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Chapitre 2 Une administration sévèrement contrôlée par le pouvoir autrichien

2.3. Une justice en décadence et en proie à la corruption ?

Lors de son séjour à Milan, Giuseppe Gorani se voit confronté à la justice milanaise pour des affaires familiales, ce qui lui donne l’occasion de s’intéresser de près au domaine de l’administration publique. Il dénonce le désordre et la faiblesse de son organisation interne ainsi que les limites des réformes ordonnées par le pouvoir autrichien.

a. Une réorganisation judiciaire contrôlée par la cour de Vienne

Giuseppe Gorani s’emploie à étudier la question de l’administration judiciaire et de sa réorganisation sous le contrôle de la cour de Vienne. Il y accorde une importance essentielle.1

Il constate la faiblesse de celle-ci due à la foule des juridictions existantes. En effet, il faut savoir que tous les points essentiels de l’administration sont contrôlés par le gouvernement autrichien. Un grand nombre de magistratures individuelles ponctuent l’administration de la justice milanaise.2 Parmi les juges, qui peuvent être nommés à vie ou pour une période de deux à trois ans, se trouve tout d’abord le Capitaine de Justice, qui, sous la dépendance du Sénat, est chargé de l’exécution des décrets. Jérôme de Lalande décrit son rôle et affirme qu’il a : « trente sbires à ses ordres, pour l’intérieur de la ville, et vingt quatre pour la campagne ; on pourrait juger que cela ne suffit pas, parce qu’il arrive souvent dans le Milanais que les voyageurs soient attaqués ». Hiérarchiquement au-dessous de lui, il y a le podestat de Milan qui, avec les juges del Gallo e del Cavallo, exerce la juridiction criminelle ordinaire, tandis que le Vicario pretorio est chargé des causes civiles en particulier.3

Face au désordre judiciaire qui sévit, le pouvoir autrichien tente d’imposer une série de réformes qui entraîne l’abolition de la plupart des magistratures.4 G. Gorani loue les premières réformes entreprises car il considère comme essentielle la bonne conduite des tribunaux :

1 Giuseppe GORANI, Recherches sur la science du gouvernement, 1790, p. 146. 2 Carlo CAPRA, op. cit. La Lombardia austriaca… p. 287-288.

3 Norbert JONARD, op. cit. p. 63. 4

« Lorsque les tribunaux sont bien constitués, lorsque leur conduite est régulière, tout délit est promptement réprimé, tous les torts sont promptement réparés, tous les différents sont promptement et bien jugés ; la tranquillité publique est assurée, et le prince n’est point exposé à toutes les haines part qui le poursuivraient s’il jugeait seul en matières criminelles sur tout. »1

En visite à Milan en 1766, l’abbé Richard s’employait déjà à évoquer dans son récit de voyage les principaux tribunaux de justice.2 Toutefois, Gorani critique la tournure prise

par les réformes sous Joseph II. Il dénonce l’inutilité de l’abolition des anciennes magistratures pour en créer de nouvelles :

« On aurait envisagé cette suppression comme un très grand bien si elle n’avait pas été remplacée par d’autres tribunaux mal composés et très mal organisés. […] Selon les nouvelles dispositions les frais de justice et de plaidoirie devaient entrer dans les caisses de Sa Majesté, mais immédiatement après le départ des deux réformateurs les juges surent doubler ces droits afin de n’être pas frustrés de leurs épices. Ainsi la justice devint plus ruineuse qu’auparavant.3

b. Un homme et son procès face à l’efficacité parfois relative de la justice

Suite à ses observations et à ses propres expériences, Giuseppe Gorani révèle dans ses écrits la faiblesse de la justice milanaise. Dans la Storia di Milano… l’auteur décrit la lente dégradation de celle-ci. Ainsi par exemple, sous le gouvernement de Pallavicini « jamais Milan, les autres villes, et les campagnes de la Lombardie autrichienne ne jouirent d’une plus grande sûreté. Pallavicini ne se bornait point à faire administrer exacte et impartiale justice, mais la police qu’il introduisit dans la province était admirable et d’une activité surprenante. »4 Or, avec les mesures prises par Joseph II, la justice ne devient plus qu’une apparence, la sécurité publique fait place à la violence : « La police établie par Joseph II dans

1 Giuseppe GORANI, Recherches sur la science du gouvernement, p. 150. 2 Jérôme RICHARD, op. cit. p. 262.

3 Giuseppe GORANI, ibid. p. 222 4

tous ses états n’avait pour but que d’opprimer, d’avilir et de dépouiller ses sujets. »1 La raison en est, selon G. Gorani, le despotisme auquel le gouvernement se livre sans vergogne.

