante gaieté, à une aménité de mœurs admirable et à un esprit très philosophique. »1 Pour cela, les hommes de lettres tiennent une place privilégiée dans leur salon. En effet, la plupart des membres sont des hommes et des femmes passionnés par les lettres qui s’adonnent à l’écriture et à la composition. Ainsi par exemple, la présence de Don Antonio Fossati est appréciée pour sa large culture du monde littéraire, comme le confirme G. Gorani : « Fossati savait par cœur tous les poètes et orateurs italiens, français et latins ; il aurait pu se faire un grand nom dans tous les genres de poésie, s’il avait su prendre sur lui de se tenir chaque jour trois ou quatre heures seul dans son cabinet. »2

Le théâtre occupe une place privilégiée dans ce salon, où les convives s’amusent à faire représenter des pièces de leur choix. Le choix des textes joués appartient rarement au théâtre classique, tombé en décadence. En effet, les anciennes pièces imprimées de la Renaissance ne se jouent plus car elles sont écrites en « chambre » sur le modèle de Sénèque et sont souvent irreprésentables. Le choix est plutôt porté sur le théâtre français, considéré comme supérieur depuis qu’il a atteint son siècle d’or au XVIIe siècle avec des dramaturges tels que Racine ou Boileau.3 Ainsi par exemple, Fossati est apprécié de la compagnie pour ses talents d’acteur : « Il lisait à merveille, il jouait à ravir la tragédie, la comédie et les farces […] »4 En effet, les membres du salon de Carlo et Giovanni Verri apprécient les divertissements légers et amusants ainsi que les plaisanteries, dont Fossati se plaît de les régaler :

« Il savait inventer des contes et les débiter d’une manière neuve. Sa gaieté n’était point bruyante, car il savait faire rire aux larmes seulement par des monosyllabes ou par sa pantomime ; son corps se pliait à tous les mouvements, il brodait la vérité d’une manière naturelle et savait contrefaire tout le monde. »5

Les farces, tirées de la Commedia dell’arte, sont également appréciées. Il s’agit d’un genre populaire où les pièces ne sont pas écrites mais improvisées par les acteurs à l’aide d’un canevas, sorte d’aide mémoire à partir duquel se construit un dialogue fait de

1

Giuseppe GORANI, ibid. p. 206.

2 Giuseppe GORANI, ibid. p. 206-207.

3 Giorgio PULLINI, Il teatro in Italia, Settecento e Ottocento, 1995, p. 150. 4 Giuseppe GORANI, op. cit. Du despotisme éclairé… p. 206.

5

calembours et de plaisanteries.1 La comédie est également estimée, et tout particulièrement la production théâtrale de Carlo Goldoni (1707-1793) qui a révolutionné la manière de faire du théâtre en éliminant l’improvisation des acteurs et en introduisant un texte écrit à suivre scrupuleusement.

La poésie est également appréciée dans ce salon, où certains invités se livrent à des compositions. Ainsi par exemple, G. Gorani cite la présence de Zigno, homme de lettres milanais qui s’est fait connaître par la publication d’un grand nombre de sonnets : « C’était un bon poète, d’une imagination brillante, qui improvisait avec facilité et élégance dans tous nos repas et assemblées. »2 Les femmes ne sont pas en reste avec par exemple la présence de trois dames de la maison Imbonati, que G. Gorani décrit comme appartenant à une « famille distinguée par son amour pour les lettres et surtout pour la poésie […] leur conversation était aussi agréable qu’intéressante, et elles pensaient aussi philosophiquement. »3

b. Une continuité de la Società dei Pugni ?

Dans le salon de Carlo et de Giovanni Verri, la philosophie éclairée occupe une place essentielle, ce qui fait dire à Giuseppe Gorani que cette société est une continuité de l’ancienne Società dei Pugni. Il explique que les membres ont tous « beaucoup d’esprit et de Lumières. »4 En effet, les invités sont influencés dans leurs réflexions par les philosophes de l’Encyclopédie et s’intéressent tout particulièrement au progrès de la raison afin d’éloigner l’ignorance et la superstition religieuse. Pour cela, ils accordent un rôle essentiel au domaine des sciences. L’un des principaux membres du cercle est d’ailleurs Paolo Frisi (1728-1784), ancien membre de la Società dei Pugni dont la célébrité est européenne. G. Gorani retrace son parcours et rappelle qu’il a été formé au collège des Barnabites, où il accomplit de solides études en mathématique et en physique : « Les Barnabites l’avaient reçu dans leur Ordre à cause de ses grandes dispositions pour les sciences […] »5 Il réalise également toute une série de travaux portant sur les mathématiques, l’hydraulique et l’astronomie, dont les ouvrages lui permettent d’acquérir un grand nom et de fréquenter, lors de ses voyages, les plus grands savants et souverains. Sa correspondance suivie avec D’Alembert, Condorcet, Bailly ou encore La Condamine lui vouent l’admiration de l’auteur. De plus, G. Gorani évoque la

1

Bernard JOLIBERT, La Commedia dell’arte et son influence en France du XVIe au XVIIIe siècle, 1999, p. 50.

2 Giuseppe GORANI, op. cit. Du despotisme éclairé… p. 209. 3 Giuseppe GORANI, ibid. p. 209.

4 Giuseppe GORANI, ibid. p. 206. 5

présence du Docteur Rati, homme de science et médecin, d’origine piémontaise, qu’il décrit comme « très savant non seulement en médecine, mais en physique, en histoire naturelle, dans toutes les parties des mathématiques […] »1 Ces deux hommes font partager avec plaisir leurs connaissances et leurs expériences au cercle de sociabilité qu’ils fréquentent eux aussi de manière quotidienne. Leurs récits sont écoutés d’une oreille attentive, voire passionnée, par les auditeurs qui s’intéressent aux progrès des sciences, discipline sévèrement contrôlée par l’Église dans de nombreux États, mais qui bénéficie à Milan de la protection de Joseph II, lui-même passionné de médecine, même s’il n’en a qu des connaissances superficielles comme le rapporte G. Gorani : « Lorsque Joseph II entrait dans les hôpitaux, il s’entretenait de médecine avec les médecins, de chirurgie avec les chirurgiens, quoiqu’il n’eût sur ces sciences que les notions les plus légères. » 2

Documents relatifs