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2. Des droits reconnus aux déplacés environnementaux par le droit

2.1 L’incidence des dégradations environnementales sur la jouissance

2.1.1 Les atteintes potentielles aux droits des déplacés environnementaux, ou

2.1.1.1 Le droit à la vie et les droits fondamentaux connexes des déplacés

environnementaux

Le premier droit directement menacé par la lente dégradation des conditions de vie au sein des États insulaires est le droit à la vie, droit qui est fondamental puisque sans lui, la jouissance de tous les autres droits de la personne ne serait que

théorique208. Par le biais des vagues de chaleur et des événements

206 Voir à la p 2 ci-dessus.

207 Klein Solomon et Warner, supra note 44 aux pp 261-262.

208 Margreet Wewerinke et Curtis F.J. Doebbler, « Exploring the Legal Basis of a Human Rights

météorologiques extrêmes, plus de personnes vont être à risque de subir des malaises, d’être blessées et de mourir209, considérant les vulnérabilités déjà

présentes au sein de plusieurs communautés210.

Le droit à la vie sera également touché par des atteintes à d’autres droits fondamentaux connexes comme le droit à la santé, le droit à l’eau et le droit à une nourriture suffisante. En effet, la réalisation de ces droits contribue à la réalisation du droit à la vie, ce dernier ne se limitant pas au seul droit de ne pas être arbitrairement privé de la vie211. À titre d’exemple, les changements climatiques et

les dégradations environnementales constituent une menace pour le droit à la santé, non seulement en raison des vagues de chaleur, des événements météorologiques extrêmes et des impacts indirects du réchauffement climatique sur l’accessibilité réduite à l’eau potable et à la nourriture, mais également en raison de la prolifération de maladies vectorielles212. Ces maladies toucheront

davantage les habitants des zones urbaines densément peuplées que ceux vivant en zone rurale213. Toutefois, la santé de ces derniers sera également affectée,

entre autres par la perte de récoltes provoquée par l’infiltration d’eau salée. Les îles Tulun et Takuu, deux îles Canaries, sont déjà complètement inondées par l’eau de mer salée, ce qui empêche les récoltes214. Les impacts des dégradations

environnementales sur le droit à la santé ont été reconnus entre autres dans l’affaire Fondation Marangopoulos pour les droits de l’homme c. Grèce devant le Comité européen des Droits sociaux215. Dans cette affaire, le Comité a jugé que la

209 Siobhán McInerney-Lankford, Mac Darrow et Lavanya Rajamani, Human Rights and Climate

Change : A Review of the International Legal Dimensions, Washington, The World Bank, 2011 à la

p 13.

210 Stephen Humphreys, Human Rights and Climate Change, Cambridge, Cambridge University

Press, 2010 à la p 266.

211 Edwards, « Climate Change », supra note 72 à la p 71.

212 Costello et al, « Managing the health effects of climate change » (2009) 373 The Lancet 1693 à

la p 1693.

213 Ibid, à la p 1702.

214 Wolfgang Sachs, « Climate Change and Human Rights » (2008) 51 Development 332 à la p

332.

215 Le Comité européen des Droits sociaux s’assure du respect de la Charte sociale européenne

par les États parties au Conseil de l’Europe. Il exerce un contrôle non contentieux (il examine les rapports soumis par les États) et un contrôle contentieux quasi judiciaire (il peut connaître de réclamations collectives soumises par des syndicats et des ONG). La Charte sociale quant à elle

Grèce avait violé le droit à la santé de résidents grecs en permettant l’exploitation de lignite, un combustible utilisé pour la production d’énergie. Cette exploitation a mené à d’importantes dégradations environnementales, qui ont par la suite causé des maladies respiratoires chez la population habitant à proximité216.

