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La relation est-elle stratégique pour le Brésil ?

La volonté d’ouvrir un canal de relations directes et régulières entre Bruxelles et Brasilia au travers d’un partenariat stratégique est, comme il l’a déjà été rappelé, issue d’une initiative européenne. En réalité, le Brésil n’a jamais défini de stratégie particulière à l’égard de l’Europe communautaire malgré le fait qu’il a été l’un des premiers sur le continent latino-américain à établir des relations diplomatiques avec la Commission européenne à la suite de la fusion des exécutifs des Communautés européennes en 1965, à reconnaître diplomatiquement la Communauté économique européenne (CEE), à établir une représentation permanente à Bruxelles et à sceller avec celle-ci des accords de première (1973), deuxième (1980) et troisième génération (1992) 109. Néanmoins, l’absence d’un grand dessein stratégique pour les relations avec l’Europe communautaire ne signifie pas pour autant que le Brésil ne développe pas des perceptions particulières à l’égard de l’Union qui à leur tour, façonnent les interactions qu’il peut avoir avec cette dernière.

L’image que les autorités brésiliennes ont de l’Europe communautaire est quelque peu mitigée. Pour le Brésil, l’UE reste une entité complexe et difficile à comprendre car elle est composite et implique de nombreux acteurs et institutions 110. Il [47] apparaît plus facile aux yeux des décideurs brésiliens de traiter séparément avec les autorités des États membres, d’autant que la marge d’action des

109 Les accords de première et deuxième génération que l’Europe communautaire proposera au Brésil et à d’autres pays d’Amérique latine constituent des associations commerciales non-préférentielles. Toutefois, les accords de deuxième génération élargissent leur portée à d’autres thèmes et accordent désormais une place à la coopération au développement. Les accords de « troisième génération » intègrent en plus des « clauses démocratiques » dont l’objectif premier est de « garantir le respect des principes de base qui relèvent d’un patrimoine de valeurs communes ».

110 C’est cette vision qui est ressortie des propos tenus par monsieur Luciano Mazza de Andrade, conseiller politique à la Mission brésilienne après de l’Union européenne, dans une interview réalisée le 10 février 2012.

organismes européens en charge des relations extérieures leur apparaît restreinte. Il n’est dès lors pas surprenant que le Brésil dispose de

« partenariats stratégiques » avec notamment l’Allemagne, la France, l’Espagne, l’Italie, le Portugal et la Suède 111. Au-delà des bénéfices qu’il compte retirer de ces relations en termes de technologie, de progrès scientifique, d’économie ou d’investissement, le Brésil espère additionner aux appuis obtenus auprès de la France et du Royaume-Uni pour l’obtention d’un siège permanant au Conseil de sécurité des Nations Unies, ceux des autres États européens.

Cependant, au fur et à mesure qu’elle se consolide, acquiert de nouvelles compétences et se déploie sur le plan international, l’Europe communautaire prend une relative importance stratégique aux yeux des autorités brésiliennes d’autant plus que le marché européen absorbe plus de 22 % des exportations du Brésil et lui fournit plus de la moitié des investissements étrangers. Cependant, les décideurs brésiliens émettent quelques doutes quant aux réelles possibilités d’étendre davantage les relations économiques et commerciales avec l’UE, notamment dans les secteurs où le Brésil dispose de sérieux avantages comparatifs. L’Europe communautaire est donc perçue comme un pouvoir économique considérable mais caractérisé par une attitude protectionniste 112. Cette représentation d’une « Europe forteresse » s’est bâtie avec la naissance en 1957 du Marché commun européen 113. Ce dernier s’est construit en refusant aux économies latino-américaines l’accès privilégié octroyé aux anciennes colonies africaines. La Politique agricole commune de subside à la production et à l’exportation de biens agricoles a également contribué à la construction de cette image en freinant les exportations brésiliennes

111 Chacun de ces partenariats propose une coopération bilatérale sur de nombreux sujets. Toutefois, chacun se focalise sur des thématiques qui lui sont propres. À titre d’exemple, le partenariat avec la France se distingue notamment par l’accent mis sur la coopération militaire, alors que celui conclu avec la Suède porte davantage sur la coopération commerciale, bioénergétique et le changement climatique.

