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On s'accorde à considérer que la période des Tanzimat et des Jeunes-Turcs a été marquée par l'agonie de l'Empire, car les réformes ont été des échecs. A cela plusieurs raisons, dont certaines ont trait à leur nature même. Si l'Empire a pris pour modèle l'Occident, cela ne pouvait être bénéfique pour lui. Car les institutions auxquelles la Révolution française a donné naissance, émergent d’une longue maturation intellectuelle, qui n’a pas eu lieu dans l’Empire où la structure du pouvoir et de la société empêchaient complètement leur conceptio et enfin leur réalisation, sans compter l’absence de peuple et le peu d’homogénéité du territoire ottoman : « Au 17ème et 18ème siècle, il été acquis en Europe, dans une ère géoculturelle

beaucoup plus homogène qu’elle n’apparaissait à l’époque, que la définition de l’Etat correspondait bien à une population sur un territoire structuré par une souveraineté qui s’exerçait d’une manière exclusive sur ce territoire au nom de cette population ».431

Les Jeunes-Ottomans ont péché par excès d'optimisme et d’idéalisme bien que conscients des différences de civilisation, ont tenté d’introduire transformations dans leur société qui ne s’y prêtait guère. Le « calque » ne pouvant fonctionner correctement, faute de similitudes entre les systèmes étatiques européens et ottoman. Le résultat sera des plus désastreux et les forces censées être centrifuges, éloigneront les communautés les unes des autres.

En transposant à la réalité ottomane, la « théorie de l’autolimitation » de Raymond Carré de Malberg, où l’Etat est à la fois puissance de domination et puissance de nature juridique. Pour réaliser cette démonstration, Raymond Carré de Malberg a repris les analyses défendues par le publiciste allemand, Jellinek qui avait démontré par l’absurde la thèse de l’autolimitation ;

« l’Etat ne peut supprimer tout ordre juridique et fonder l’anarchie, car il se détruirait lui- même ».432

Même si l’Etat n’a pas supprimé son ordre juridique, il en a substitué un autre à celui existant. En modifiant la structure de sa société au profit d’une société de type occidental, l’Empire a tracé la voie à l’Etat-nation, mais dans le même temps a accéléré sa désintégration.

431 Asso, B, Les services de renseignement, In : Annuaire de Recherches Juridiques sur la Sécurité Intérieure et la Sécurité Civile, novembre 2001, p.304.

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Les conséquences étaient tout à fait prévisibles et prévues par les Occidentaux, qui en quelque sorte « soufflèrent » l’idée de libération de la société ottomane à l’intelligentsia de l’Empire, en sachant qu’elle ne pourrait que semer le trouble. L'Etat ottoman s'est en quelque sorte sabordé et a sapé les fondements de sa société. A partir de ce moment-là, les germes de la dissolution ont fait leur travail et l’Empire a sombré dans le chaos.

A l'issue de la première guerre mondiale, il est sur le point d'être rayé de la carte, car pour les Occidentaux une religion, n'a jamais constitué une nationalité et à leurs yeux les Turcs n'existent pas.

A contrario, cette phase, bien que n'ayant pas atteint ses objectifs a permis d'insuffler à la population le sentiment d'appartenir à une communauté, qu'elle soit ottomane ou turque. En ce sens, elle fait figure de période proto-nationaliste.

Ainsi donc, l’identité nationale et la Nation turque vont se construire sur les ruines de l’Empire ottoman et si les réformateurs des Tanzimat n’ont pas souhaité s’en prendre à l’instituition suprême : le sultanat, les nationalistes franchiront le pas. L’Empire ottoman en perdant son assise territoriale a permis à un nouveau pays de voir le jour, la Turquie. Mais sa légitimité même allait être remise en cause, va faire fi des obstacles qui se dressent.

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Chapitre 2. La Nation turque, une œuvre révolutionnaire

et démiurgique

L’Empire émerge de la Grande guerre, exsangue et militairement occupé par les puissances occidentales, qui n’ont pas attendu la signature du Traité de Sèvres pour s’approprier des parties du territoire ottoman.