Les États insulaires affectés par les dégradations environnementales ont certaines obligations positives à l’endroit de leur population. Ils doivent, par exemple, avertir la population des risques de dégradations et de leurs impacts, tenter de réduire la dégradation et permettre à la population de trouver refuge, dans la mesure du

possible [nos italiques]. Comme le note Astrid Epiney, « [i]f a state lacks the financial and technological resources necessary to take the preventive or adaptive measures required, in principle, it may not objectively be held responsible under international law for not taking such measures »217. La CEDH a notamment abordé

la question des obligations positives des États dans deux affaires pertinentes en lien avec les déplacements environnementaux, puisqu’elle a reconnu que certaines dégradations environnementales pouvaient constituer une violation du droit à la vie : l’affaire Oneryildiz c. Turquie218 rendue en 2004 et Budayeva c. Russie219

rendue en 2008. Dans la première affaire, qui met en cause une catastrophe écologique d’origine humaine, la Cour condamne les autorités turques pour violation du droit à la vie en raison d’une mauvaise gestion du stockage des déchets ménagers dans une municipalité. Ces lacunes dans la gestion ont causé une explosion de méthane et la mort d’une partie de la famille du requérant. La Cour précise que les États ont une obligation positive substantielle, soit celle de prendre les mesures nécessaires et suffisantes pour pallier le risque d’atteinte au droit à la vie lorsqu’ils sont au courant, « ou auraient dû savoir sur le moment qu’un ou plusieurs individus étaient menacés de manière réelle et immédiate dans leur

fut adoptée en 1961 et révisée en 1996. Elle complémente la ConvEDH en garantissant des droits sociaux et économiques. Voir Charte sociale européenne (révisée), 3 mai 1996, 2151 RTNU 277, STCE n°163.

216 Fondation Marangopoulos pour les droits de l’homme c Grèce, n°30/2005, [2006] Comité

européen des droits sociaux au para 221.

217 Epiney, supra note 34 à la p 397.

218 Oneryildiz c Turquie [GC], n° 48939/99, [2004] XII CEDH. 219 Budayeva et autres c Russie, n° 15339/02, [2008] CEDH.

vie »220. La Cour juge donc que la Turquie avait amplement les moyens de remplir

ses obligations positives, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce. Une deuxième obligation, de caractère procédural, a été dégagée par la Cour, soit « celle de réagir judiciairement en cas d’atteinte alléguée au droit à la vie »221.

Dans la deuxième affaire, la dégradation environnementale en cause est d’origine naturelle et n’a pas été causée par l’État. Les autorités russes ont pourtant été condamnées pour violation du droit à la vie, car elles n’avaient pas pris les moyens préventifs nécessaires pour avertir la population d’un risque accru de dangereuses coulées de boues. La Cour reprend les mêmes principes que dans Oneryildiz c.

Turquie, mais veille à ne pas mettre une trop grande responsabilité sur l’État en

cas de catastrophes naturelles, surtout en ce qui concerne les secours d’urgence222. Ces deux arrêts démontrent les liens existants entre les droits

procéduraux et les droits substantifs : les États, pour garantir le respect des droits substantifs, doivent s’assurer que les droits procéduraux sont respectés223.

En Afrique, la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples a également étudié les liens entre le droit à la vie et les dégradations environnementales dans l’affaire Ogoni opposant le peuple Ogoni au gouvernement militaire nigérian, impliqué dans l’exploitation pétrolière dans l’État du Delta, au sud du Nigéria. Après étude de la plainte qui lui avait été communiquée, la Commission a jugé que la pollution et les dégradations environnementales qui ont été causées par cette exploitation ont violé le droit à la vie du peuple Ogoni, droit inscrit dans la Charte africaine des droits de l’homme et

220 Oneryildiz c Turquie, supra note 218 au para 63.

221 Jean-Pierre Marguénaud, « Le droit à la vie vu par la CEDH » dans Lavieille, Bétaille et Prieur,

supra note 28 à la p 124.