112 Lorenzo Fioramonti et Arlo Poletti, « Facing the Giant : Southern perspective on the European Union », Third World Quarterly, 2008, vol. 29 no 1, p. 173.

113 Antônio Carlos Lessa (2010), « Brazil’s strategic partnerships : an assessment of the Lula era (2003-2010) », Revista Brasileira de Politica Internacional, décembre 2010, vol. 53, p. 115-31.

sur le marché européen. L’édification européenne et ses politiques protectionnistes ont par conséquent engendré des divergences bilatérales et partant, quelque peu compliqué les rapports entre le Brésil et l’UE. Sous Cardoso (1994-2002), Lula (2003-2010) ou Rousseff (2011-), les autorités [48] brésiliennes n’ont cessé de critiquer et dénoncer dans les fora ou les médias internationaux les barrières tarifaires ou non tarifaires européennes faisant obstacles aux exportations agricoles du Brésil.

Toutefois, ces divergences commerciales ne doivent pas occulter le relatif intérêt stratégique et géopolitique que l’UE suscite chez les autorités brésiliennes à partir de la fin du monde bipolaire. Le Brésil a vu dans l’accélération de la construction européenne et dans l’endossement par l’UE de nouveaux rôles sur la scène internationale un pôle de pouvoir en construction pouvant contribuer à rééquilibrer les rapports de force internationaux. La pensée politique internationale qui s’impose dans l’après-Guerre froide aux responsables brésiliens de l’action extérieure consiste à croire que, malgré la confirmation des États-Unis dans le rôle indiscutable de première puissance mondiale, la fin du bipartisme a ouvert des espaces d’action pour les acteurs aspirant à exercer une influence extérieure accrue et, partant, a créé les possibilités de construction d’un monde multipolaire 114. Le projet visant à aménager en Amérique du Sud un espace régional sous son leadership s’inscrit dans le prolongement de cette pensée stratégique.

Dans ce contexte, les autorités brésiliennes développent une attention particulière pour le modèle d’intégration européen. Le projet de gouvernance régionale européenne est alors identifié par les décideurs brésiliens comme un riche vivier d’idées en matière d’intégration dont le régionalisme sud-américain peut s’inspirer, dans les limites du possible. Il est perçu comme étant préférable à l’ALENA qui servait de référence aux États-Unis pour instaurer la ZLEA. Les intentions de Washington ont été interprétées à Brasilia comme des menaces à son projet de régionalisation de l’Amérique du Sud alors que le rapprochement opéré par l’UE avec le MERCOSUR et les négociations d’un accord d’association interrégional ont été perçues

114 Sebastian Santander, « Le Brésil et ses aspirations au statut de puissance : autoperception, capacités, reconnaissance internationale » dans Sebastian Santander, L’émergence de nouvelles puissances : vers un système multipolaire ?, Ellipses, Paris, 2009, p. 51-88.

comme autant d’éléments favorables à la reconnaissance internationale du bloc sud-américain et à sa consolidation. Dès lors, les relations avec l’UE ont été rapidement ressenties par le Brésil comme [49] un levier important pour équilibrer ses rapports avec les Etats-Unis, ainsi que comme une alternative au projet ZLEA.

L’échec, en 2005, de la ZLEA ainsi que le désintérêt relatif des États-Unis pour l’Amérique latine ne modifient pas les visions et préoccupations stratégiques du Brésil d’une insertion internationale équilibrée et de la construction d’un monde toujours davantage décentralisé. Le pays maintient la cadence soutenue d’une diplomatie multidirectionnelle 115 afin de poursuivre la diversification de ses partenaires et éviter, autant que faire se peut, de se laisser enfermer dans une relation figée 116. Dès lors, les rapports avec l’UE n’ont pas perdu aux yeux des autorités brésiliennes leur caractère stratégique.

