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La Meşrutiyet : deuxième vague constitutionaliste

1.Les nationalismes à la périphérie de l’Empire

Paragraphe 1. La Meşrutiyet : deuxième vague constitutionaliste

Les Jeunes-Ottomans » avaient été à l’origine de la première expérience constitutionnelle363,

auquel succédera, après la suspension de la Constitution de 1876, le mouvement « Jeunes- Turcs ». C’est, en effet, au sein même de ces formations politiques ottomanes naissantes364

que les fondements de la culture constitutionnelle et politique turque atteignent leur maturité. Très influencés par l’Occident et son développement politico-culturel, ces Jeunes- Ottomans, issus de la bourgeoisie, turco-ottomane naissante, s’inspirent du modèle révolutionnaire des Carbonari qui se constitua, dans le Royaume d’Italie, à partir de 1867 en société secrète. Les Jeunes-Ottomans mirent ainsi le doigt sur les contradictions des Tanzimat qu’ils analysèrent comme une occidentalisation administrative aux effets pervers, car elle incitait les populations de l’Empire à proclamer leur indépendance, et ce faisant à se séparer de l’Empire. En copiant les formes occidentales, en sécularisant le droit et l’enseignement, en entamant des institutions religieuses comme la sharia et l’appareil éducatif des oulémas, cette volonté de réformes avait fait disparaître les instances qui équilibraient le pouvoir du souverain, et de ce fait désorganisé le système ottoman.

Face à ce constat, les Jeunes-Ottomans réclament l’avènement d’un gouvernement constitutionnel et l’octroi pour les membres du millet, d’une véritable citoyenneté. Ils devinrent ainsi l’opposition libérale au despotisme réformateur du sultan. Ils tentent d’introduire les idées de la Révolution française pour remanier en profondeur les structures de l’Empire. L’originalité profonde de ce courant de pensée est, en effet, d’avoir tenté d’associer un idéal constitutionnaliste d’origine occidentale à la revendication du maintien des droits et traditions islamiques365. Pour Namik Kemal, notamment, l’existence d’un gouvernement

constitutionnel responsable devant une assemblée élue pouvait trouver sa justification dans le Coran et la loi islamique. Ces penseurs favorisent ainsi l’adaptation de concepts constitutionnels et politiques libéraux à une société orientale, comme par exemple ceux de « Patrie » ou de « Liberté » (Hürriyet), leurs deux mots d’ordre. Un tel effort de théorisation

363 Meşrutiyet qui, rappelons-le, signifie monarchie constitutionnelle. Il y a la birinci Meşrutiyet et la

Inkinci Meşrutiyet (première et deuxième monarchie constitutionnelle

364 Originaires des grands centres urbains, comme Salonique ou bien Smyrne. 365 Lewis, B, Le retour de l’islam, Gallimard, Paris, 1993, p.83.

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peut être considéré comme le prélude intellectuel et politique qui engendra la première expérience constitutionnelle ottomane. Mais l’échec de cette expérience sera aussi l’échec des « Jeunes-Ottomans ». En 1876, après la déposition du sultan Abdül Aziz, alors qu’était arrivé au pouvoir un sultan favorable au constitutionnalisme, leurs projets sont contrariés par un contexte international difficile et par l’incapacité de ce sultan à exercer le pouvoir. Son successeur, Abdül Hamid, après avoir accepté dans un premier temps la monarchie constitutionnelle qu’on lui propose, en vient, sous la pression des événements à rétablir un régime autoritaire plus respectueux des traditions islamiques de l’Empire qui le maintenait dans son rôle de calife du monde musulman : « Sa Majesté le Sultan est, à titre de khalife

suprême, le protecteur de la religion musulmane. Il est le Souverain et le Padichâh de tous les Ottomans. » (art.4).

Pour ne pas perdre ces prérogatives qui pourraient être mises à mal par l’état de tension permanent qui parcourt la société ottomane, il invoquel’article 113 de la Constitution de 1876 qui pose le principe suivant : En cas de constatation de faits ou d'indices de nature à faire

prévoir des troubles sur un point du territoire de l'Empire, le gouvernement impérial a le droit d'y proclamer l'état de siège. Les effets de l'état de siège consistent dans la suspension temporaire des lois civiles. Le mode d'administration des localités soumises au régime de l'état de siège sera réglé par une loi spéciale. A Sa Majesté le Sultan appartient le pouvoir exclusif d'expulser du territoire de l'Empire ceux qui, à la suite d'informations dignes de confiance recueillies par l'administration de la police, sont reconnus comme portant atteinte à la sûreté de l'État. »

Les Jeunes-Ottomans sont les premières victimes de cette réaction hamidienne qui aura pour conséquence, leur disparition de la scène politique. Pourtant, ce retournement de situation, ne fit pas disparaître l’idéal constitutionnel et le désir de voir sur le modèle de la Constitution belge de 1831, l’Empire se transformer en monarchie constitutionnelle.

Officiellement le mouvement des Jeune-Turcs a été créé le 14 juillet 1889, au sein de l'École de médecine militaire d'Istanbul. La légende qui entoure sa naissance veut qu’il ait vu le jour dans la clandestinité, ce qui semble peu vraisemblable, car aucun mouvement fut-il le plus anodin, n’avait de chance d’échapper à la sagacité de police secrète du sultan. Ce comité formé par de jeunes officiers, parmi lesquels se trouve le futur père de la Nation turque, Mustafa Kemal, faire renaître et amplifie la revendication constitutionnelle sous la dictature imposée par le sultan Abdül Hamid.

