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La communauté atlantique : rappels

Dans un article publié en 2004 dans le premier numéro de la revue Atlantic Studies, Donna Gabaccia Mellon effectue un ambitieux bilan des écrits à partir duquel elle découpe l’histoire longue des études consacrées à l’Atlantique en trois périodes. Ces périodes forment autant de phases historiques successives qu’elle coiffe des trois titres suivants : « le monde atlantique » qu’ouvre l’ère des découvertes et surtout celle des Amériques jusqu’à la fin du XVIIIe siècle,

« l’économie atlantique » qui s’étend depuis l’ère des révolutions – y compris bien sûr la révolution industrielle – jusqu’à la crise des années trente, et enfin, « la communauté atlantique » qui accompagne l’instauration de l’hégémonie des États-Unis, ou ce que certains historiens appellent le « siècle américain », jusqu’au lendemain de la Guerre froide 21.

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Ce découpage est intéressant surtout parce qu’il permet de mettre en parallèle ou même face à face deux moments ou deux phases correspondant, pour la première, à ce « long XIXe siècle » alors que les échanges transatlantiques sont de nature essentiellement économiques, qu’il s’agisse d’investissements, de produits et de main-d’oeuvre, et pour la seconde, à ce « court XXe siècle » alors que les questions de sécurité et de communautés d’intérêts, de défense et de sûreté prennent le dessus et que les échanges économiques transatlantiques auront de plus en plus tendance à se redéployer à l’échelle continentale de part et d’autre 22. En ce sens, la première phase représente un véritable âge d’or des échanges transatlantiques caractérisé par une expansion économique sans précédent en Europe et dans les Amériques. Elle prend brutalement fin lors de la Première

21 Voir Donna Gabaccia Mellon, « A long Atlantic in a wider world » Atlantic Studies, 2004, vol. 1,no 1, p. 1.

22 Les qualificatifs « long » et « court » dans ce contexte sont bien sûr empruntés à l’historien Eric Hobsbawm. Voir sa trilogie : The Age of Revolution, The Age of Capital et The Age of Empire qui couvre les années 1789 à 1914, ainsi que The Age of Extremes : The Short Twentieth Century, 1914-1991.

Guerre, suivie de la crise des années trente et de la Deuxième Guerre mondiale, pour être ensuite remplacée par une autre phase où l’on assistera à un déclin relatif des échanges en termes de facteurs de production (main-d’oeuvre, produits et marchandises), et à la mise en place de véritables stratégies transocéaniques d’approvisionnement en richesses naturelles, d’extension de filières de production en amont et en aval, d’investissements croisés où les dimensions économiques seront de plus en plus imbriquées et liées à d’autres dimensions qu’elles soient civiles (la consommation), militaires et navales (la constitution de complexes militaro-industriels).

Quant à la paternité de l’expression « communauté atlantique », elle est attribuée au philosophe et chroniqueur politique Walter Lippmann qui titre ainsi le chapitre sept de son livre U.S. Foreign Policy. Shield of the Republic, publié chez Atlantic-Little, Brown, en 1943. Cette expression assume au départ un triple statut [8]

géographique, axiologique et civilisationnel et elle occupe une position intermédiaire entre les projets de gouvernement mondial défendu et promu par certains réformateurs d’un côté 23, le repli sur une politique isolationniste assumée par les gouvernements des EUA depuis 1919, de l’autre. À propos des projets universalistes, Lippmann écrit ceci :

One world we shall not see in our time. But what we may see, if we have the vision and the energy, is the formation of a great western community, at least a confederation of federations of European and American nations, determined to give the lie to those who say that our civilization is doomed and to give back faith and will to those who fear that freedom is perishing where it originated 24.

