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L’abrogation de la Constitution et le coup d’Etat des Jeunes-Turcs

1.Les nationalismes à la périphérie de l’Empire

Section 2. L’abrogation de la Constitution et le coup d’Etat des Jeunes-Turcs

Les difficultés que rencontre le concept de citoyenneté au sein de la population, tant chrétienne que musulmane, les troubles que la Constitution a engendrés au sein de cette même population musulmane352, incitent le sultan à abroger la Constitution. Et ce faisant, il amorce un virage vers les valeurs islamiques.

Le sultan Abdül Hamid va tenter d'infléchir la politique des Tanzimat qu'il juge trop libérale et trop favorable aux minorités chrétiennes de l'Empire, au détriment des sujets musulmans. En outre, elle comporte un défaut majeur, puisqu’elle fait la part trop belle aux puissances occidentales353, ce que résume le prince Sabahaddin, chef de file de l'aile libérale et ottomaniste des Jeunes-Turcs : « la politique panislamiste n'est nullement la résultante du

fanatisme comme on le croit. Elle n'est que l'expression du mécontentement contre

352 Le Sultan Mahmud était interpellé sur le pont de Galata aux cris de "kafir sultan" ou sultan mécréant, par un derviche.

353 Ce qui était particulièrement redouté, c’était l’ingérence étrangère et le droit que les puissances européennes s’arrogeaient de « défendre leurs nouveaux ressortissants ». Le cas le plus connu est en 1850, l’affaire David Pacifico qui oppose la Grande-Bretagne au Royaume de Grèce. Juif portugais né à Gibraltar, David Pacifico (1784-1854) est citoyen britannique. Ce dernier s'est établi à Athènes sous le règne du roi bavarois Othon 1er de Grèce et se livre au commerce, tout en occupant la charge de consul du Portugal. En 1847, lors d'une cérémonie religieuse orthodoxe, sa maison est saccagée, sans que la police n'intervienne.

À la suite de cet événement, David Pacifico demande une indemnisation au gouvernement grec mais, les autorités ne réagissant pas, un an plus tard il se tourne vers le gouvernement britannique. Le Ministre des Affaires étrangères, Lord Palmerston, bien que philhellène soutient néanmoins les revendications de David Pacifico.

Après des négociations infructueuses avec le gouvernement grec, la Royal Navy entame en 1850 un blocus des ports grecs parmi lesquels figure le Pirée. Le blocus dure deux mois et crée des tensions diplomatiques avec les deux autres « Puissances protectrices » de la Grèce : la Russie et la France. En Europe comme en Grande-Bretagne, Lord Palmerston est très critiqué pour son attitude intransigeante. Il explique alors son action durant un discours à la Chambre des Communes. La conclusion est restée célèbre : «Le Romain, dans l'Antiquité, était assuré d'échapper à toute atteinte, parce qu'il pouvait dire : Je suis un citoyen romain. Comme lui, le sujet britannique, dans quelque pays qu'il se trouve, doit pouvoir savoir que l'œil vigilant et le bras armé de l'Angleterre le protégeront de toute injustice et de tout tort ».

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l'envahissement progressif de l'Europe ».354 L’occidentalisation des mœurs est perçue ni plus

ni moins, comme le prix que doit payer le vaincu, qui doit se plier aux desiderata du vainqueur. Mais il y a aussi la perte de souveraineté de l’Etat ottoman, par l’ingérence, dont rien, aucun texte de loi, à cette époque n’empêchait qu’elle se produisit.355

Abdül Hamid est conscient qu'il est urgent de trouver une autre voie : celle du rapprochement entre tous les musulmans de l'Empire, sous peine de disparaître, mais aussi de faire obstacle à la pénétration de l'Occident dans l'Empire. Mais aussi de jouer la carte qui consiste à jouer sur les rivalités entre les Européens. C’est d’ailleurs à cette époque, que le sultan confie la réalisation du chemin de fer, aux Allemands, et ce, afin de contrebalancer l’influence britannique.

