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1. Le droit des réfugiés et le droit de l’apatridie : des domaines du droit

1.2 L’applicabilité incertaine et contestée du droit de l’apatridie lorsqu’un

1.2.1 La difficile qualification des déplacés environnementaux comme

jure

La qualification des déplacés environnementaux en tant qu’apatrides est un enjeu relativement récent, qui a émergé au regard des nouvelles connaissances concernant la hausse du niveau moyen de la mer et la dégradation graduelle des conditions de vie sur le territoire de plusieurs États insulaires. Cette qualification soulève de nombreuses questions quant à la disparition des éléments constitutifs de l’État en droit international, questions qu’il faut impérativement aborder dans ce chapitre afin de déterminer la contribution du droit de l’apatridie dans la protection des déplacés environnementaux.

La Convention panaméricaine de Montevideo sur les droits et devoirs des États142

contient une définition de l’État qui est aujourd’hui universellement acceptée en droit international143. Selon cette définition, un État doit avoir quatre éléments

constitutifs pour exister, soit une population permanente, un territoire défini, un gouvernement et la capacité d’entrer en relation avec les autres États (souveraineté)144. Dans le cas des États insulaires qui deviendront inhabitables, un

ou plusieurs de ces éléments constitutifs pourraient disparaître. Par exemple, si l’on adopte une interprétation fonctionnelle ou téléologique du territoire étatique, le fait que ce dernier devienne inhabitable mènerait à sa disparition en tant que territoire de l’État, puisque seul un territoire habité se qualifie en tant que territoire étatique145. Pour conserver un territoire, les États insulaires pourraient préserver

de manière artificielle leur territoire, créer une île artificielle (considérée comme un

142 Convention panaméricaine de Montevideo sur les droits et devoirs des États, États-Unis et 19

pays de l’Amérique latine, 26 décembre 1933 (entrée en vigueur : 26 décembre 1934), reproduite dans Charles I. Bevans, Treaties and Other International Agreements of the United States of

America, 1776-1949, vol 3, Washington, Department of State for sale by the Supt. of Docs, U.S.

Govt. Print. Off., 1968 à la p 145 [Convention de Montevideo].

143 Jean-Maurice Arbour et Geneviève Parent, Droit international public, 6e éd, Cowansville,

Éditions Yvon Blais, 2012 à la p 221.

144 Convention de Montevideo, supra note 142 à la p 147.

145 Jenny Grote Stoutenburg, « When Do States Disappear? Thresholds of Effective Statehood and

the Continued Recognition of «Deterritorialized» Island States » dans Gerrard et Wannier, supra note 9 à la p 61.

territoire étatique en droit international), ou encore se faire donner ou acheter une part de territoire habitable, si tant est qu’ils en aient les moyens146. En effet, ces

options soulèvent certaines questions d’ordre pratique : quel État voudra vendre ou donner des parts de son territoire? Comment sera financé cet achat? La population locale habitant l’État de destination devra-t-elle être évacuée? Malgré ces difficultés, l’achat d’un territoire serait la solution favorite des déplacés environnementaux147, comme le démontre l’achat récent par le Kiribati d’une

portion de terre appartenant aux Fidji, territoire qui sera utilisé en guise de refuge si cela s’avérait nécessaire148.

Concernant la population, il n’existe pas de seuil minimal d’habitants en droit international pour qu’un État soit considéré comme tel. Ainsi, tant que quelques individus demeureront sur le territoire, le critère de la « population permanente » sera rempli selon Jenny Grote Stoutenburg :

Applied to the case of “disappearing” island States, this means that as long as enough of the original island infrastructure subsisted to enable an – even small – number of people to continue living on the remaining island territory as a community (if necessary with outside help, because examples of present-day small island States and territories also show that communities do not have to be self-sufficient in all respects), this community could form a “population nucleus” capable of upholding the personal element of statehood149.

Quant au gouvernement, même s’il devait opérer à partir du territoire d’un État tiers, cela ne poserait pas de problème juridique selon la chercheuse, pourvu que les critères de la population et du territoire continuent à être remplis150. Cette

situation a certes déjà été rencontrée par la Grèce et la Pologne entre autres, dont

146 Ibid, aux pp 62-63.

147 Oliver, supra note 30 à la p 215.

148 Laurence Caramel, « Face à l’élévation du Pacifique, Kiribati achète 20 km2 de terre refuge aux

Fidji », Le Monde (14 juin 2014) en ligne : Le Monde.fr <http://www.lemonde.fr/planete/article/2014/06/14/face-a-l-elevation-du-pacifique-kiribati-achete- 20km2-de-terre-refuge-aux-fidji_4438266_3244.html?xtmc=tuvalu&xtcr=1>.