222 Ibid, à la p 125.

223 Conseil des droits de l’Homme, Rapport de l’Expert indépendant chargé d’examiner la question

des obligations relatives aux droits de l’homme se rapportant aux moyens de bénéficier d’un environnement sûr, propre, sain et durable, John H. Knox, Doc off Conseil des droits de l’Homme

des peuples224 (en plus de violer de nombreux autres droits tels les droits à la

santé, à la propriété et à un environnement sain) : « [t]he pollution and

environmental degradation to a level humanly unacceptable has made it living in the Ogoni land a nightmare. The survival of the Ogonis depended on their land and farms that were destroyed by the direct involvement of the Government »225.

S’intéressant au droit à un environnement sain, Jean-Maurice Arbour, Sophie Lavallée et Hélène Trudeau commentent les propos de la Cour en disant qu’ils « vont au-delà de l’approche individualiste des droits de l’homme qu’on retrouve dans les affaires de la Cour européenne des droits de l’homme traitant d’environnement. […] la protection de l’environnement y est élevée au rang d’une valeur collective qui permet de contester valablement l’exploitation non durable de ressources pétrolières »226. Dans le système interaméricain de protection des

droits de la personne, certaines affaires sont également dignes de mention, dont

l’affaire des autochtones Yanomami227, dans laquelle la Commission

interaméricaine des droits de l’homme a jugé que le Brésil avait violé entre autres le droit à la vie et à la santé d’autochtones Yanomami en construisant une route en Amazonie qui traversait leur territoire. En effet, la construction de cette route avait permis à de nombreux étrangers d’exploiter les ressources naturelles présentes sur le territoire ancestral et a exposé les autochtones à de nombreuses maladies contagieuses et fatales dont les étrangers étaient porteurs228.

Certes, dans le cas des déplacés environnementaux, les États insulaires ne sont que très peu responsables des changements climatiques et des dégradations environnementales qui affectent leurs îles. Néanmoins, il pourrait y avoir violation du droit à la vie et d’autres droits connexes si les victimes des dégradations ne

224 Amy Sinden, « An Emerging Right to Security from Climate Change : The Case Against Gas

Flaring in Nigeria » dans William C. G. Burns et Hari M. Osofsky, Adjudicating Climate Change :

State, National, and International Approaches, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, 173

aux pp 185-186.

225 The Social and Economic Rights Action Center for Economic and Social Rights v Nigeria

(2001), Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, No 155/96 (2001) au para 70.

226 Arbour, Lavallée et Trudeau, supra note 70 à la p 190.

227 Case n° 7615 (1985), Inter-Am Comm HR, Annual Report of the Inter-American Commission on

Human Rights : 1984-85, OEA/Ser.L/V/11.6/doc. 10, rev. 1.

sont pas protégées ni par leur État d’origine, ni par des États tiers, et ce indépendamment de la nature de la dégradation, qu’elle soit d’origine naturelle ou anthropique. Ainsi, il s’avère qu’il y aurait un vide normatif si les déplacés ne pouvaient jouir de leurs droits fondamentaux, dont le droit à la vie. Le HCR rappelle toutefois que les déplacés environnementaux ne vont pas tous perdre la protection de leur État d’origine : « [h]opefully, these States will continue to

exercise responsible sovereignty over their citizens, even in the midst of catastrophe, and even where such citizens had to seek temporary relief across an international border »229. Pourtant, comme il a été mentionné précédemment230, il

demeure controversé que les États insulaires puissent conserver leur compétence personnelle envers leurs nationaux et les protéger dans l’éventualité où ceux-ci se déplaceraient de façon permanente.

