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La forme des politiques publiques de santé actuelles

1.2 L’alimentation des personnes âgées, une question de politiques gérontologiques

1.2.3 La forme des politiques publiques de santé actuelles

L’action publique gérontologique a donc une forme spécifique. Elle cherche à réguler les conduites corporelles par l’autocontrainte et la responsabilisation des individus. Les liens entre les trois enjeux sociaux que sont la perte d’autonomie, la dénutrition et l’isolement social favorisent la mise en place d’action de prévention dans les quotidiens des personnes, et notamment dans l’espace domestique.

Les normes de santé et d’alimentation sont diffusées par de nombreux vecteurs, auprès, d’abord, des membres des professions médicales, paramédicales et médicosociales, puis auprès des aidants et des proches des personnes âgées. Elles reçoivent des informations par l’interaction avec ces acteurs, qui interviennent aussi au domicile. Ces prescriptions sont de fait diffusées auprès de toutes les personnes susceptibles d’interagir avec une vieille personne : les proches, les aides à domicile, les soignants. Ils sont également diffusés en Ehpad, où l’on pourrait penser que les personnes prises en charge n’ont plus à prévenir quoi que ce soit. Ainsi l’explique Romeyer (2015), les programmes de prévention nutritionnels concourent à une « nutritionnalisation de la société́ (Poulain, 2009), c'est-à-dire d’un processus de diffusion massive des connaissances nutritionnelles à travers les médias, et de la multiplication de campagnes d’éducation pour la santé. Et, de fait, la stratégie de communication des Programme National Nutrition Santé vise à cette diffusion massive. ».

Au demeurant, ce « gouvernement des corps » par les pratiques alimentaires « prend place dans des dispositifs diffus, souvent banals et familiers. » (Fassin et Memmi 2004) que sont les tâches domestiques quotidiennes, que ce soit l’élaboration des menus, la préparation des repas ou encore les pratiques d’approvisionnement. En outre, elles se font intrusives et pénètrent l’espace domestique grâce aux dispositifs d’aide à domicile (financés par l’APA) et par le portage des repas (financé par une prestation spécifique et réalisé par les collectivités territoriales). Ainsi que l’explique Cardon (2015) : « leur objectif est d’agir en amont, au domicile des personnes âgées, puisque, dans l’idéal, améliorer l’alimentation c’est améliorer la santé et donc garantir le maintien à domicile ». Et si les politiques nutritionnelles à destination des personnes âgées s’inscrivent pleinement dans le gouvernement des populations pour lequel « gouverner, c’est faire que chacun se gouverne au mieux soi-même » (Fassin et Memmi, 2004, p. 25), « ce gouvernement prescriptif passe par un gouvernement des pratiques alimentaires des personnes âgées (intervention sur le choix des aliments et des préparations culinaires) via les professionnels sanitaires et sociaux qui interviennent auprès d’elles au cœur de leur domicile »

Dans ses travaux sur les pratiques professionnelles des aides à domicile auprès des personnes âgées, Cardon (2007) met en évidence que leurs employeurs leur donnent également pour mission de prévenir la dénutrition. Ainsi, elles sont censées transmettre « les recommandations et savoirs diététiques émanant des associations-employeurs » aux personnes qui requièrent leurs services. En retour, « les personnes âgées intègrent ou non les recommandations diététiques dans leurs propres pratiques alimentaires, entre résistance, négociation et acculturation ». L’auteur propose une typologie des interactions entre les aides à domicile et les personnes âgées dans le cadre de la délégation alimentaire. Dans le premier type, l’aide à domicile est dans une relation de subordination avec son employeuse âgée ; dans le second type, les professionnelles et les personnes âgées ont un rapport de complémentarité ; dans le troisième type, l’aide à domicile se substitue. Ces modalités peuvent transformer ou maintenir les comportements alimentaires des personnes âgées.