L’auteur est lui-même confronté à la justice suite à la mort de son père, survenue le 6 mars 1774, pour des questions d’héritage : « Mon infortuné père ayant payé le dernier tribut à la nature et ce malheur m’ayant donné des droits incontestables à une partie de sa succession, je crus pouvoir reprendre mon goût dominant pour l’indépendance. »2 Or, son frère, en qualité d’aîné, lui demande de lui céder également sa part du patrimoine familial: « Une de ces lettres était de mon frère César, qui, avec ses expressions hypocrites d’amitié cherchait à m’endormir, à me captiver, pour m’engager à me contenter d’une pension et à renoncer à ma part dans la succession paternelle. »3 En effet, l’application du maggiorascato (droit d’aînesse), dans l’État de Milan, fait que l’unique bénéficiaire du patrimoine familial est l’aîné mâle de la famille, ce dont Gorani s’offusque.4 Persuadé que Cesare Gorani s’est également approprié sa part de l’héritage, il lui intente un long procès accompagné d’une guerre féroce qui oppose les deux frères de 1774 à 1778.5 Giuseppe désire obtenir sa part de l’héritage familial :

« Je comptais sur une succession de quinze à dix-huit mille livres tournois de revenu, et je n’exagérais point. Les biens affectés à la primogéniture m’étaient connus, et je crus qu’on ne me disputerait pas la moitié de tous les autres biens du patrimoine de mes pères. Je pensais, en conséquence, qu’un pareil revenu était magnifique pour un homme de lettres. En effet, j’aurais eu un pareil revenu et même quelques milliers de livres au-delà, s’il y avait eu de la probité chez mon frère et de l’exactitude dans l’administration de la justice dans mon pays, et si les Ministres et Magistrats auxquels j’avais à faire eussent été des hommes pénétrés de leurs devoirs. »6

L’auteur s’exaspère de la lenteur de la procédure qui se traduit par une lutte continuelle avec sa famille. Il critique également le verdict rendu car s’il obtient gain de cause, il ne doit se contenter que d’une partie mineure de l’héritage :

1 Giuseppe GORANI, ibid. p. 228 2

Giuseppe GORANI, op. cit. Du despotisme éclairé… p. 200

3 Giuseppe GORANI, ibid. p. 199.

4 Claudio DONATI, op. cit. L’idea di nobiltà… p. 20. 5 Francesco CUSANI, op. cit. p. 629.

6

« Après avoir refusé toutes les propositions injustes, il fallut m’accorder ce que je demandais : un partage, entre mon frère et moi, de tous les biens de la famille qui n’étaient pas prouvés appartenir à la primogéniture. […] Si j’avais eu huit à dix mille livres à mon commandement, j’aurais pu obtenir le double de ce que j’obtins, mais, manquant de papiers et d’argent, il fallut me contenter d’un partage fort inégal […] »1

c. Une victime de la corruption des magistrats milanais ?

Giuseppe Gorani affirme, dans les Mémoires pour servir à l’histoire de ma vie, éprouver un véritable dégoût pour la ville de Milan depuis le procès intimé contre son frère. En effet, ce procès lui a permis de découvrir la corruption qui règne sans vergogne parmi les magistrats milanais chargés de rendre justice et de s’occuper de l’administration publique de la cité :

« Dans cette horrible guerre les parties n’étaient pas égales. Mon frère était riche, et ainsi il avait les moyens de gagner le relateur du procès, son chancelier, son mignon, sa maitresse, tous ses domestiques, ainsi que les autres juges, leurs domestiques et leurs maitresses. Mon frère possédait les archives de la famille, et corrompait mon avocat, mon procureur, mon solliciteur. En arrivant, en mars 1774, à Milan, je n’avais pas trente louis en mon pouvoir et qui bientôt avaient disparu. Qu’est-ce, en effet, qu’une pareille somme, lorsqu’on a pour adversaire un riche coquin ? »2

G. Gorani se montre outré par le manque d’impartialité des magistrats. En effet, ces derniers ne font pas l’objet d’un contrôle étroit dans leurs activités et se laissent acheter par les clients qui leur offrent le plus d’argent. Il le répète à plusieurs reprises dans ses œuvres: « Je n’ai pas trouvé un seul parmi nos jurisconsultes dont je puisse me louer. Tous cupides, ils ne savent que prendre à pleines mains et s’entendre avec un aîné lorsqu’ils servent un cadet de famille. »3

D’après Giuseppe Gorani, la conduite des juges milanais contredit leur devoir qui doit être celui d’appliquer les lois de l’État dans lequel ils officient :

1 Giuseppe GORANI, op. cit. Du despotisme éclairé… p. 204. 2 Giuseppe GORANI, op. cit. Du despotisme éclairé… p. 202. 3

« La loi doit être l’unique règle de la conduite d’un juge, il doit être sans passion comme elle, il peut être sensible, indulgent, clément dans la société, envers ses parents, ses amis, mais au tribunal tout intérêt perso, de parenté, d’amitié, d’ambition, toutes affections doivent se taire, il ne doit consulter que les faits, les causes et les lois. »1

D’après lui, la raison du mauvais fonctionnement de la justice est la pratique de la vénalité de certaines charges qui fait que des hommes obtiennent le poste qu’ils occupent sans pour autant avoir la formation requise. Cette conviction est appuyée par les dires de Montesquieu, dont il lit avec assiduité les ouvrages : « Cependant Montesquieu a osé faire l’apologie de ce funeste abus de vendre le droit de juger et de secourir l’innocence, comme si, en vendant ces charges, on vendait aussi les talents et les vertus nécessaires pour les exercer, et qu’ensuite les talents et les vertus devinssent héréditaires comme les charges. »2 Or, il faut savoir que ces magistratures sont tenues par les membres de la noblesse milanaise qui les maintiennent en chasses gardées mais qui deviennent des instruments de despotisme.

Ainsi, la couronne autrichienne ne parvient pas toujours à mettre en place une œuvre législative efficace. Toutefois, il faut savoir que ces réformes ne concernent pas seulement le domaine judiciaire mais également les finances publiques.

1 Giuseppe GORANI, op. cit. Recherches sur la science…, p. 154. 2

Chapitre 3 - Une lutte continuelle entre le pouvoir autrichien et la

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