149 Stoutenburg, supra note 145 à la p 65. 150 Ibid, à la p 69.

les gouvernements ont été en exil durant la Deuxième Guerre mondiale, sans que les États cessent d’exister pour autant151. Toutefois, il faut réitérer que la

présomption de continuité de l’État, qui survivrait malgré l’exil du gouvernement, implique que le gouvernement ait éventuellement la possibilité de retourner s’établir sur le territoire qu’il a quitté. Les rapprochements entre la situation des États insulaires et celle des gouvernements en exil lors de conflits demeurent donc limités, puisque dans les cas grec et polonais, il n’y avait pas de disparition de l’État dans son aspect physique. Les critères de la population et du territoire continuaient à être remplis malgré l’exil des gouvernements, ce qui ne serait pas nécessairement le cas en ce qui concerne les États insulaires. Enfin, l’exigence de la souveraineté, ou encore de l’indépendance juridique, requiert que l’État ne soit pas soumis à l’autorité d’un autre État et qu’il ait l’exclusivité de ses compétences législatives, exécutives et judiciaires152.

Certes, l’État est un concept flexible : des changements de population, de gouvernement ou de territoire ne mènent pas nécessairement à l’extinction de l’État153. Même la disparition des éléments constitutifs de l’État ne mène pas

nécessairement à son extinction. Des experts réunis par le HCR à Bellagio en 2011 en sont venus à cette conclusion dans le cadre de leurs discussions sur les déplacements environnementaux : « [n]oting that there is a general presumption of

continuity of statehood and international legal personality under international law, it was confirmed that statehood is not lost automatically with the loss of habitable territory nor is it necessarily affected by population movements »154.

Cette présomption de continuité de l’État rend l’auteure Alice Edwards sceptique, à juste titre. Celle-ci estime que cette solution n’est pas viable à long terme, surtout

151 Arbour et Parent, supra note 143 à la p 255.

152 Jean Salmon, dir, Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, 2001, sub verbo

« souveraineté ».

153 Maxine A. Burkett, « The Nation Ex-Situ » dans Gerrard et Wannier, supra note 9 à la p 94

[Burkett, « The Nation Ex-Situ »].

lorsque les États insulaires seront inhabités depuis plusieurs générations155. De

plus, il demeure impossible de savoir avec certitude si la disparition permanente d’un territoire ou d’une population entière entrainerait ou non la disparition juridique de l’État, ce scénario restant théorique et non avenu156.

En droit international, la reconnaissance des États par leurs pairs n’est pas un élément constitutif de l’État en soi, mais demeure un élément essentiel des relations internationales157. Suivant Jean-Maurice Arbour et Geneviève Parent,

c’est « un jugement politicojuridique sur l’existence réelle des trois éléments essentiels de l’État »158. Cette reconnaissance, qui s’effectue par acte unilatéral,

est importante tant lors de la création que de la disparition d’un État. Par exemple, si un État disparaît, les autres États pourront reconnaître ou non cette disparition. Toutefois, si cette disparition survenait en violation d’une norme de droit international, il semble que les autres États auraient l’obligation morale, si ce n’est juridique, de ne pas reconnaître cette disparition et devraient, a contrario, continuer de reconnaître l’État ayant disparu159. Dans le cas des États insulaires, l’idée selon

laquelle leur possible et éventuelle disparition pourrait survenir en violation d’une norme internationale est grandement contestable : quelle norme internationale aurait été violée en l’occurrence? Malgré ce débat sur la reconnaissance ou non de la disparition d’un État, il demeure que la problématique des États insulaires menacés de disparition soulève d’importants enjeux concernant la conception de l’État en droit international et la place de la reconnaissance d’État dans les relations internationales160.

155 Edwards, « Climate Change », supra note 72 à la p 77.

156 HCR, Submission: Climate Change and Statelessness : an Overview, 6e session, Groupe de

travail spécial de l’action concertée à long terme au titre de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (2009) en ligne : HCR <http://www.unhcr.org/refworld/docid/4a2d189d3.html> à la p 1.

157 Quoc Dinh Nguyen et al, Droit international public, 8e éd, Paris, Lextenso, 2009 à la p 460. 158 Arbour et Parent, supra note 143 aux pp 286-287.