Le pouvoir réel du sultan et de son gouvernement, désormais ne se borne qu’au périmètre d’Istanbul. Lors de l’une de ses dernières séances, soit le 28 janvier 1920, le Parlement va décréter le Misak-ı Millî 433 qui entérine la perte du territoire de l’Empire : « l’adoption de ce

«Serment» ou «Pacte national» en janvier 1920 apparaît comme un acte de réalisme politique, dans une conjoncture pour le moins troublée, qui marque la marginalisation des partisans d’une «Grande Turquie» et la reconnaissance du démantèlement de l’Empire. En vertu de ce réalisme, les frontières avec l’Irak et la Syrie, pourtant imposées dans les années 1920 par les puissances européennes mandataires (Royaume-Uni et France) ont été acceptées, de même que plus largement la rupture territoriale avec l’Empire ottoman. Ce texte est donc fondamental: c’est une profession de foi territoriale »434.

Le 16 mars 1920, le sultan dénonce l’ingérence des forces alliées parmi lesquelles figurent, les Britanniques, les Français, les Italiens et les Grecs.435

Cette situation, qui place, ce qui reste de l’Empire ottoman, sous tutelle, apparaît intolérable aux yeux d’un groupe de nationalistes, dont Mustafa Kemal, qui a constituté un gouvernement

433 Le Pacte national.

434 Pérouse, J-F, La Turquie: une construction territoriale récente, Université de Galatasaray, N° 90 (2), 2008, http://mappemonde.mgm.fr.

435 Le 15 mai 1919, le lendemain de l’occupation d’Izmir par la Grèce, Mustafa Kemal, qui a été nommé inspecteur de la 9ème armée, quitte Istanbul avec d’autres gradés pour s’installer en Anatolie. Leur arrivée à Samsun le 19 mai 1919 lance la transition d’une souveraineté personnelle vers la souveraineté nationale dans l’histoire turque. https://global.tbmm.gov.tr/index.php/fr/yd/icerik/12.

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dissident. Ce que dénonce le Pacte national qui fustige la création de pouvoir parallèle et donc illégal à Ankara, et qui n’est autre que la Grande assemble nationale436 créée à l’instigation de Mustafa Kemal et du nouveau pouvoir nationaliste437 désormais, représente la future Nation turque et prend les décisions en son nom438. Cette période propice aux mutations va donner naissance à une forme étatique inédite au Moyen-Orient l’Etat-nation (Section 1) dont la souveraineté nationale et internationale sont affirmées bien avant que le nouveau pouvoir soit en place, cette nécessité est due au contexte dans lequel se trouve le pouvoir dissident de Mustafa Kemal. Une fois le spectre de la dissolution éloigné, le nouveau pouvoir pourra créer l’Etat-nation auquel Mustafa Kemal aspire à donner naissance. Celui-ci aura un espace et un peuple qui n’existent pas encore, au sortir de la guerre mais qui verra le jour grâce au vainqueur des Dardanelles et ses compagnons nationalistes. Ces derniers nourrissent de grandes ambitions pour le futur pays et souhaitent faire de la Turque un Etat pleinement souverain et la doter de tous les moyens lui permettant résister à la pression étrangère et notamment par l’acquisition de la souveraineté économique. (Section 2).

436 Türkiye Büyük Millet Meclisi. Elle est également connu sous l’acronyme GANT.

437 Elle a été créée suite au Congrès d’Erzurum (23 Juillet au 4 Août 1919 et de Sivas (4 au 11 Septembre 1919).

438 La Grande Assemblée nationale, vote la loi, contrôle les actions du Conseil des ministres, accorde le pouvoir au Conseil des ministres de faire des décrets-lois, approuve le budget, autorise l'émission de monnaie, déclare la guerre ; confirme la ratification des traités internationaux, proclame, avec l'accord des trois cinquièmes de ses membres, l'amnistie, exerce les autres pouvoirs qui lui sont attribués par la Constitution3.

En matière constitutionnelle, la Grande Assemblée nationale de Turquie est également compétente pour nommer trois des dix-sept membres de la Cour constitutionnelle, adopter, avec l'accord des trois cinquièmes au moins de ses membres, des amendements constitutionnels.