Symétriquement, il dénonce la politique isolationniste pratiquée jusqu’en 1941 comme étant « une politique fondée sur une incapacité à prendre toute la mesure de la profondeur de leurs engagements transocéaniques » 25 de la part des États-Unis. Ces derniers devraient plutôt poursuivre une politique fondée sur la reconnaissance, de la

23 On peut citer à ce sujet le livre de Wendell Willkie, One World, New York, Simon & Schuster, 1943, 206 p.

24 Cité par David C. Hendrickson dans une nouvelle recension du livre de Lippmann parue dans Foreign Affairs, septembre-octobre 1997, pp. 263-65.

part d’un ensemble d’États souverains (a group of self-governing states), que leurs intérêts communs vitaux créent entre eux un sentiment d’appartenance à un même « nouveau monde », et Lippmann de préciser : « l’océan Atlantique n’est pas une frontière qui sépare l’Europe des Amériques, mais plutôt la mer intérieure d’une communauté de nations liées par la géographie, l’histoire et leurs intérêts vitaux » 26. Et il ajoute :

An avowed alliance, an open covenant openly arrived at, is a far healthier relation than a connection which is concealed. No doubt there are conflicting commercial interests. But the more openly avowed is the bond of our vital interests, the more clearly we shall see in their true perspective the points of friction and antagonism (…).

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If we re-examine the catalogue of nations which are involved in the same system of security, we come upon an interesting and, I believe, a very significant fact. It is that the nations of the New World are still vitally related to precisely those nations of the Old World from which they originated 27.

25 Lippmann, U.S. Foreing Policy Shield of the Republic, N.Y., Atlantic-Little, Broan, 1943, pp. 33-34 : « Isolationism was based on a failure to appreciate the long-established trans-oceanic commitments of the United States ».

26 Ibid., p. 98, dans l’édition en livre de poche parue en décembre de la même année.

27 Ibid., pp. 93 et 97. Donna Gabaccia Mellon, citant Ikenberry, commente cet extrait en ces termes : « By 1943 liberal journalist Walter Lippman (sic) had revived earlier critiques of American isolationism and pronounced the Atlantic to be “the inland sea of a community of nations” which was largely coterminous with the west or with western civilization (a geography that, like the Atlantic alliance, largely excluded Latin America) ». Or cette incidente n’est pas fondée car, pour Lippmann, le bassin atlantique comprenait bel et bien l’Amérique latine et l’Afrique du Nord. Par ailleurs, la référence à G. John Ikenberry renvoie à son livre After Victory.

Institutions, Strategic Restraints, and the Rebuilding of Order After Major Wars, Princeton, Princeton University Press, 2001, 320 p.

Si elle repose sur ces têtes-de-pont que sont les EUA, le Royaume-Uni et le Commonwealth britannique, cette communauté ne s’étend pas moins, de proche en proche, aux pays riverains de l’Europe continentale, à la France 28, à l’Espagne, au Portugal, au Danemark, à la Norvège, de même qu’aux îles de l’Atlantique Nord, l’Islande, le Groenland, mais aussi aux nations latines des Amériques et à l’Afrique du Nord 29.

En somme, au départ, l’idée de « communauté atlantique » promue par Lippmann couvre bien l’ensemble du bassin de l’Atlantique, sans l’Afrique sub-saharienne. C’est sa mise en oeuvre subséquente qui, au niveau stratégique, empruntera deux voies étanches, une voie transatlantique reposant sur un atlantisme nord-américano-européen, d’un côté, tandis que la voie américaine – impliquant les trois Amériques – prendra appui sur une interaméricanité en acte portée et défendue par les EUA, de l’autre. Dans un cas, on innove en étendant la communauté par-delà le Royaume-Uni jusqu’à l’Europe continentale, mais dans l’autre, on maintient une démarche campée à l’ombre de la Doctrine Monroe.

Cette approche clivée perdurera tout au long de la Guerre froide et même au-delà. Cependant, depuis le repli politique engagé par les EUA vis-à-vis de l’Amérique latine à compter de septembre 2001 – repli confirmé par suite de l’invasion de l’Irak en 2003 et de l’échec du projet de création d’une Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), en 2005 –, d’une part, et depuis [10] l’extension du périmètre de sécurité en Europe, de l’autre, on assiste à la remise en question de l’approche historique à la définition de la notion de communauté atlantique.

28 Ibid, pp. 94 et 96 : « Can it then be denied that the British-American connection is, through the facts of geography and the results of historic experience, a community of interest and not a plan of domination or a scheme of empire ? (…) Security of France is indispensable to the security of the New World. It follows that France, though a state in continental Europe is primarily a member of the same community to which the United States belongs ».

29 Ibid., p. 97.