Un autre droit qui sera certainement atteint par les dégradations environnementales est celui du droit au logement, qui fait partie du droit à un niveau de vie suffisant garanti entre autres par le PIDESC231 et qui contribue à la

réalisation du droit à la vie232. Déjà, des individus d’États insulaires vivant près du

niveau de la mer voient leurs résidences fréquemment endommagées, si ce n’est complètement détruites, en raison des inondations, notamment sur les Îles Canaries, en Papouasie-Nouvelle-Guinée233 et sur l’île de Gartí Sugdup au large

du Panama234. Ces dommages causés à leurs habitations les poussent souvent à

se réfugier, temporairement ou de façon permanente, vers des zones territoriales plus surélevées de leur État. Ce déplacement interne sera souvent le précurseur d’un déplacement international et permanent, qui surviendra lorsque les conditions

229 HCR et al, « Forced Displacement », supra note 129 à la p 10. 230 Voir à la p 47 ci-dessus.

231 PIDESC, supra note 197 à l’article 11. Le droit au logement est également inscrit dans la Charte

sociale européenne (révisée), supra note 215 à l’article 31.

232 Leslie A. Stein, « Domestic Law for Resettlement of Persons Displaced by Climate Change »

dans Gerrard et Wannier, supra note 9 à la p 375.

233 Sara C. Aminzadeh, « A Moral Imperative: The Human Rights Implications of Climate Change »

(2006-2007) 10 Hastings Int’l & Comp L Rev 231 à la p 249.

234 « Les indiens Guna Yala chassés de leurs îles par la montée des eaux », Le Monde (8 août

2014) en ligne : Le Monde.fr <http://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2014/08/08/les-indiens-guna-yala- chasses-de-leurs-iles-par-la-montee-des-eaux/#xtor=AL-32280270>.

de vie et les conditions environnementales atteindront un certain degré de gravité auquel les habitants ne pourront plus faire face. Si les personnes qui se déplacent dès maintenant dans leur propre État sont dans une situation de paupérisation, ce déplacement interne risque de les appauvrir davantage et de réduire leur capacité à migrer dans le futur. Comme le font remarquer ironiquement l’OIM et le Foresight

report on migration and global environmental change, les personnes les plus

vulnérables aux changements climatiques (et aux dégradations environnementales de façon générale) seront celles qui pourront le moins migrer, car la capacité à migrer est une fonction de la mobilité et des ressources sociales et financières235.

De plus, ces dégradations pourraient en soi constituer un obstacle au déplacement, puisqu’elles risquent de réduire le bassin de ressources auxquels les individus affectés ont accès. Ainsi, le droit au logement convenable sera d’autant plus atteint pour les personnes les plus pauvres qui n’auront pas les moyens d’entreprendre un déplacement interne ou international.

L’accès à un logement convenable ne signifie pas que l’État doive construire des logements gratuits pour tous, mais il a une obligation positive, soit celle de combler ce droit de façon graduelle, en tenant compte de ses moyens. Dans un jugement de la Cour constitutionnelle sud-africaine largement cité par la suite, il est admis que l’État doit mettre en œuvre des mesures pour garantir le droit au logement, particulièrement pour les plus démunis (dans cette affaire, la Cour effectue une balance entre les moyens et les buts poursuivis)236. Ainsi, même si l’État n’a pas

les moyens pour assurer un logement à tous, il doit démontrer que ses actions vont en ce sens. Or, on ne peut nier que malgré leurs moyens limités, les États confrontés à la hausse du niveau de la mer tentent souvent de mettre en œuvre des stratégies et plans d’action pour limiter la dégradation des logements sur leurs

235 Brown, supra note 31 à la p 10; Foresight, Migration and Global Environmental Change, Final

Project Report, London, The Government Office for Science, 2011, en ligne : Gov.uk

<https://www.gov.uk/government/publications/migration-and-global-environmental-change-future- challenges-and-opportunities> à la p 12.

236 Government of the Republic of South Africa and Others v Grootboom and Others, [2000] ZACC

îles237. Ainsi, ils seraient difficilement tenus responsables de la violation du droit au

logement de leurs habitants, sauf s’il est démontré qu’ils ne prennent pas les mesures nécessaires, et ce au regard de leurs moyens. Il faut cependant garder à l’esprit que l’incapacité de punir judiciairement un « responsable » pour la violation d’un droit, ne change en rien la situation précaire dans laquelle les déplacés environnementaux se trouvent.