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Chapitre 7 Une lente initiation à la culture éclairée et au statut d’homme de lettres

8.3. Giuseppe Gorani, un homme de lettres en rupture avec son temps ?

La fréquentation du salon tenu par Carlo et Giovanni Verri est également essentielle dans le sens où elle permet à Giuseppe Gorani de développer et de mûrir sa pensée politique. À son contact, l’auteur forme les idées qui vont devenir les siennes et qu’il va défendre tout au long de sa « carrière » d’homme de lettre.

a. Une pensée politique mûrie au contact du salon des frères cadets de la famille Verri

Dans le salon des frères cadets de la famille Verri, la philosophie des Lumières et l’influence de l’ancienne Società dei Pugni se remarque dans le choix de sujets évoqués par les membres. Certaines séances sont dédiées à la discussion de certaines questions comme par exemple celle de l’influence que peut avoir un régime politique sur les questions économiques, sociales et culturelles d’un État, questions qui sont également au cœur des réflexions naissantes de G. Gorani. Durant certaines heures, les convives s’interrogent sur la situation de l’État de Milan et sur l’emprise politique du gouvernement Habsbourg. Ainsi par exemple, le comte Alexandre Sormani, membre assidu de la société, se fait un plaisir de dresser un portrait de la capitale lombarde et de ses faiblesses politiques : « Personne ne connaissait mieux la cour, la ville et tout l’empire autrichien que lui. Sa tête était riche en

1 Giuseppe GORANI, ibid. p. 208. 2

anecdotes qu’il savait débiter avec toutes les grâces de la diction la plus pure et avec un esprit très fin. »1 Toutefois, si les problèmes sont évoqués et discutés, ils ne sont pas combattus ouvertement par les convives qui, contrairement aux anciens membres de la Società dei

Pugni, ne mettent pas en place des instruments de luttes ou de dénonciation publique. Leurs

propositions demeurent de simples idées et leurs discussions ne sortent pas de leur cercle. Toutefois, il faut savoir que la fréquentation de ce cercle de sociabilité joue un rôle prépondérant dans la formation intellectuelle de G. Gorani, qui mûrit parmi eux ses propres réflexions politiques. Convaincu du lien étroit entre un régime politique et la vie économique, sociale et culturelle d’un État, il décide alors de passer à l’acte et de dénoncer publiquement, dans ses œuvres, le despotisme qui sévit à Milan.

Le salon tenu par les deux frères Verri est également le lieu où Giuseppe Gorani se forme et acquiert le style d’écriture et de narration qu’il va garder tout au long de sa carrière. Au contact des différents membres qui rivalisent de talent afin de livrer leurs réflexions, il apprend la manière d’exposer sans lourdeur au public ses idées. De plus, il découvre le style plaisant de l’anecdote, qui devient également le sien. Fortement apprécié dans les salons du XVIIIe siècle, ce style, qui allie narration et légèreté, permet à l’interlocuteur d’appuyer ses dires par des témoignages vécus ou entendus. Ainsi par exemple, il admire le comte Alexandre Sormani et sa diction captivante :

« Sa tête était riche en anecdotes qu’il savait débiter avec toutes les grâces de la diction la plus pure et avec un esprit très fin. Dans ses discours il avait un je ne sais quoi de sentencieux, au point que l’on croyait quelquefois d’entendre Tacite, tant il était serré dans ses sentences et dans tous ses aperçus. »2

Toutefois, ce style, qui est également associé à une certaine légèreté, peut parfois s’approcher du commérage et discréditer des propos sérieux.3

1

Giuseppe GORANI, ibid. p. 208.

