Chapitre 3 : Mémoire de travail et stratégies dans les tâches
A. MDT et utilisation de stratégies efficaces
3. La résolution de problème et le raisonnement
Les tâches de résolution de problème et de raisonnement constituent les tâches de
cognition de haut niveau par excellence, il est donc particulièrement intéressant d'examiner
l’influence des différences interindividuelles de capacité de MDT sur l’utilisation de stratégies
efficaces dans ce contexte.
Beilock et DeCaro (2007) se sont intéressés aux stratégies déployées dans le cas d’une
tâche de résolution de problèmes mathématiques. Pour ce faire, ils ont utilisé la tâche
d’arithmétique modulaire de Gauss (voir Bogomolny, 1996). Il s’agissait de juger si le résultat
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d’énoncés présentés sous la forme 34 = 18 (modulo 4) était entier ou non. Les auteurs se sont
intéressés à ce type d’énoncés car il est possible de les résoudre de deux façons différentes :
- en utilisant une stratégie de résolution passant par plusieurs enchaînements
d’opérations logiques, comme soustraire le nombre du milieu au premier nombre (34 – 18),
puis diviser le résultat par le dernier nombre (16 / 4) ; si le résultat de cette dernière opération
(ici 4) est un nombre entier, alors la réponse est « correct », sinon la réponse est
« incorrecte ». Ce type de résolution est coûteuse mais conduit à un taux de réussite de
100% ;
- en utilisant des raccourcis de raisonnement dérivant une solution sans effectuer tout
le calcul. Un exemple de raccourci pourrait être le suivant : si on part du principe que les
nombres pairs conduisent moins souvent à des divisions avec reste que les nombres impairs,
alors les problèmes comportant des nombres pairs devraient être justes. Ce type de raccourci
évite de devoir maintenir et manipuler en mémoire les résultats intermédiaires lors de la
résolution du problème, et nécessite donc moins d’effort pour être utilisé. En revanche, cette
stratégie ne conduit pas à des performances parfaites car les raccourcis de raisonnement
peuvent ne pas conduire à la bonne conclusion.
Les résultats de cette première étude montraient que plus la capacité de MDT était
élevée, plus les participants résolvaient correctement les problèmes d'arithmétique modulaire,
et plus ils utilisaient la stratégie de résolution efficace passant par plusieurs enchaînements
d’opérations logiques. Les participants avec une faible capacité de MDT étaient plus enclins à
utiliser les raccourcis, ce qui les a menés à faire plus d’erreurs de résolution.
Afin d’étendre ces résultats, les auteurs ont conduit une seconde expérience dans
laquelle les participants réalisaient la tâche des jarres d’eau de Luchins (1942). Cette tâche
consiste à construire une formule mathématique permettant d’obtenir une certaine quantité
d’eau à partir de jarres de capacités variables. La tâche proposée dans cette seconde
expérience commençait par trois essais qui ne pouvaient être correctement résolus qu’à l’aide
d’une stratégie passant par plusieurs enchaînements d’opérations logiques. Les trois essais
suivants pouvaient être résolus avec cette même stratégie, ou alors à l’aide d’une stratégie
bien plus simple n’impliquant qu’une seule opération. De façon très intéressante, les résultats
ont montré que plus la capacité de MDT était élevée, moins les participants utilisaient la
stratégie simple. Cela veut dire que même lorsqu’une méthode de résolution tout aussi
efficace et nécessitant moins d’efforts est disponible, les participants avec une forte capacité
de MDT ont tendance à continuer d’utiliser la stratégie passant par plusieurs enchaînements
d’opérations logiques et nécessitant plus d’efforts.
