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2.  Pouvoir régional et gouvernance territoriale

2.3.  La résistance de l’Etat jacobin

Cette montée en puissance du pouvoir régional créé des tensions et des conflits avec un Etat qui cherche à gouverner à distance par un ensemble de dispositifs d’action publique (Epstein, 2005 et 2009). La régionalisation de l’action publique reste incomplète dans le sens où elle révèle les traits caractéristiques de la décentralisation française : les régions disposent de compétences de mise en œuvre ; l’Etat et ses élites de politique publique restent influents à travers un pouvoir normatif quasi intact.

La persistance du pouvoir de l’Etat se manifeste tout d’abord dans le contrôle quasi exclusif des normes sectorielles. En matière de formation professionnelle, si les Régions disposent théoriquement d’une compétence générale au terme d’une longue sédimentation législative (Pasquier, 2010), l’Etat continue cependant à fixer le cadre et les règles du jeu (diplôme, qualification, droits, règles de financement). Les compétences de l’Etat en matière d’éducation limitent de fait fortement les marges d’action des Régions. La carte régionale devrait, par exemple, permettre de mettre en évidence les évolutions de l’ensemble des réseaux de formation initiale, incluant des ouvertures de divisions, voire des créations d’établissements, mais également des fermetures, ou tout au moins des regroupements,

8 NDLR : le CNFPTLV est devenu – avec la loi du 5 mars 2014 relative à la Formation, Emploi, Démocratie sociale – le CNEFOP (Conseil national de l’emploi, de la formation et de l’orientation professionnelles) qui fusionne le CNFPTLV et le CNE Conseil National de l’Emploi.

notamment dans les régions qui connaissent une décrue démographique et/ou dans celles où l’implantation des formations, issue de l’histoire, n’est plus adaptée. Or, sur le plan juridique, les Régions ne peuvent rien imposer aux services académiques9. Par ailleurs, l’Etat dispose d’une compétence générale en matière d’emploi, c’est-à-dire qu’il lui appartient de définir, dans ce domaine, la politique à mener au plan national. Dans ce cadre, l’Etat finance des stages et des contrats destinés aux demandeurs d’emplois, jeunes et adultes, qui contiennent, pour la plupart, un volet formation professionnelle. En avril 2010, l’ARF s’est ainsi déclarée scandalisée de ne pas avoir été consultée au sujet d’un dispositif d’aide aux chômeurs en fin de droits adopté par le gouvernement et les partenaires sociaux, qui incluait pourtant un financement par les Régions de 20 000 formations supplémentaires.

Cette tentative de pilotage à distance de l’Etat est également perceptible dans les nouvelles modalités de négociation et les priorités de financement des CPER. La génération 2007-2013 se présente comme un vrai changement de cap dans les relations Etat-Régions. L’accent est désormais mis sur leur performance économique et la nécessité d’en faire une évaluation socio-économique. Cette réorientation s’appuie sur une évaluation assez sévère de la génération précédente menée par le cabinet Ernst & Young qui pointait un saupoudrage des crédits, l’usage quasi systématique des financements croisés contribuant à la confusion des responsabilités et des compétences. Lors du Comité interministériel d’aménagement et de compétitivité des territoires (CIACT) du 6 mars 2006, le gouvernement fait donc connaître ses nouvelles priorités: alignement des priorités stratégiques des CPER sur celles des fonds structurels ; logique de concentration des fonds et des interventions dans un contexte de rationalisation des dépenses publiques ; priorité donnée, pour l’engagement des crédits, aux « projets d’investissement d’envergure nationale » permettant de se concentrer sur les projets d’aménagement qui ont l’impact le plus fort pour l’attractivité des territoires ; nouvelle exigence en matière de suivi et d’évaluation des projets.

Ce tournant néomanagérial de l’Etat central s’accompagne en parallèle d’une détérioration des relations centre/périphérie (en France) depuis une dizaine d’années. Cette défiance réciproque repose essentiellement sur deux phénomènes : l’impécuniosité et l’unilatéralisme contractuel de l’Etat, d’une part, l’autonomisation et la politisation des stratégies régionales, d’autre part. Dès le milieu des années 1990, l’Etat central connaît des difficultés pour honorer ses engagements contractuels en France. Au-delà du retard engendré et des conséquences sur les projets dans les régions, ces écarts par rapport aux engagements initiaux sont perçus pour le partenariat régional comme un désengagement de l’Etat, y compris sur certaines compétences clairement étatiques, voire comme une « malice » de sa part pour faire de plus en plus appel aux crédits des collectivités. Ces tensions s’exacerbent à partir des élections cantonales et régionales de 2004 et 2010, lorsque la gauche socialiste emporte une majorité des régions et des départements. L’ARF et l’ADF se transforment dès lors en tribunes pour l’opposition qui dénonce les manquements de l’Etat, des tentatives de recentralisation via la suppression de la taxe professionnelle ou la création contestée du conseiller territorial en décembre 201010. Ainsi, la conjugaison de facteurs financiers et politiques ont fortement dégradé les relations entre l’Etat et les Régions, plus globalement entre l’Etat les collectivités territoriales.

