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G Gorani et la critique du protocole : un noble disgracié sans accès à la Cour de l’archiduc

Chapitre 5 Une noblesse milanaise soumise à un cérémonial omniprésent ?

5.2. G Gorani et la critique du protocole : un noble disgracié sans accès à la Cour de l’archiduc

Lors de son séjour à Milan, Giuseppe Gorani se voit interdire l’accès de la cour de l’Archiduc Ferdinand en raison de la disgrâce autrichienne qui le touche. Blessé dans son orgueil, il développe une critique de cette cour, qui devient un foyer de sociabilité important de la noblesse milanaise. Celle-ci, qui est influencée dans son protocole par la cour de Vienne, institue un protocole que tous doivent respecter.

a. Une pâle imitation de la Cour de France ?

Giuseppe Gorani considère la cour de l’archiduc Ferdinand comme une pale imitation de la cour de France. L’auteur affirme tirer son témoignage de son entourage, qui lui y a accès, comme c’est le cas d’une de ses nièces : « Une de mes nièces qui était dame de cette cour m’en parlait un jour… »1 Cette institution est soutenue par le pouvoir autrichien car elle attire la noblesse milanaise et reproduit l’ordre social complexe voulu par l’Empire. Marie- Thérèse ordonne à son fils, l’archiduc Ferdinand, de se montrer rigoureux dans toutes ses décisions. En effet, il est celui qui donne sa raison d’être à la cour de Milan et qui la surplombe :

« L’archiduc Ferdinand et sa femme s’étaient entourés de courtisans tels que je les ai faits connaître, non seulement pour être servis dans leurs spéculations mercantiles, mais aussi parce qu’ils voulaient briller seuls et être constamment applaudis. Il fallait à ces altesses, des gens faciles, complaisants et capables d’envisager comme bonheur suprême, d’approcher des princes à quelque prix que ce fût. »2

Pietro Verri voit cette cour d’un œil positif car d’après lui elle permet de réaffirmer l’ordre social traditionnel. De plus, elle contribue à discipliner la vanité de la noblesse et de satisfaire ses besoins de dépenses.3 G. Gorani le déclare dans ses considérations : « Un des

1 Giuseppe GORANI, op. cit. Storia di Milano… p. 176. 2 Giuseppe GORANI, op. cit. Storia di Milano… p. 164. 3

principaux vices des Grands est d’aimer la flatterie, de la faire aimer aux rois qu’ils approchent, et d’empoisonner ainsi une des principales sources du bonheur social. »1

L’entrée dans cette cour est sévèrement réglementée et permet également au pouvoir autrichien de mieux contrôler la noblesse. L’oncle maternel de G. Gorani est un exemple de la soumission dont fait preuve une grande part de nobles :

« Mais notre cher Abbé avait aussi des défauts. Il aimait d’abord trop passionnément les Grands et la grandeur. Parmi tous ses parents, j’étais celui dont il paraissait faire le plus de cas ; et néanmoins lorsqu’il se trouvait à la cour de l’archiduc Ferdinand ou dans quelque Maison particulière, s’il entendait parler de moi avec des marques d’improbation, il fronçait le sourcil, ne disait pas un mot pour me défendre, souffrait qu’on accablât son neveu chéri d’inculpations et de calomnies, et, si on lui demandait ce qu’il en pensait, il répondait en balbutiant, presqu’en me reniant et en assurant qu’il n’avait plus depuis longtemps aucune relation avec moi, lors même qu’il m’avait vu dans le jour chez lui et donné des témoignages d’estime et d’amitié. Mais s’il entendait faire mes éloges, alors il devenait éloquent, parlait de moi comme de son neveu chéri et ne cessait de me prôner. C’est alors qu’il affectait de me reconnaître en public ; tandis que, dans les cas contraires, il évitait ma présence. »2

Il faut savoir que l’ordre curial régule la place et le rang de chacun au sein d’une rigoureuse hiérarchie. Le Prince est supérieur en tout :

« Il est certain que jamais les courtisans ne s’aviseront de parer à la cour d’aucun objet de luxe qui déplairait au prince, et que, de proche en proche, chacun se conformerait au goût du prince, à l’exemple de la cour ; le prince peut ainsi contenir le luxe dans de justes limites, ou l’y faire rentrer. »3

En effet, la représentation du pouvoir princier se manifeste à travers la question de l’étiquette et du cérémonial, qui doivent dicter les comportements de chacun. Elle impose à tous un code, indexé sur la hiérarchie du prestige qui sépare la noblesse de vieille souche de