159 Stoutenburg, supra note 145 à la p 59.

Avant d’aborder plus en profondeur les impacts de la disparition juridique de l’État sur le statut des déplacés environnementaux, il convient d’établir la distinction entre l’apatridie de jure et l’apatridie de facto, qui sont les deux formes d’apatridie reconnues en droit international. L’apatridie de jure « désigne une personne qu'aucun État ne considère comme son ressortissant par application de sa législation »161, c’est-à-dire une personne qui n’avait pas de nationalité à la

naissance, ou qui a perdu sa nationalité sans en obtenir une autre. L’octroi de la nationalité est un domaine réservé de l’État162. Si un individu n’a pas obtenu de

nationalité à la naissance, cela peut être dû à des lacunes dans les registres de l’État ou encore aux principes d’attribution de la nationalité, soit les principes de jus

sanguinis et de jus soli163. Le principe du jus sanguinis concerne l’octroi de la

nationalité à un nouveau-né en fonction de la nationalité d’un ou de ses deux parents, peu importe son lieu de naissance164. Le principe du jus soli permet au

contraire d’octroyer la nationalité en fonction du lieu de naissance, et non selon la nationalité des parents165. Un individu peut donc être apatride de jure s’il est né de

parents apatrides sur le territoire d’un État qui applique le jus sanguinis166. En ce

qui concerne la perte de nationalité, elle peut être due principalement à une succession d’États, à des contradictions dans les lois entourant le mariage, à une dénationalisation ou à une renonciation167.

161 Convention relative au statut des apatrides, 28 septembre 1954, 360 RTNU 5158 à l’article

premier.

162 Oliver, supra note 30 à la p 216.

163 Max Planck Encyclopedia of Public International Law, « Stateless Persons », par Katja Göcke,

en ligne : Max Planck Encyclopedia of Public International Law <www.mpepil.com> au para 2 [Max Planck, « Stateless Persons »].

164 Certaines législations prévoient toutefois l’octroi de la nationalité à un enfant dont les parents ou

les grands-parents possèdent la nationalité, comme c’est le cas en Irlande notamment. Immigrant Council of Ireland, « Droits des immigrants en Irlande, Fiche d’information 2 : Droits de résidence à long terme et de citoyenneté en Irlande », en ligne : Department of Social and Family Affairs <http://www.star-ts.com/download/pdf/immigrants-council-ireland/res_fr.pdf> à la p 11.

165 Nguyen et al, supra note 157 à la p 549.

166 Ivan Shearer et Brian Opeskin, « Nationality and statelessness » dans Brian Opeskin, Richard

Perruchoud et Jillyanne Redpath-Cross, Foundations of International Migration Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, 93 à la p 104.

L’apatridie de facto quant à elle désigne les personnes pour qui la nationalité n’est pas effective (mais qui en possède une par application de la loi). Dès 1949, le HCR a indiqué que cette forme d’apatridie concerne les cas où un individu est hors du pays dont il a la nationalité et que l’État ne peut ou ne veut offrir une protection à ce national, ou encore ce dernier renonce à l’assistance et à la protection de son État168. En d’autres mots, un apatride de facto est incapable ou peu désireux de se

prévaloir de la protection du gouvernement de son pays de nationalité ou d’ancienne nationalité169. De nos jours, le concept de la nationalité de facto s’est

précisé : il n’est pas certain qu’une personne ne jouissant pas des droits qui sont liés à la nationalité, comme l’attribution d’un passeport ou le droit de vote, soit apatride de facto. Alors que certains auteurs comme Hugh Massey affirment que les apatrides de facto sont nécessairement des personnes qui ne peuvent ou ne veulent bénéficier de la protection diplomatique et consulaire ou de l’assistance générale de leur État170, le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés,

Antonio Guterres, croit que si l’État n’est « pas en mesure d’assurer le respect de droits fondamentaux tels que le droit de rentrer dans son propre pays ou d’obtenir un passeport », la question de l’apatridie de facto peut se poser171.

La distinction entre l’apatridie de jure et de facto est importante afin d’évaluer la protection à laquelle pourraient avoir droit les déplacés environnementaux. Advenant l’extinction juridique de l’État, les déplacés en question deviendraient des apatrides de jure à moins qu’ils n’obtiennent une autre nationalité172. À

l’inverse, si l’État continuait à exister et que le gouvernement fonctionnait à la manière d’un gouvernement en exil depuis le territoire d’un autre État, les habitants conserveraient probablement leur nationalité et ne seraient pas apatrides. Ils

168 Comité spécial de l’apatridie et des problèmes connexes, A Study of Statelessness, Doc off NU,

1949, Doc NU E/1112; E/1112/Add.1, en ligne : HCR <http://www.unhcr.org/refworld/docid/3ae68c2d0.html > à la page 7.

169 Ibid.

170 Massey, supra note 74 à la p 40.

171 António Guterres, « Changements climatiques, catastrophes naturelles et déplacement humain :

une perspective du HCR » (2008) en ligne : HCR

<http://www.unhcr.org/refworld/docid/492bb6b92.html> à la p 4.

deviendraient des apatrides de facto seulement si l’État n’est pas en mesure de leur permettre de rentrer dans leur propre pays, ou encore s’il ne pouvait leur accorder la protection diplomatique et consulaire. Comme énoncé précédemment, il est contesté qu’un individu ne pouvant obtenir de passeport puisse être considéré comme un apatride de facto.

1.2.2 Le droit de l’apatridie : un domaine du droit ne répondant pas à la spécificité