9 De même, les Régions décident de la construction des lycées, de leur dimension mais pas du contenu des diplômes qui y sont délivrés. Elles financent les équipements mais n’ont aucune influence sur les programmes scolaires.

10 Avec la victoire de François Hollande aux élections présidentielles de mai 2012, ce conseiller territorial ne verra finalement jamais le jour.

CONCLUSION

L’espace régional constitue un espace d’action publique avant tout caractérisé par l’imbrication des programmes et l’interdépendance réciproque des acteurs politiques et institutionnels. Gouverner cet espace implique donc pour les Régions de piloter de longues séquences de négociation via des contractualisations variées, de construire des coalitions territoriales dans le but de développer des capacités d’action dans des champs d’intervention très diversifiés. Toutes les institutions régionales n’ont pas la même capacité à produire ces représentations communes du territoire ni à construire des coalitions territoriales élargies transcendant les clivages politiques et les intérêts infrarégionaux. C’est dans l’histoire des pratiques et des identités politiques territoriales que les acteurs régionaux puisent les ressources pour produire les croyances et les valeurs partagées, à même de légitimer des priorités de développement et de stabiliser sur le long terme des coalitions territoriales, comme l’illustre le cas breton. Le pouvoir régional se manifeste ensuite dans la régionalisation de certains secteurs d’action publique (transports, formation professionnelle). Par la mobilisation de ressources politiques, en particulier le registre de la légitimité démocratique, et la construction d’une expertise technique régionale, les Régions s’affirment comme des opérateurs sectoriels incontournables dans les champs de compétence qui sont les leurs.

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ANALYSE DES POLITIQUES PUBLIQUES ET PROBLÉMATISATION DU CHANGEMENT DANS LES POLITIQUES RÉGIONALES DE FORMATION PROFESSIONNELLE

Thierry Berthet et Laure Gayraud

Résumé

Cette synthèse vise à proposer une lecture du changement dans les politiques régionales de formation professionnelle. Dans une première partie, on propose une lecture diachronique des transformations induites par la décentralisation de la formation professionnelle aux conseils régionaux, en insistant sur le rôle stratégique de la production de connaissance sur les territoires, les branches économiques et les trajectoires individuelles. Dans une seconde partie, on développe un modèle d’analyse du changement qui croise comme variables d’analyse les composantes classiques d’une politique publique (représentations, acteurs, instruments) et les lignes de force du changement à l’œuvre au sein du domaine d’action publique que représente la formation professionnelle. Ces lignes de force se structurent sous l’effet d’un répertoire de légitimation qui place la dimension de la proximité au cœur du changement induit par la territorialisation. Ce modèle d’analyse vise à permettre la mise en évidence de la diffusion du changement dans un champ d’action publique donné et propose des pistes pour approfondir sa mesure par l’analyse de son intensité. Pour illustrer ce dernier point, on développe une étude rapide des effets de la mise en œuvre d’un instrument technique, le Nouveau Code des Marchés Publics (NCMP).

Thierry Berthet est directeur de recherche CNRS, chercheur au Centre Emile Durkheim ; co-animateur du groupe Local et Politique AFSP avec Alain Faure ; membre du comité éditorial de la revue Formation-Emploi ; membre des réseaux WORKABLE et LOCALISE (7ème PCRD) ; directeur du centre régional du Céreq en Aquitaine ; président du Comité scientifique de l'UFEO (Université de la Formation, de l'Education et de l'Orientation) et d'Aquitaine Cap Métiers.

Laure Gayraud est chargé d’études au Céreq, au Centre régional associant le Céreq au Centre Emile Durkheim. Ses travaux portent sur la décentralisation de la formation professionnelle, la professionnalisation des cursus universitaires et les politiques du handicap.

INTRODUCTION

La décentralisation des politiques de formation professionnelle aux conseils régionaux est un processus trentenaire encore mal stabilisé. Le mécanisme de dévolution de compétences en blocs et selon un principe de cloisonnement non-hiérarchique des acteurs publics est pour partie responsable d’un paysage institutionnel fragmenté où les tensions interinstitutionnelles sont monnaie courante.

Dans cet ensemble instable, la compétence de coordination et de programmation confiée aux conseils régionaux prend parfois les traits d’une gageure politique. En effet, parmi les nombreux domaines d’action publique dans lesquels les Régions interviennent, la formation professionnelle occupe une place particulière. Elle mobilise une partie importante des budgets régionaux et engage les Régions aux côtés des services de l’Etat dans la lutte contre le chômage. Elle constitue l’une des compétences clés de la Région mais les élus de poids ne s’y impliquent que rarement et ses enjeux font l’objet d’une politisation très faible (Berthet, 2012).

La régionalisation s’inscrit à un double niveau dans une problématique de changement de l’action publique. A un premier niveau, global, la décentralisation comme processus porte en soi une série de changements qui modifient de manière radicale les équilibres politico-institutionnels antérieurs et fait émerger de nouveaux acteurs, de nouveaux instruments et de nouvelles représentations de l’action publique (partie 1). A un second niveau, localisé, la capacité politique des Régions est également productrice de changements. Les politiques régionales apportent une série de transformations aux champs de la formation professionnelle en premier lieu et par effet rebond aux domaines de l’éducation, de l’emploi, de l’insertion et de l’orientation (partie 2).