1 Giuseppe GORANI, op. cit. Recherches sur la science… p. 351. 2 Giuseppe GORANI, op. cit. Mémoire de jeunesse… p. 21. 3

ceux qui ont acquis leur titre de manière plus récente.1 En effet, la mécanique des préséances organise en rangs et en prérogatives, les diverses conditions et fonctions nobiliaires.2 C’est un rang de droit qui est basé sur l’ordre du sang. Il concerne avant tout l’élite nobiliaire, c'est-à- dire les membres du patriciat, qui peuvent accéder facilement à la cour de l’archiduc en compagnie de leur épouse. Ainsi par exemple, un avis du Tribunal héraldique daté de 1772 rappelle à la noblesse provinciale de l’État de Milan que sont admises à la cour seulement les dames dont les familles et celles de leurs maris sont décrits dans les ordres patriciens.3 Au contraire, les membres de la noblesse récente, composée de ceux qui ont acheté leur titre ou qui l’ont reçu en récompense de services rendus ne peuvent se rendre à la cour que seuls. De plus, ils n’ont pas l’autorisation de s’asseoir ou de danser.4

b. La critique d’une société du masque

La stratégie de domination de l’archiduc Ferdinand repose essentiellement sur la manipulation des tensions sociales.5 Il est conscient que l’intérêt personnel est le motif d’action premier de tout courtisan. D’après les témoignages qu’il recueille, Giuseppe Gorani déclare que :

« Tous craignaient de lui déplaire. L’amour du bien public, caractère distinctif des vrais amis de la patrie était éteint chez tous ceux qui environnaient ce prince qu’ils croyaient à la veille de tripler l’étendue et les revenus de ses états, et chacun ne calculait plus que sur les avantages qu’il pourrait en tirer. »6

Il faut savoir que la lutte pour le rang et le prestige entraîne des rivalités et des jalousies parmi les élites.7 L’auteur révèle le caractère de Ferdinand, qui aime les ragots : « Voilà la seule lecture qui se faisait à cette cour lorsque les principaux favoris étaient rassemblés autour de l’archiduc et de l’archiduchesse, qui partageait aussi à cet égard les goûts de son mari. »8 D’après G. Gorani, cette cour est un lieu de fausseté et de mensonge car

1 Norbert JONARD, op. cit. p. 29. 2 Cesare MOZZARELLI, op. cit. p. 496. 3 Cesare MOZZARELLI, ibid. p. 518. 4

Norbert JONARD, op. cit. Milan… p. 29.

5 Jacques REVEL, op. cit., p. 159-158.

6 Giuseppe GORANI, op. cit. Mémoire de jeunesse… p. 86.

7 Norbert JONARD, L’Italie des Lumières : Histoire, société et culture au XVIIIe siècle italien, 1996, p. 97. 8

les seuls mobiles qui y règnent sont l’argent et l’intérêt. Elle peut apparaître comme un lieu dangereux, où la moindre faille est reprise publiquement et transformée en moquerie. L’archiduchesse Marie-Béatrice est la première à se complaire dans cet exercice, comme s’en désole G. Gorani :

« Pendant que Marie-Béatrice était gouvernante à Milan, elle avait un travers impardonnable à une princesse de son rang […] celui de saisir les défauts et les ridicules de chacun, de médire avec éloquence et avec esprit, même de calomnier, de lancer épigrammes mordantes, de railler, de dire des injures charmantes, de persifler enfin même quelquefois d’une manière sanglante. Elle savait contrefaire et imiter supérieurement les airs, le son de voix, le langage, la démarche, la pantomime des hommes qui lui déplaisaient ou qu’elle enviait. »1

Dans cette cour, la compétition est si forte entre les courtisans que tout peut servir à ruiner les avantages et les ambitions d’un concurrent. Giuseppe Gorani dénonce la corruption et les intrigues et déclare avoir été disgracié en raison de son honnêteté :

« Trois fois dans ma jeunesse, la fortune m’a placé sur le théâtre du pouvoir et de la grandeur, trois fois ma franchise m’a fait échouer. Mon cœur fait pour la sincérité et l’amitié qui ne sont aux yeux des courtisans qu’imprudence, sottise et folie, m’a préservé de la séduction, et j’ai conservé toute l’énergie de mon âme et ma liberté. »2

Le secret et la dissimulation sont de mise car la cour est un monde fait d’ambitions. Le Gouverneur et son épouse sont environnés de Grands avides de pouvoir et de richesses, et qui se montrent prêts à tout pour obtenir des faveurs. Ces derniers rivalisent de complots afin d’obtenir des distinctions et d’être choisis en tant que favoris.3

1 Giuseppe GORANI, ibid. p. 174.

2 Giuseppe GORANI, op. cit. Recherches sur la science… p. 352-353. 3

c. La déception envers la dégradation d’une cour peu brillante et superficielle

Durant son séjour à Milan, Giuseppe Gorani voit évoluer lentement la cour de l’archiduc Ferdinand vers un affaiblissement du cérémonial qui entraîne selon lui sa dégradation. Les changements qui surviennent s’inscrivent dans la politique de réformes lancée par Joseph II dès la fin des années 1770. L’Empereur ordonne des changements dans sa propre cour, à Vienne, et bouleverse ainsi la question du protocole en effaçant peu à peu les privilèges aristocratiques et ordonne à son frère de faire de même à Milan.1 Par conséquent, Ferdinand, ennuyé lui aussi par la question du protocole, accepte peu à peu de s’en détacher. S’il participe aux rituels, il renonce désormais à suivre les conseils dictés par sa mère qui lui recommandait de filtrer l’accès à sa cour en fonction de la hauteur du rang des sujets. Il profite également des occasions qui se présentent à lui pour réduire officiellement les hommages à rendre à sa personne. En effet, Carlo Capra (dans « Il Palazzo Reale di Milano nella storia » In Enrico Colle, Enrico et Fernando Mazzocca, Il Palazzo Reale di