2 Giuseppe GORANI, ibid. p. 208.

3 Bartolo ANGLANI, « Giuseppe GORANI, osservatore dell’Europa settecentesca », in Eteroglossia e plurilinguismo letterario, I- L’Italiano in Europa, Atti del XXI Convegno interuniversitario di Bressanone, 2-4 luglio 1993, p. 162-186.

b. La conversion à l’économie politique et la déception d’une candidature refusée par la Società Patriotica

Durant son séjour à Milan, de 1774 à 1779, Giuseppe Gorani découvre avec intérêt, par la correspondance qu’il entretient avec le marquis de Mirabeau (1715-1789), l’existence d’une science, en économie politique, qui étudie notamment la circulation des richesses dans l’économie. L’étude de la physiocratie, née en France dans les années 1750 sous l’influence de François Quesnay, le passionne tout particulièrement.1 Ce courant prend pour hypothèse que le travail est la source de toute création de richesse. G. Gorani est profondément influencé dans ses idées par les théorie avancées dans L’ami des hommes ou traité sur la

population (1756) ouvrage philanthropique où Mirabeau tente de démontrer que la vraie

richesse d’un État consiste dans sa population et que, comme la population dépend de sa subsistance, la subsistance ne se tire que de l’agriculture. Par conséquent, d’après lui, tout dépend de l’agriculture.2 G. Gorani, qui s’intéresse à l’art de régner depuis la parution de son ouvrage Il Vero Dispotismo en 1771, se penche sérieusement et de manière suivie sur l’étude de la physiocratie, qu’il considère comme essentielle afin de comprendre la nature du gouvernement d’un État ainsi que son fonctionnement. Il voit dans cette doctrine une correspondance avec ses propres théories :

« J’eus pourtant le plaisir de m’apercevoir que longtemps avant de savoir qu’il existait une science véritable en économie politique, j’en avais, par les efforts de mon esprit, deviné quelques-uns des principes essentiels, tel, par exemple, celui de la liberté dans le commerce. J’avais également deviné quelques autres principes et je les avais déduits de mes innombrables remarques sur les différents gouvernements, pendant mes voyages […] »3

L’auteur, qui fait une étude suivie et méthodique de la physiocratie, se donne pour devoir de l’introduire en Italie : « Mais l’homme de bien, qui découvre la vérité, ne doit pas se contenter de la garder pour lui : il doit la propager. C’est ce que je fis. »4 En effet, Bartolo Anglani (dans « Giuseppe Gorani, osservatore dell’Europa settecentesca », in Eteroglossia e

plurilinguismo letterario, I- L’Italiano in Europa, Atti del XXI Convegno interuniversitario di

1 Franco VALSECCHI, op. cit. L’Italia nel Settecento… p. 469.

2 Jean DELUMEAU, L’Italie de la Renaissance à la fin du XVIIIe siècle, 1991, p. 307. 3 Giuseppe GORANI, op. cit. Du despotisme éclairé… p. 183.

4

Bressanone, 2-4 luglio 1993), le considère même comme le premier à avoir fait pénétrer cette

doctrine économique dans la péninsule italienne.1

C’est avec une surprise et un chagrin immenses que Giuseppe Gorani découvre le rejet de sa candidature à la nouvelle académie agraire créée par le pouvoir autrichien pour permettre « le progrès de l’agriculture, des arts et des manufactures, avec dotation pour les prix à distribuer annuellement et la mise en place d’un terrain pour les expérimentations. »2 Cette académie, qui prend le nom de Società Patriotica voit le jour le 22 juillet 1776.3 Présidée par Pietro Verri, elle regroupe en son sein trente-huit membres parmi lesquels figurent des hommes comme Cesare Beccaria, Antonio Greppi, Giuseppe Parini et Paolo Frisi. G. Gorani se réjouit dans un premier temps de cette présidence, comme le montre les propos qu’il tient dans une lettre adressée à Pietro Verri : « Je suis très sensible à la marque d’amitié que vous me donnez monsieur le comte en vous ouvrant librement au sujet de la nouvelle société prestigieuse. »4 Il se montre ensuite blessé dans son orgueil de ne pas avoir été convié pour en faire partie. Dans une lettre adressée à Pietro Verri, il lui reproche d’avoir essuyé un refus lors de sa demande d’admission : « Que doivent dire les amis et les correspondants que j’ai dans les pays étrangers ainsi que mes divers ennemis en voyant érigée une académie sur l’agriculture, sur le commerce et sur les arts sans que je sois parmi les trente-huit membres qui la composent ? »5 Sa surprise laisse place à la déception de constater que le bon fonctionnement de la Società Patriotica est entravé par les rivalités et les querelles de classe. En effet, la majorité des membres sont des nobles « étonnés de se trouver ensemble pour un objet auquel ils n’avaient jamais pensé » comme l’écrit Pietro Verri à son frère Alessandro le 4 février 1778. Par impréparation autant que par légèreté, ils ne la prennent au sérieux. Aussi les débuts sont difficiles et les démissions nombreuses.6