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Pour faire évoluer l’Empire, ils prônent la transformation de la société par la science, l’éducation, le droit et souhaitent la doter d’un régime politique moderne et rationnel protégé par une constitution.

Les Jeunes-Turcs sont influencés, comme l’ont été avant eux les Jeunes-Ottomans, par les Carbonari italiens, mais les références l’islam ont été effacées, et désormais, il est question de rationalisme, positivisme et de scientisme. C’est dans ces courants philosophiques qu’ils trouvaient l’essentiel de leur inspiration idéologique.

La conjoncture internationale conforte leur constitutionnalisme enthousiaste. Le modèle des Jeunes-Turcs, est le Japon constitutionnalisé et entré dans l’ère du Meiji366. Ainsi, pour cette nouvelle génération, seul le recours au constitutionnalisme est le seul remède capable de guérir « l’homme malade » métaphore qui caractérise l’Empire ottoman de la fin du 19ème

siècle.

Toutefois, au fur et à mesure que la revendication constitutionnelle s’intensifie, elle met à jour la complexité inhérente au projet de constitutionnalisation d’un tel Empire. Les textes fondateurs des Tanzimat et le texte de 1876 se sont déjà fortement préoccupés du problème du statut juridique des sujets ottomans. Leur universalisme humaniste proclamé n’est toutefois pas sans ambiguïté, dès lors qu’ils acceptent l’idée d’une société ottomane, compartimentée en millet.

Le rétablissement de la Constitution de 1876, débouche sur une seconde période constitutionnelle ottomane. Entre 1908 et 1913, celle-ci sera aussi la première expérience réelle de monarchie parlementaire dans l’empire. La société ottomane découvre les joutes électorales, la liberté de la presse, le droit de réunion, les grèves et même les revendications féministes. On assiste, en outre, à un développement sans précédent de l’édition et des débats politiques, religieux et philosophiques.

Cependant, cette seconde période constitutionnelle achevera de démontrer le caractère illusoire de la réforme ottomane, qui aura eu, malgré tout, le mérite de poser le problème de l’appartenance nationale et du bien fondé de la citoyenneté ottomane (A). Autant de questions qui remettront en cause l’idée d’appartenance à l’Empire et qui en relation avec les

366 9 novembre 1867, à cette date, le caractère féodal du Japon fait place à la modernité, le pays entre dans l’ère des Lumières.

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découvertes archéologiques d’Asie centrale, étendront la notion d’appartenance non plus à une entité, mais à un ensemble géographique (B), ainsi la période verra la naissance du panturquisme.

A.Citoyenneté et de l’appartenance nationale

La revendication d’une citoyenneté ottomane dont les peuples de l’Empire semblaient s’accommoder, rejoint la question de la forme du futur Etat, car il est désormais évident que l’Empire moribond vit ses dernières années.

La question qui se pose concerne également la nature de ce dernier : faut-il promouvoir un État-nation unitaire turc ou lui préférer une fédération plus attentive aux droits des différents peuples et minorités de l’Empire ? Comme le souligne Jean-François Bayart : « les membres

du Comité Union et Progrès étaient en réalité des libéraux constitutionnels s’inscrivant dans la continuité des Jeunes-Ottomans de 1876 et comprenant dans leurs rangs des Arabes, Albanais, Juifs et même les premières années des Arméniens et des Grecs. »367

La chambre basse et sa représentation pluriethnique traduit bien ce Melting pot ottoman, dans lequel de nombreux membres du millet fondent de grands espoirs. Mais, comme le souligne Norbert Von Bischoff : « chacun de ces hommes appartenait à un monde physique et spirituel

différent de celui de ses voisins et n'avait, avec ses collègues, aucune idée commune sur la forme et la mission de l'État à créer »368

Le mouvement des Jeunes-Turcs ne résista pas à cette question, on ne peut plus cruciale et ne tarda pas à afficher deux tendances nettement opposées. En 1902, lors de son congrès de Paris, parti se scinda en « comité Union et Progrès » conduite par Ahmet Riza, quant à l’autre tendance elle prit le nom de « Ligue pour l’initiative privée et la décentralisation » fondée par

367 Bayart, J-F, l’Europe et la laïcité contre la démocratie en Turquie, In : critique internationale, n°1, automne 1998, pp.15-21.

368 Von Bischoff, N, La Turquie dans le monde : l'Empire ottoman, la République turque, Payot, 1936, 249 p, p.100.

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le prince Sabaheddin369. Cette scission entre nationalistes turcs et libéraux ottomans devait avoir, par la suite, un retentissement funeste. Elle fut, en effet, à l’origine d’une dichotomie avec d’une part les fédéralistes voulaient un empire fédéral afin d’assurer le ralliement des minorités à la citoyenneté ottomane. Les unionistes voulaient quant à eux un empire centralisé et unitaire de type jacobin. Ce dernier va s’imposer, car les soubresauts qui agitent la vie politique, vont laisser apparaître les lignes de fractures qui auront bientôt raison de l’Empire. Ainsi, le courant représenté par les fédéralistes libéraux, ne survivra pas à la défaite des deux guerres balkaniques. Ils sont accusés par la population d'avoir bradé l'Empire. L'assassinat du grand vizir Mahmoud Shevket, le 21 juin 1913, marque la défaite définitive des fédéralistes et avec eux, le rêve de citoyenneté ottomane disparaît (1) même si le panturquisme demeure une idéologie inavouée, car contraire aux principes des Jeunes-Turcs qui n’ont cessé de prôner l’union des peuples de l’Empire et non une identité turque excluant les autres nationalités (2).