Le portage de repas à domicile, au-delà du service permettant aux personnes de déléguer la préparation des repas à moindre coût et de se voir livrer des repas complets directement chez eux, est conçu comme une mesure de lutte contre la dénutrition, la dépendance et l’isolement des personnes âgées, mais aussi pour favoriser le maintien à domicile. « Le fait de pouvoir entrer en contact avec ces usagers, dans leur environnement familier, est en effet un moyen pour le CCAS1 de détecter d’autres problématiques sociales. » (Mesnage, 2010). Les agents du service, municipal en général, sont chargés d’une surveillance des états de santé et des comportements au cours de leur travail de livraison. Ainsi, « les agents livrent non seulement les repas mais ils ont aussi pour consigne d’être à l’écoute de chaque personne, notamment des plus âgées, en leur consacrant un temps pour enregistrer leurs attentes, apporter une attention relationnelle conviviale, veiller à leur état de santé (…) », ces actions les transformant en contrôleurs à domicile des personnes ayant requis ce service (Mesnage, 2010).

Il faut, toutefois, relever que la prolifération des normes nutritionnelles par les pouvoirs publics génère une cacophonie normative à la fois pour les professionnels en charge des personnes âgées que pour les personnes âgées elles-mêmes ou pour leurs proches. Ces normes médicales (nutritionnelles et gérontologiques) s’ajoutent aux normes alimentaires acquises par les socialisations successives au sein des trajectoires de vie des individus, et avec lesquelles elles peuvent entrer en conflit. De ce fait, cela peut générer une déstabilisation des allants de soi, le temps que les individus effectuent un travail cognitif de sélection et d’articulation de

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plusieurs de ces normes, et un travail de justification de cette sélection, au terme de laquelle leurs comportements alimentaires sont susceptibles d’évoluer. Barrey et al. (2012) expliquent que « selon la position des consommateurs dans leur trajectoire de vie et dans l’espace social, leur exposition à ces différentes formes de gouvernement varie, tout autant que leurs dispositions à les mettre en application ». Ce travail cognitif ne se fait pas « hors sol », mais en rapport avec le contexte de vie de la personne, l’ensemble de ses ressources, de ses contraintes, et il résulte d’un arbitrage vis-à-vis de ses priorités. De plus, les personnes ont un «† souci de soi alimentaire†» (Soutrenon, 2008) « variable selon leur catégories sociales d’appartenance ». Par exemple, les femmes sont plus réceptives aux messages de santé publique, notamment parce qu’elles sont en charge du care dans la famille et dans le couple (Plessz et Guéguen, 2017). La réception des messages de santé publique est socialement différenciée et genrée (Régnier et Masullo, 2009). En outre, ce souci de soi « se construit entre habitudes alimentaires et adhésion ou résistance aux normes de l’orthodoxie alimentaire (…) » (Cardon, 2009).

Dans les programmes d’action sociale à destination des personnes âgées, la dépendance est désormais vue comme un « risque » (Beck, 2008) du vieillissement, à laquelle l’isolement et la malnutrition sont associés, un problème pouvant en provoquer un autre. Les solutions proposées passent notamment par l’adoption de pratiques de prévention au quotidien, et l’alimentation devient le support privilégié de ces actions à travers les Programme National Nutrition Santé successifs et les Plans Bien Vieillir, qui véhiculent une vision normative du vieillissement. La prévention suit les modes d’action publique modernes, en encourageant l’autocontrôle et la responsabilité des individus concernant leur état de santé. Elle rentre dans les domiciles via les aidants des personnes âgées, et porte sur les comportements domestiques et intimes, mais en ne prenant pas en compte les caractéristiques sociales et culturelles des personnes concernées.

Pour répondre à ces enjeux, nous verrons dans la section suivante que certaines personnes âgées jugent opportun d’effectuer une mobilité résidentielle en foyer-logement, tandis que d’autres peuvent y être contraintes par les problèmes rencontrés au cours de leur vieillissement. Nous nous intéressons donc dans cette partie aux modes de vie dans les Ehpa et à la place de l’alimentation dans ces contextes spécifiques qui ont vu leur population vieillir et leur mission évoluer vers une plus forte prévention de la perte d’autonomie.