Néanmoins, ces jeux politiques peinent à cacher l’essentiel : l’échec des Tanzimat. C’est ce que François Georgeon résume, en évoquant la situation de l'Empire, au moment où le sultan accède au pouvoir :

« Au point de départ, il y a sans doute la remise en cause de la politique des Tanzimat. L'idée de créer une nation ottomane en accordant à tous, musulman et non-musulmans, l'égalité, de faire de tous les sujets de l'empire des citoyens à part entière du même Etat, en somme l'idée d’ottomanisme" a échoué" ».356

Jusqu’alors l’islam était perçu par certains membres de l’élite intellectuelle, comme source d’arriération, désormais il est érigé en frontière contre l’Occident, et ceux qui se revendiquent de ses valeurs, parmi lesquelles les nationalités, cette Irtica ou retour en arrière en matière religieuse, se concrétise par les massacres perpétrés sur les populations arméniennes en 1894- 1896, mais aussi par un revirement politique de la part du sultan, avec comme aboutissement l’abrogation de la Constitution de 1876, jugée trop libérale.

Les pensées d’Abdül Hamid sont recueillies dans un ouvrage d’Ali Vahdi Bey montrent que le ciment de l’unité ottomane est la religion : « nous formons une seule et vaste famille, unie

354 Georgeon, F, La montée du nationalisme turc dans l’Etat ottoman (1908-1914). Bilan et

perspectives, In : La revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 1988, Vol 50, http://www.persee.fr.

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par le lien de notre foi […]. Car notre religion est la base même de tout l’édifice politique et social de notre Etat».357

Cette autre voie, car il est encore prémturé de penser à fédérer les "Turcs musulmans" autour de la turcité, c'est donc l'islam, qui va être l'élément fédérateur ; l'Empire étant aux trois-quarts musulmans, cela semble être l'évidence.

Pour ce faire, Le sultan va réutiliser le terme de califat, apparu pour la première fois lors du traité de küçük Kaynarca, et ce, dans le but de protéger les musulmans des territoires conquis par la Russie. Cette référence au califat est surtout d'ordre spirituel, mais comme le suggère Hamit Bozarslan elle est utilisée par Abdül Hamid comme une arme contre les puissances européennes : « Certes, je n’avais pas les moyens de m’engager dans un conflit avec les Etats

européens, mais les grands Etats comme la Russie ou l’Angleterre qui avaient mis nombre de populations musulmanes sous leur domination, avaient peur de mon arme khalifale »358.

De plus en plus les penseurs de l'Etat hamidien définissent l'Empire comme musulman et font de plus en plus référence à son caractère turc, les origines oghuzes des Ottomans étant de plus en plus mentionnées. A l'égard des populations musulmanes albanaises, bosniaques et arabes, le sultan fait montre d'une attitude à la fois paternaliste et quelque peu civilisatrice. La politique menée par la Porte vise à intégrer les "dynamiques centrifuges" dans un "nouveau

contrat tacite"359, en faisant usage de la cooptation et de la promotion de certaines figures des

interlocuteurs privilégiés. Pour atteindre ses objectifs, il finance par le biais de sa propre fondation pieuse de nombreux projets de bienfaisance dans les Balkans, mais aussi dans le monde arabe.

Ce titre de calife, dont il fait grand usage, lui permet d’affirmer son pouvoir face aux puissances européennes, en tentant d'étirer sa légitimité au-delà des frontières de l'Empire et d'acquérir une importance aux yeux de ces mêmes puissances occidentales.

Comme le souligne l'historien Selim Deringil « le sultan n'a pas effacé de sa mémoire

l'humiliation de 1876, quand les représentants des pouvoirs étrangers s'étaient réunis à

357 Ali Vahdi Bey, Pensées et souvenirs de l’ex-sultan Abdül Hamid, Attinger, Paris, sd, pp.172-173. 358 Bozarslan, H, Histoire de la Turquie, de l’Empire à nos jours, Taillandier, 2013, p.191.