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Les stratégies de résolution de problèmes visuospatiaux ont également été étudiées
dans le cadre des Matrices Avancées de Raven (Jarosz & Wiley, 2012). Rappelons que cette
tâche évalue le raisonnement visuospatial et plus généralement l’intelligence fluide ; elle
consiste à compléter un pattern visuel à partir de la déduction de règles régissant les relations
existantes entre un ensemble de stimuli. Comme nous l’avons déjà évoqué, deux stratégies
peuvent être utilisées pour résoudre ce type de problème : la correspondance constructive, une
stratégie efficace et nécessitant un fort contrôle attentionnel qui consiste à générer une
représentation mental de ce que devrait être la réponse ; et l’élimination de réponses, une
stratégie peu efficace mais moins coûteuse qui consiste à éliminer les solutions proposées qui
ne correspondent pas et à choisir l'une des réponses restantes (Bethell-Fox et al., 1984 ;
Vigneau et al., 2006).
Jarosz et Wiley (2012) se sont plus particulièrement intéressés à l’utilisation de ces
deux stratégies dans les Matrices Avancées en fonction de la capacité de MDT. Les auteurs
ont évalué les stratégies mises en place grâce à la méthode d’enregistrement des mouvements
oculaires, en s'intéressant à trois mesures : le nombre moyen d’alternances du regard de la
matrice de présentation aux solutions proposées, la proportion de temps total passé à observer
les solutions proposées, ainsi que la proportion de temps total passé à observer les distracteurs
les plus saillants (c’est-à-dire ceux fréquemment désignés comme bonne réponse à tort). La
stratégie de correspondance constructive impliquerait un temps d’observation de la matrice
élevé, afin de se créer une représentation mentale de la solution. Au contraire, le temps
d’observation des distracteurs saillants et le nombre d’alternances entre la matrice et les
distracteurs devraient être plus faibles car les participants ne regarderaient les solutions
proposées que pour y chercher une réponse correspondant à leur représentation mentale de la
solution.
Les résultats ont montré que plus les scores obtenus dans les empans complexes
étaient élevés, plus le nombre d’alternances du regard entre la matrice et les distracteurs était
faible, de même que le temps passé à observer l’ensemble des solutions proposées et les
distracteurs saillants. Cela suggère que les participants avec une forte capacité de MDT
utilisaient davantage une stratégie de correspondance constructive. À l’inverse, les
participants avec une faible capacité de MDT alternaient plus souvent de la matrice de
présentation vers les solutions proposées, et passaient plus de temps à étudier les distracteurs.
Ces participants auraient donc une plus forte tendance à utiliser une stratégie d'élimination de
réponses.
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Pour terminer, nous allons évoquer deux études portant sur les syllogismes. Un
syllogisme comprend deux propositions, dites « prémisses », dont on déduit logiquement une
troisième. Deux théories principales existent pour expliquer le processus de raisonnement
syllogistique, à savoir la théorie des modèles mentaux (voir Bara, Bucciarelli, &
Johnson-Laird, 1995) et celle des heuristiques de probabilité (Chater & Oaksford, 1999). En pratique,
ces deux théories ne sont pas incompatibles et peuvent être considérées comme deux
stratégies complémentaires pouvant être mises en place au sein de la tâche (Copeland et
Radvansky, 2004).
- Les modèles mentaux correspondent à la création de représentations mentales
fondées sur des situations réelles, hypothétiques ou imaginaires (voir Bara et al., 1995). Les
participants construisent ces modèles mentaux sur la base des termes présents dans les
prémisses et les utilisent pour comparer les différentes conclusions les unes avec les autres.
- Selon le modèle des heuristiques de probabilité, les participants procèdent en
utilisant des heuristiques de décision relativement simples (Chater & Oaksford, 1999). Plutôt
que de former un modèle mental constituant une représentation exacte des prémisses et de la
conclusion correspondante, les participants évalueraient la probabilité conditionnelle des
différentes propositions et choisiraient leur réponse à partir d'une inférence probabiliste.
