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Chapitre 2 Une administration sévèrement contrôlée par le pouvoir autrichien

2.2. La dénonciation de ministres plus ou moins compétents

Giuseppe Gorani, membre de cette noblesse milanaise en perte de ses pouvoirs, s’intéresse de façon attentive à la question des magistrats choisis par l’Empire autrichien pour faire partie du gouvernement de l’État de Milan. Il étudie les compétences plus ou moins profondes dont ils font preuve pour exécuter les ordres de Vienne et révèle l’un de leurs rôle principaux qui est celui de surveiller la noblesse milanaise.

a. Des ministres nommés par Vienne pour réduire le pouvoir du patriciat

Dans ses œuvres, Giuseppe Gorani se donne pour but de dénoncer les abus du gouvernement milanais, ce qui lui vaut d’être poursuivi par de nombreux ennemis. Dans l’ouvrage consacré à retracer l’histoire de Milan, il réalise un portrait des ministres principaux envoyés par la cour de Vienne à la tête de Milan. Promus officiellement pour seconder le travail du gouverneur, ces magistrats ont en fait pour tache de réduire le pouvoir du patriciat milanais.2 Durant la période où G. Gorani séjourne à Milan, le plus puissant d’entre eux est le comte de Firmian (1718-1782) qui est affecté à ce poste depuis 1759.3 Issu d’une famille noble,il est un ancien diplomate de grand talent ainsi que le décrit G. Gorani : « il possédait le droit public, le droit des gens, celui de la paix et de la guerre, l’art de traiter avec les souverains, la géographie, l’histoire, il était profondément instruit sur les différents traités, intérêts et tracasseries des cours. »4 Firmian succède à ce poste au comte Beltrame Christiani (1702-1758) qui était Génois de naissance, homme de loi habile et diplomate, réputé pour avoir été responsable des réussites de négociation qui ont régulé les questions de frontière avec le Piémont (1751), l’État Pontifical (1756) et le duché de Modène (1758).5 Carlo Capra le décrit comme ayant été un parfait serviteur de la couronne autrichienne

1

Giuseppe GORANI, op. cit. Storia di Milano…p. 58-60.

2 Carlo CAPRA, op. cit. p. 31. 3 Norbert JONARD, op. cit. p. 62.

4 Giuseppe GORANI, op. cit. Du despotisme éclairé… p. 102. 5

lorsqu’il rapporte le témoignage de Pietro Verri : « il ne pensait jamais renverser les usages de l’État, il s’en empêchait même, il n’attisa jamais la haine envers lui mis à part en accordant sa faveur aux fermiers généraux […] Il eut toujours du respect envers les familles seigneuriales, il fut aussi bon qu’il est possible de l’être. »1 Sa puissance a été immense, ainsi que le révèle G. Gorani :

« Quoi qu’il ne fût que grand chancelier, cependant son pouvoir était si prépondérant que le gouverneur était obligé de respecter ses opinions s’il voulait n’être pas contrarié dans toutes ses fonctions. D’après les instructions secrètes de l’impératrice-reine, Christiani était un ministre d’une si grande importance, que le Sénat, le gouverneur, les généraux d’armées, l’archevêque et son clergé et tous les magistrats, le redoutaient extrêmement. »2

Il en est de même du comte de Firmian, qui s’emploie à honorer son poste avec efficacité, ce qui lui permet de s’attirer les louanges des hommes de lettres. Ainsi par exemple, Jérôme de Lalande le décrit en ces termes :

« M. Le comte de Firmian, Conseiller d’État, Chambellan de la Reine et de l’Empereur, Chevalier de la Toison d’Irlande, né à Trente, exerce à Milan le rang de Ministre d’État de la Reine de Hongrie ; il reçoit ses ordres ; il veille sur l’administration, avec intelligence, avec zèle et avec douceur ; il m’a paru que les naturels et les étrangers s’en honoraient également : c’est une chose bien honorable pour un Ministre… »3