Milano, 2001) rapporte que lors de sa promotion au poste de gouverneur, Ferdinand montrait

déjà les signes d’un ennui envers le respect du protocole et ne cesser d’être réprimandé par Marie-Thérèse pour sa trop grande familiarité avec les Milanais.2 Le Gouverneur désire effacer les distinctions du rang pour être plus proche de ses courtisans. Il montre avec ostentation une désinvolture et un détachement envers les formes les plus sévères du cérémonial car son but est de donner de lui une image moins formelle. De plus, il se montre soucieux de préserver son intimité et cherche de plus en plus à se réserver un domaine propre où il puisse vivre libre des contraintes écrasantes.3 Ces modifications lui attirent la sympathie de la noblesse récente, heureuse de pouvoir approcher de lui sans difficulté. En effet, Ferdinand se montre attentif aux nouvelles hiérarchies qui se forment grâce aux réformes instituées par l’Empire. Il devient l’allié de la noblesse récente dans le but de montrer qu’un prince situe le mérite personnel au-dessus du rang dû à la naissance.4

Toutefois, Giuseppe Gorani révèle que la simplification des rituels entraîne une dégradation de la cour de l’archiduc Ferdinand. En effet, les éléments essentiels qui permettent de rendre une cour brillante ne sont pas présents. Ainsi par exemple, la Grâce, qui doit guider l’attitude des courtisans, est absente :

1

Guido BONARELLI, op. cit. p. 100.

2 Carlo CAPRA, « Il Palazzo Reale di Milano nella storia » In Enrico COLLE, Enrico e Fernando

MAZZOCCA, Il Palazzo Reale di Milano, 2001, p. 34.

3 Nicole CASTAN, op. cit. p. 431. 4

« Ce qui dans toutes les nations policées et dans les cours des princes qui ont l’esprit cultivé distingue les courtisans, c’est cette grâce, ce goût perfectionné et cette élégance des manières que leur donne la nécessité où ils se trouvent de captiver à la fois deux maîtres, le prince et l’opinion publique. Il n’en était pourtant ainsi à la cour de l’archiduc Ferdinand où l’amour de l’argent était la qualité dominante. »1

L’auteur dénonce la médiocrité culturelle dont font preuve la plupart des nobles qui fréquentent ce lieu : « À la cour de l’archiduc Ferdinand et de Marie-Béatrice d’Este on n’avait besoin ni de talents, ni de science, ni de vertu, ni de goût, ni d’esprit, ni de grâce, pas même de ce qu’on appelle « le bon ton », qui a toujours été essentiel pour jouer quelque rôle dans toute cour polie. »2 En effet, la sociabilité aimable et les conversations d’esprit qui doivent distinguer un homme de cour sont absentes :

« La cour archiducale de Milan se distinguait encore dans ce rapport. Les courtisans n’y parlaient qu’un jargon ignoble et grossier ; ils se présentaient gauchement, ils ne savaient pas même écrire un billet doux, ni une lettre ordinaire sans la remplir de fautes d’orthographe dont rougirait un laquais de toute autre cour. »3

Il tient ses informations de source sûre : « J’ai eu assez fréquemment l’occasion de lire des mémoires, des relations, des lettres de quelques-uns des principaux courtisans sur différentes affaires dont l’archiduc ou l’archiduchesse les avaient chargés, et j’en ai eu honte. »4

Cette médiocrité est voulue par Ferdinand lui-même qui, bien que se trouvant au milieu d’une noblesse comptant des « talents distingués, vrais amis de leur patrie et citoyens généreux », préfère choisir « les hommes les plus ignorants et les plus corrompus » c'est-à- dire des courtisans ne vouant pas d’intérêt aux sciences, aux lettres ou aux arts.5 D’après G.

1

Giuseppe GORANI, op. cit. Storia di Milano… p. 160-162.

2 Giuseppe GORANI, ibid. p. 162. 3 Giuseppe GORANI, ibid. p. 162. 4 Giuseppe GORANI, ibid. p. 162. 5

Gorani, seule la superficialité règne en ce lieu. D’ailleurs, la cour peut être comparée à un théâtre car c’est un espace où tout se joue dans le registre de la vision.1

Ainsi, G. Gorani présente la cour de l’archiduc Ferdinand comme peu brillante. Toutefois, il faut savoir qu’elle ne monopolise par la sociabilité milanaise, qui trouve d’autres lieux où mettre en place le mécanisme du cérémonial et de l’étiquette.

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