Copeland et Radvansky (2004) se sont intéressés aux différences de stratégies utilisées
dans le raisonnement syllogistique en fonction de la capacité de MDT. Les auteurs sont partis
de l'idée suivante : plus les prémisses du syllogisme sont complexes, plus les modèles
mentaux qui seront construits seront également complexes. Leur hypothèse sous-jacente était
qu’une forte capacité de MDT permettrait d’être plus efficace dans la construction de modèles
mentaux complexes, tandis qu’une faible capacité de MDT serait plus propice à l’adoption
d’une stratégie plus simple fondée sur les heuristiques de probabilité.
Les résultats ont montré une corrélation positive entre la performance dans l’empan
d’opérations et la performance de raisonnement syllogistique. Les résultats portant sur
l'analyse de stratégies ont mené à plusieurs conclusions. D'une part, lorsque les prémisses d'un
syllogisme étaient complexes, la relation avec la capacité de MDT augmentait. Cela semble
indiquer que les participants avec une forte capacité de MDT avaient une plus forte tendance à
utiliser une stratégie fondée sur les modèles mentaux, et étaient plus efficaces dans la
construction et l’utilisation de modèles complexes. D'autre part, la relation entre capacité de
MDT et utilisation des heuristiques de probabilités était plus subtile : certaines données
suggéraient que les participants avec une faible capacité de MDT utilisaient plus souvent des
heuristiques de probabilités, tandis que d'autres résultats suggéraient qu'ils utilisaient cette
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stratégie de façon moins efficace que les participants avec une forte capacité de MDT. Dans
l'ensemble, les auteurs ont conclu qu'une forte capacité de MDT était associée à l'utilisation de
stratégies de résolution plus systématiques au sein de la tâche.
Une autre étude a retrouvé un pattern de résultats assez similaires dans le cadre du
raisonnement conditionnel (Verschueren, Schaeken, & d’Ydewalle, 2005), un type de
raisonnement fondé sur la suite logique « Si… Alors… ». Dans cette étude, les participants
avec une forte capacité de MDT utilisaient préférentiellement une stratégie complexe fondée
sur les modèles mentaux, tandis que ceux avec une faible capacité de MDT utilisaient plutôt
une stratégie plus simple fondée sur des heuristiques de probabilités. Les résultats de cette
étude indiquent donc que la capacité en MDT prédit l'utilisation d'une stratégie de
raisonnement efficace.
4. Synthèse
En résumé, un ensemble d'études se sont intéressées aux différences interindividuelles
d’utilisation de stratégies dans le cadre de la mémoire à long terme, de la fluence verbale, de
la résolution de problèmes et du raisonnement. Ces études ont montré une influence de la
capacité de MDT sur l’utilisation de stratégies dans ces différents types de tâches. Dans
l'ensemble, ces résultats soutiennent largement la conclusion qu'une capacité de MDT élevée
est associée à l'utilisation de stratégies efficaces, de façon congruente avec les études portant
sur l'utilisation de stratégies dans les empans complexes présentées dans le Chapitre 2.
On peut repérer quelques caractéristiques communes aux stratégies préférentiellement
utilisées par les participants avec une forte capacité de MDT. D'une part, ces participants ont
tendance à utiliser des stratégies complexes nécessitant un effort de mise en place (comme
pour les stratégies d’encodage efficaces en mémoire à long terme, la stratégie de résolution
passant par plusieurs enchaînements d’opérations logiques dans la tâche d’arithmétique
modulaire, la correspondance constructive dans la tâche des Matrices Avancées, ou encore les
stratégies fondées sur les modèles mentaux). De plus, ces participants utilisent des stratégies
reposant sur leurs connaissances antérieures (comme pour les stratégies d’encodage efficaces,
ainsi que les stratégies de récupération dans les tâches de fluence). Enfin, ces participants
semblent utiliser des stratégies de traitement de l'information plus organisées (stratégies de
récupération en mémoire à long terme et sur les tâches de fluence, stratégie de résolution
passant par plusieurs enchaînements d’opérations logiques, et stratégie de correspondance
constructive).
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B. La relation MDT – cognition de haut niveau médiatisée par les
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La relation entre mémoire de travail et cognition de haut niveau : une approche par les stratégies
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