C’est d’autant plus vrai dans le contexte particulier de la montée en puissance asiatique en Amérique du Sud. Bien que le Brésil ne soit pas à la base de l’initiative du partenariat stratégique avec l’UE, il l’a accueillie avec intérêt et s’est laissé prendre au jeu. De plus, cette attention particulière de l’Europe à son égard lui permet d’accroître davantage sa visibilité et sa reconnaissance comme acteur majeur de la scène internationale, de continuer à diversifier sa politique extérieure et de la mobiliser comme un contrepoids à ses rapports avec les puissances asiatiques. L’expansionnisme de ces dernières en Amérique latine a commencé à éveiller au Brésil les mêmes inquiétudes que les États-Unis et la ZLEA avaient suscitées pour le devenir de son projet industriel à l’époque. Dorénavant, ce sont les rapports avec les pays asiatiques qui le préoccupent. Les produits manufacturés brésiliens ont de plus en plus de mal à s’exporter et peinent à rivaliser avec ceux en provenance de la Chine, d’Inde et des autres tigres asiatiques. L’économie brésilienne dépend de plus en plus de ses matières premières pour accumuler des excédents commerciaux. Les élites politiques et entrepreneuriales brésiliennes sont surtout préoccupées par la tournure que prennent ses rapports avec la Chine. Les relations économiques avec ce pays s’apparentent de plus en plus à un schéma d’échange commercial à forte empreinte

115 Voir supra note 9 à 11.

116 Cela vaut tant pour les relations économiques et commerciales que pour les questions stratégiques.

Nord-Sud et fait craindre au Brésil un risque de maladie hollandaise 117. Le Brésil fournit à l’économie chinoise du pétrole, du café, du sucre, du tabac, de la viande ou du soja. De son côté, la Chine [50] investit des dizaines de milliards de dollars dans l’économie brésilienne afin de s’assurer une base pour son approvisionnement en ressources naturelles 118. En outre, elle exporte au Brésil des biens essentiellement manufacturés (textile, produits électroménagers, équipement automobile) à prix réduit grâce à un yuan sous-évalué.

Cette concurrence affecte durement l’industrie nationale et contribue à déplacer les produits manufacturés brésiliens de ses marchés naturels d’Amérique latine d’autant que la valeur de la monnaie brésilienne (le real) reste élevée. Par ailleurs, même si, dans un premier temps, l’arrivée de la Chine en Amérique du Sud a été accueillie comme une opportunité économique et commerciale, aujourd’hui les autorités brésiliennes ne souhaitent pas se laisser enfermer dans une relation trop étroite avec elle. Dans ce contexte, les rapports avec l’Europe recouvrent une dimension stratégique en dépit des divergences, notamment en ce qui concerne l’agriculture. On est conscient au Brésil que les capitaux privés d’Allemagne, d’Italie, du Royaume-Uni et de France, et plus tard d’Espagne et du Portugal, encouragés par la Banque européenne d’investissements (BEI), ont contribué de manière décisive à l’industrialisation du pays depuis plus d’une quarantaine d’années 119. Dès lors, une coopération plus étroite avec l’UE est perçue comme un gage pour maintenir et consolider les investissements européens dans l’industrie brésilienne, ainsi que pour poursuivre le développement technologique du pays. Le Brésil attend

117 Phénomène économique qui relie exploitation de ressources naturelles et déclin de l’industrie locale. Voir Luiz Carlos Bresser-Pereira, « Enfermedad holandesa y desindustrialización », AmerSur. avril 2010. En ligne.