Le règlement intérieur de la Grande Assemblée nationale doit être approuvé par la Cour constitutionnelle.

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Section 1.Les fondements du futur Etat-nation turc

La période qui s’ouvre et qui est fondatrice de la République turque, voit une mutation révolutionnaire de l’Etat439, ce dernier va en l’espace de cinq ans, à compter de la fin de la première guerre mondiale, changer complètement d’identité. Puis, à partir de la proclamation de la République, des mutations régulières vont se produire, conformément à l’ordre constitutionnel interne du nouvel Etat.

Dans un premier temps, le pouvoir dissident aura pour tâche, dans les limites du Pacte national, de lutter contre la dissolution de l’Empire ottoman et pour préserver la souveraineté de ce qui reste de l’Empire et ce faisant, il va œuvrer, malgré lui, pour au futur Etat turc et lui assurera un espace à partir duquel il pourra revendiquer son existence à l’intérieur des frontières (Paragraphe 1). A l’issue de la guerre qui opposera les forces nationalistes de Mustafa Kemal à la Grèce (1919-1922), la République de Turquie sera proclamée le 29 octobre 1923440, et coïncidera avec la naissance de l’Etat-nation (Paragraphe 2).

439 La notion est empruntée au Droit international.

440 Elle sera proclamée par la Grande Assemblée nationale de Turquie. Le 9 septembre 1923, le parti unique Cumhuriyet Halk Partisi (Parti républicain du peuple) était créé.

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Paragraphe 1. L’affirmation de la souveraineté nationale et

internationale

L’Armistice de Moudros441 a mis fin à la guerre à la première guerre mondiale entre l'Empire

ottoman et les Alliés. Les Jeunes-Turcs442 encore au pouvoir, commencent à prendre conscience qu’ils sont en passe de perdre la maîtrise de leur territoire, à l’exception d’une infime partie de l’Anatolie et de leurs moyens de communication qui passent sous souveraineté étrangère.

Mustafa Kemal (1881-1938), tout juste démobilisé, assiste à l’arrivée des cuirassés européens dans le Bosphore443. Cette situation humiliante444 qui place, ce qu’il reste de l’Empire, sous tutelle étrangère, lui est insuportable : « c’est la question de la souveraineté nationale qui a

guidé la République kémaliste dès 1921 et a fortiori en 1924 ».445

Il va créer un Etat dissident et parallèle à celui d’Istanbul et avant même d’avoir obtenu une reconnaissance, c’est à cette force nationaliste qu’incombera le tâche d’affirmer la souveraineté de la nation à naître, à la fois à l’intérieur des frontières et s’affirmer au plan international en affirmant son espace. Cela va passer par l’affirmation de la nouvelle souveraineté et le refus de la part du nouveau pouvoir de voir appliquer les traités qui consacrent le démembrement de l’Empire (A) et qui hypothèquent l’avenir du futur Etat. Le pouvoir dissident devra s’affirmer et partir à la conquête de son nouvel espace et faire face à

441 Il est signé le 30 octobre 1918.

442En janvier 1919, le haut-commissaire françait écrivait au Ministère des Affaires étrangères : « s’il y avait un casse-cou énergique, nous serions jetés à la mer en vingt-quatre heures […]. Si le coup n’a pas lieu maintenant, il y a des chances pour qu’il se produise le jour où la Turquie apprendra la dislocation qui la menace », In : Jevakhoff, A, Mustafa Kemal et le kémalisme, Vaner, S (dir), La Turquie, Fayard, 2005, p.64.

443 King, Ch, Minuit au Pera Palace. La naissance d’Istanbul, Payot, 2016, p.81.

444 Le 22 juin 1919, associé à trois officiers, Kemal diffuse via le réseau télégraphique développé par le Sultan Abdül Hamid, un protocole prévoyant la création d’une représentation nationale libre en Anatolie, pour suppléer au gouvernemet légal, qu’il rend coupable de collaboration avec l’ennemi. 445 Vaner, S (dir) La Turquie, Fayard Ceri, 2005, p.34.