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Istanbul pour parler des réformes turques sans qu'une délégation turque ne soit présente ».360

Il est à l'origine de la politique de peuplement en Anatolie. Abdülhamid a conscience que les déplacements de populations qui ont lieu dans le Caucase ou les Balkans sont une « question vitale » car elles permettent de contrebalancer la hausse démographique de « nationalités » au sein de ce qui reste de l’Empire et pour lui il s’agit de ramener le flux de l’expansion musulmane en provenance des Balkans. Ce qui apporte la preuve que le sultan raisonne non pas en matière de « turcité » mais d’appartenance religieuse ».

Le panislamisme du sultan aura sans doute un effet retardant, mais n'empêchera pas le glissement des élites ottomanes vers l'Occident. Quant aux provinces arabes, le discours panislamiste ne réussira pas à infléchir leur volonté de se séparer de l’Empire. Et dès qu’elles le pourront, elles prendront leurs distances avec la Sublime Porte. En effet, en 1880-1881, les libelles et des placards à la manière des ceux qu’a connu l’Occident lors de « l’affaire des placards » font leur apparition à Beyrouth ou à Alep appelant les populations arabes à secouer le joug ottoman.

L'historienne Nikki Keddie a qualifié ce panislamisme de protonationalisme361, car d’une part il constitue une résistance des peuples musulmans face à la pénétration culturelle, économique et politique du monde occidental, d’autre part, il permet l’intégration d’un sentiment traditionnel d’unité religieuse. Mais, l’historienne ajoute, qu’il est moderne par sa conception laïque d’idéologisation de ce sentiment. Ce qui est bien évidemment exact, car, même si le sultan et son entourage ont encore du mal à dessiner les contours de ce que sera la future nation turque, il doit bien admettre qu’il y « les Ottomans » qu’il désigne par « nous » et les « étrangers », par « eux » comme l’explique Abdül Hamid : « La période où nous collions à

notre chair ceux qui étaient d’une autre religion, comme on agrège des viandes hachées entre elles, est finie. Nous ne pouvons accepter dans les frontières de notre Etat que ceux qui sont de notre nation, ceux qui partagent les mêmes croyances religieuses que nous. Nous devons

360 Deringil, S, L’Empire ottoman et le pan-islamisme dans la Russie turcophone, In : Cemoti N°16, 1993, pp.207-217.

361 Keddie, N, Pan-Islam as a proto-nationalism, The Journal of Modern History, XLI, mars 1969, pp.17-28.

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renforcer l’élément turcique en Roumélie et en Anatolie, et surtout assimiler les Kurdes qui sont parmi nous pour qu’ils fassent partie de nous »362

Ce panislamisme va l’amener à remettre en cause, la Constitution de 1876, source à ses yeux, des maux dont souffre l’Empire, parmi lesquels l’ingérence étrangère, qui se fait de plus en plus pressente au fil des années. Mais cette remise en cause de ce qui constituait une amorce de libéralisme ne sera pas du goût de jeunes libéraux qui ont souvent étudiés à l’Etranger et qui voient dans cette suppression un recul des libertés. Ce groupe, les Jeunes-Turcs vont fomenter un coup d’Etat qui aura pour conséquence de déposer le sultan Abdül Hamid et qui verra la promulgation d’une nouvelle Constitution, la Meşrutiyet (Paragraphe 1). Après leur prise de pouvoir et une volonté de pousser plus avant la libéralisation de l’Empire et face aux problèmes de l’Empire, ils choisiront une voie, celle du panturquisme (Paragraphe 2), qui conduira aussi à un échec, mais qui apportera sa pierre à l’édification du futur Etat-nation.

362 Cité par Bozarslan, H, p.211.

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