118 Les investissements chinois privilégient essentiellement les secteurs de l’énergie (54,7 %), des minerais (22,3 %), de la sidérurgie (11,8 %), des activités portuaires (3,4 %), de l’énergie électrique (3,3 %) et récemment le secteur de l’agrobusiness (achats de terres pour la production de soja destiné au marché chinois). Voir entre autres Yves Crebec, « Investissements chinois au Brésil, ce qui change » Brésil aujourd’hui, 11 mai 2011. En ligne.

119 Voir Luiz Alberto Moniz Bandeira, O milagre alemão e o desenvolvimento do Brasil : as relações da Alemanha com o Brasil e América Latina, 1949-1994, São Paulo, éditions Ensaio, 1949-1994, 246 p. ; Maria das Graças Rua,

« Brazil’s foreign Policy towards the European Union », Instituto de relaciones européo-latinoamericanas, Working Paper n°41, 1999, 47 p.

dès lors de cette collaboration davantage de transfert de technologie d’Europe ce qui a donné naissance en 2004 à un accord de coopération scientifique et technologique, à une importante participation brésilienne au septième programme-cadre européen de recherche et développement (2007-2013) 120, et à l’inclusion d’un chapitre « science et technologie » dans le partenariat stratégique.

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Conclusion

L’Europe et l’Amérique latine sont engagées depuis une vingtaine d’années dans la construction d’un espace relationnel transatlantique.

Cette association, qui doit beaucoup au rôle exercé par l’UE, se veut multidimensionnelle dans le sens où sont traitées des questions allant du commerce à l’immigration en passant par l’environnement, la culture, la démocratie et les Droits de l’Homme, la politique internationale, la lutte contre la pauvreté ou la coopération scientifique. Dans cette relation transatlantique, les acteurs ont réservé une place importante au régionalisme, mais étant donné que l’Amérique latine est loin de constituer une identité homogène et unitaire, l’UE a développé séparément des relations avec des pays ou avec des intégrations régionales. Certaines de ces relations ont donné naissance à des accords d’association qui intègrent un dialogue politique, une coopération au développement et une zone de libre-échange.

Cette association transatlantique n’est pas figée et évolue en fonction du contexte tant régional qu’international comme l’illustre notamment l’instauration d’un partenariat stratégique avec le Brésil. Il s’agit d’un changement non négligeable dans les rapports entre l’Europe et l’Amérique latine dans le sens où précédemment, les rapports entre l’UE et le Brésil s’effectuaient essentiellement par les rapports Euro-MERCOSUR. Ce partenariat est perçu tant à Bruxelles qu’à Brasilia comme pouvant contribuer à leur respective reconnaissance et visibilité internationale. Il est aussi interprété

120 Le Brésil détient la plus forte participation au septième programme-cadre hors pays UE.

comme un levier pour diversifier leurs relations extérieures respectives et contribuer, dans la mesure du possible, à équilibrer les rapports de force internationaux. L’Europe y voit un instrument pour assurer sa présence dans un pays de plus en plus sollicité par les intérêts chinois. De son côté, le Brésil y trouve un levier pour maintenir la présence des investissements européens dans l’industrie nationale et bénéficier de transferts de technologie.

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Le partenariat a également été conçu comme un moyen de relancer les relations avec le MERCOSUR et de conclure un accord d’association interrégional. Toutefois, les relations euro-brésiliennes n’ont pas réussi à débloquer les négociations commerciales pour l’instauration d’une zone de libre-échange entre l’UE et le MERCOSUR. Par ailleurs, le rapprochement euro-brésilien n’a pas reçu l’accueil espéré dans le reste du MERCOSUR. Il a suscité des craintes et des confusions à Buenos Aires, à Asunción et à Montevideo, voire des effets centrifuges au sein du bloc, chose que l’UE avait toujours cherché à éviter. Finalement, ce bilatéralisme sélectif que déploie l’UE apparaît contradictoire par rapport à sa traditionnelle préférence pour les relations interrégionales. Dès lors, l’UE et sa démarche interrégionale perdent en crédibilité auprès du régionalisme international.

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Première partie

Le Sud et les relations transatlantiques

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