G. Gorani pense de même et affirme que « si le comte de Firmian eût continué dans le caractère diplomatique, il aurait laissé un très beau nom sans tâche, une grande réputation bien méritée, car il possédait les talents et les qualités qui peuvent contribuer à rendre un homme extrêmement utile et agréable dans une ambassade. »4 Cependant, l’image idyllique

1 Carlo CAPRA, op. cit. La Lombardia austriaca… p. 30 : « non aveva idee di rovesciare gli usi dello Stato,

anzi se ne asteneva, né attizzo mai l’odio se no col favore che accordo ai fermieri generali […] Sempre conservo rispetto alle famiglie signorili, fu uomo buono quanto lo è possibile. »

2 Giuseppe GORANI, op. cit. Storia di Milano… p. 58. 3 Norbert JONARD, ibid. p. 61.

4

que le pouvoir autrichien désire donner de son administration cache en réalité de nombreuses faiblesses, révélées à travers l’efficacité mitigée des réformes mises en place.1

b. Une efficacité réduite, due à l’étroite surveillance viennoise

Dans ses œuvres, Giuseppe Gorani dénonce avec amertume le peu d’efficacité de nombreux ministres. Or, leurs compétences ont un rôle prépondérant sur la prospérité de l’État de Milan, comme le montre l’expression suivante : « […] toutes les fois que l’administration politique fut dirigée à Milan avec sagesse, Milan était le centre de toutes les connaissances, de la gaieté, du bonheur et de l’opulence. »2 Cette inefficacité est due, d’après lui, à la surveillance viennoise. En effet, avec le renforcement du contrôle autrichien à Milan, la marge de manœuvre devient limitée. Ainsi par exemple, G. Gorani n’hésite pas à aller à l’encontre du portrait officiel que les contemporains ont fait du comte de Firmian. Il révèle que si ce dernier s’est acquis une réputation de sagesse, son rôle reste malgré tout modeste et se limite principalement à celui d’être un intermédiaire entre Vienne et Milan.3 Ne pouvant mettre librement en place de nouvelles réformes, Firmian se contente de demeurer un simple exécutant. Norbert Jonard (dans Milan au siècle des Lumières, 1974) le qualifie de « chien de garde de l’absolutisme » attentif à « apercevoir l’esprit de fronde des novateurs, comme l’esprit autonomiste des conservateurs ».4 Bien qu’étant un fonctionnaire dévoué, il n’est donc pas un grand commis de l’État. Toutefois, G. Gorani reconnaît son zèle et révèle sa volonté d’être considéré comme un ministre philosophe ouvert aux idées éclairées et un protecteur de la tolérance et de la raison. Il explique :

« Ce ne fut en effet que depuis son ministère qu’il fut permis dans la Lombardie autrichienne de penser tout haut et de parler librement, et pour que cette tolérance fut mieux assurée, il sollicita sans cesse avec beaucoup de vivacité auprès de l’impératrice reine, l’abolition de l’inquisition jusqu’à ce qu’il l’eut en effet obtenue. »5

1

Guido BONARELLI, op. cit. p. 190.

2 Giuseppe GORANI, op. cit. Storia di Milano… p. 204. 3 Norbert JONARD, op. cit. p. 61.

4 Norbert JONARD, ibid. p. 61. 5

En effet, l’auteur loue la formation cosmopolite et ouverte aux idées éclairées de Firmian, qui le pousse à vouloir éliminer les superstitions.1 Dans cette optique, le ministre essaye également de réduire les abus du clergé, ainsi que le montre G. Gorani :

« Il ne cessa de veiller pour empêcher les abus de la puissance et du crédit des prêtres, des moines et des dévots et dévotes. Il inspectait de près toutes leurs actions. Il soumit tous les gens d’Église à l’autorité civile, au paiement de toutes les impositions, selon leurs facultés […] Firmian mettait toujours beaucoup d’empressement lorsqu’il s’agissait de démasquer la superstition et l’hypocrisie, de découvrir et de punir les tricheries sacerdotales et dans les affaires de cette espèce il ne se rapportait jamais à ses ministres subalternes, ni a ses favoris, et voulait tout examiner et décider par lui-même. »2