1 Bartolo ANGLANI, op. cit. p. 162-186.

2 Pietro VERRI, op. cit. Storia di Milano… p. 454. « per i progressi dell’agricoltura, delle arti e delle

manifatture, con una dotazione per i premi da distribuirsi annualmente, e l’assegno di un terreno per gli esperimenti. »

3 Carlo CAPRA, op. cit. La Lombardia austriaca… p. 336-339.

4 Giuseppe GORANI, « Lettre à Pietro Verri », s.d. in Fondo Novati, fascicolo 593, Società Storica Lombarda. 5

Giuseppe GORANI, « Lettre à Pietro Verri, 25 janvier 1777 » in Fondo Novati, fascicolo 593, Società Storica Lombarda, « Che debbono dire gli amici e corrispondenti miei nei paesi esteri e i vari nemici miei nel « vedere » eretta qui un’accademia sull’agricoltura, sul commercio e sulle arti senza che io sii tra i 38 membri che la compongono ? »

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c. Un homme de lettres rejeté par la société milanaise pour ses idées novatrices et son amour de la liberté d’expression

Dans ses écrits, Giuseppe Gorani se montre persuadé d’avoir été rejeté par la majorité de la société milanaise pour les idées novatrices et frondeuses qu’il exprime de plus en plus fort dans les domaines de la politique, de l’économie et de la société. Dans une lettre adressée à Pietro Verri le 18 avril 1774, c'est-à-dire peu de temps après son arrivée dans la ville, il lui confie déjà avec désolation le sentiment d’être méprisé par la haute société milanaise et par le pouvoir autrichien pour avoir osé formuler des critiques sur le gouvernement.1 Il justifie sa mésentente avec la noblesse milanaise en raison de sa haine envers le mensonge et la dissimulation, vices qui sévissent parmi elle. De plus, dans une seconde lettre datée du 25 janvier 1777 et adressée au même destinataire, G. Gorani exprime une immense tristesse et livre l’impression de ne pas être estimé selon son mérite véritable.2

Malgré le rejet de la société milanaise, l’amour de la liberté d’expression demeure le principe essentiel qui guide Giuseppe Gorani dans tous ses choix et dans toutes ses actions. Dans les Recherches sur la science du gouvernement (1784) il en donne la définition: « La liberté ne consiste que dans le pouvoir de faire, de penser, de dire et d’imprimer tout ce qui ne nuit point à la société, et tout ce qui n’est point défendu par les lois. »3 Il se place aux côtés d’autres hommes de lettres comme Alfonso Longo, qui défend la liberté civique.4 D’après ce dernier, la liberté de penser et de s’exprimer est un droit sacré qui provient de la nature, elle est indépendante de toute autorité et permet les progrès de l’esprit, de la tranquillité et de la vertu.5 De plus, l’idée de liberté est profondément associée à celle de bonheur. Il s’agit de la plus noble prérogative de l’homme car elle donne de l’esprit, elle inspire le courage et lui permet d’augmenter la force.

Ainsi, pour Giuseppe Gorani, l’erreur, l’ignorance et la tyrannie sont des fléaux que la liberté de penser peut combattre. La confrontation des opinions est essentielle car elle permet aux idées de se développer. C’est donc également durant la période de son séjour à Milan que l’auteur donne naissance aux idées majeures de sa pensée politique.

1 Giuseppe GORANI, « Lettre à Pietro Verri, 18 avril 1774 », in Lettere trascritte, Fondo Novati fascicolo 593, Società Storica Lombarda, p. 1.

2

ADEMOLLO, op. cit. p. 71-72.

3 Giuseppe GORANI, op. cit. Recherches sut la science…vol. 2, p. 313.

4 Alfonso LONGO, « Dalle istituzioni economico politiche, Parte prima, in Franco VENTURI, Illuministi italiani, III, Riformatori lombardi, piemontesi e toscani, p. 250-256.

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Chapitre 9 - La naissance des idées majeures de la pensée politique de

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