Toutefois, défendant avant tout les droits régaliens et la raison d’État, Firmian développe parfois un autoritarisme plus proche de l’absolutisme que de la philosophie des Lumières.

c. Une affliction pour la frivolité et la corruption des ministres

Enfin, Giuseppe Gorani se fait un devoir de dénoncer les faiblesses et les corruptions du gouvernement milanais. Il montre dans ses œuvres une affliction pour la frivolité et la corruption dont font preuve la plupart des ministres nommés à la tête de l’État de Milan. Il critique par exemple la bêtise de nombreux hommes au pouvoir et dénonce le pédantisme du comte de Firmian, qui feint de s’intéresser à tout : « Avec des éloges, donnés même sans beaucoup d’art ni d’esprit, on lui faisait souvent admirer ce qui n’était guère admirable, et on obtenait de lui des places, des emplois, des honneurs. »3 De plus, G. Gorani dénonce la superficialité avec laquelle Firmian traite parfois les affaires de l’État :

« […] comme il perdait une très grande partie de son temps à contempler ses collections, à badiner avec ses singes et ses perroquets, à monter ses nombreuses pendules, et qu’il était inappliqué aux affaires, peu attentif à ce qu’il se passait dans le gouvernement, plein de confiance en ses ministres

1 Giuseppe GORANI, ibid. p. 100 2 Giuseppe GORANI, ibid. p. 106 3

subalternes, en ses secrétaires, en ses domestiques et autres favoris, cette nonchalance fut cause qu’ils osèrent souvent abuser de son nom […]»1

L’auteur s’emploie également à dénoncer la corruption et l’orgueil dont font preuve certains ministres. Ainsi par exemple, il décrit le comte de Firmian comme un orgueilleux adorant la flatterie, se montrant condescendant envers quiconque lui témoigne de l’admiration. Pietro Verri le décrit également ainsi : « son gouvernement fut celui d’un pacha inaccessible, capricieux et quelquefois violent. »2 De plus, il suscite les intrigues, nommant des favoris ou ôtant ce titre : « Lorsqu’on lui portait des plaintes contre l’abus que faisaient ses favoris, du pouvoir qu’il leur confiait, il avait toujours de la peine à se persuader qu’ils se fussent rendus coupables des crimes dont on les accusait et ne faisait presque jamais rien pour découvrir la vérité. »3

La plupart des ministres font passer leurs plaisirs personnels avant les affaires d’État, comme c’est le cas du comte de Firmian. G. Gorani dénonce le fait que ce dernier soit uniquement occupé de ses plaisirs et ne pense qu’à jouir tranquillement des privilèges qui sont les siens en raison de son poste. G. Gorani déplore leur manque d’amour pour l’État lorsqu’il déclare : « Patriotisme, amour du bon ordre, zèle du bien public, tous ces mots leur paraissent vides de sens. »4 Pietro Verri confirme ses dires quand il rapporte une scène durant laquelle Firmian révèle sa méfiance à l’égard des Milanais :

« Le peuple regardait dans la rue un spectacle de marionnettes, il le crut soulevé et commanda aussitôt à son cocher de faire volte-face. Au milieu des nobles, avec sa grosse tête bombée, le regard toujours inquiet, il guettait à droite et à gauche le stylet qu’il croyait prêt à le frapper. Après plusieurs années de résidence, il connaissait encore si mal le caractère patient et tranquille des Milanais, qu’il les représenta toujours à la Souveraine comme n’étant nullement attachés à son gouvernement, ce qui était une calomnie. »5

1 Giuseppe GORANI, ibid. p. 104. 2

Norbert JONARD, op. cit. p. 60.

3 Giuseppe GORANI, op. cit. Storia di Milano… p. 104-106.

4 Giuseppe GORANI, Mémoires secrets et critiques des cours, des gouvernements et des mœurs des principaux États d’Italie, vol. 2, 1793, p. 73.

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Ainsi, G. Gorani dénonce avec virulence le despotisme et la corruption exercés par les ministres sur le peuple milanais. Or, ces vices sont également présents dans le domaine judiciaire.

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