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La déconstruction hohfeldienne : les relations juridiques fondamentales

A. La forme complexe des droits du citoyen

1. La déconstruction hohfeldienne : les relations juridiques fondamentales

Les relations juridiques fondamentales expriment les droits en termes de relations formelles entre personnes (celles-ci peuvent être des personnes physiques ou morales, mais aussi, de façon plus large, d’autres constructions, comme l’État, le législateur, le constituant etc442). Soulignant le caractère

« toujours insatisfaisant, si ce n’est complètement inutile443 », des tentatives de définition, Hohfeld propose un tableau exposant les relations entre ces conceptions ; la signification des différentes conceptions découle de son rapport avec les autres (V. tableaux exposant ces relations en anglais et en français). Les relations sont formelles au sens où l’auteur tente de s’abstraire le plus possible du contenu des différents droits, dans le but de pouvoir généraliser ses conclusions. « Plus petits dénominateurs du droit », ces relations sont vues comme « les conceptions génériques les plus petites dans lesquelles n’importe quelle ‘quantité juridique’ peut être réduite444 ».

440 « right », « chameleon-word », HOHFELD W.N., Fundamental legal conceptions as applied in judicial reasoning, op. cit., p. 11.

441 V. EISENMANN C., « Quelques problèmes de méthodologie des définitions et des classifications en science juridique », op. cit. ; TROPER M., « Les concepts juridiques et l’histoire », op. cit.

442 Hohfeld ne considère pas ces constructions comme des constructions mais comme des ensembles de personnes physiques, ce qui ne sera pas discuté ici, mais pourrait faire l’objet de discussions.

443 « always unsatisfactory, if not altogether useless », HOHFELD W.N., Fundamental legal conceptions as applied in judicial reasoning, op. cit., p. 12.

444 « the lowest denominators of the law », « the lowest generic conceptions to which any and all ‘legal quantities’ may be reduced », Ibid., p. 30.

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Jural Opposites (right privilege power immunity

(

(no-right duty disability liability

Jural Correlatives (right privilege power immunity

(

(duty no-right liability disability

« Fundamental legal relations » selon Hohfeld445

Contraires juridiques (droit liberté pouvoir immunité

(

(absence de droit devoir incapacité sujétion

Corolaires juridiques (droit liberté pouvoir immunité

(

(devoir absence de droit sujétion incapacité

Les relations juridiques fondamentales selon Hohfeld

Les relations de « corrélations » sont toujours exprimées entre deux personnes et par rapport à une certaine action. Elles peuvent être présentées de deux façons : « X a le droit d’exiger que Y fasse Z » équivaut à « Y a le devoir vis-à-vis de X de faire Z », et ainsi de suite pour les différentes relations.

Si cette question a fait l’objet de nombreuses discussions, il s’agit, pour Hohfeld, de deux façons de

445 Le tableau reproduit fidèlement celui de l’auteur, Ibid., p. 12. Les articles de Hohfeld n’ayant pas été traduits en français, et en l’absence de consensus parmi les auteurs francophones se servant de ces relations, nous proposons notre propre traduction.

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dire la même chose. Il n’y aurait donc pas de sens à dire qu’un devoir est la conséquence d’un droit446. Parfois désignés comme « droits » dans le langage juridique commun, les droits, libertés, pouvoirs et immunités sont en général appelés « habilitations [entitlements] » dans les analyses hohfeldiennes. Leurs corolaires, les devoirs, absences de droit, sujétions et incapacités, sont désignés comme des « obligations [burdens] ». L’ensemble de ces relations est communément nommé « incidents hohfeldiens [hohfeldian incidents] ». Afin d’éviter toute confusion, l’italique sera utilisé lorsqu’il sera question d’un incident hohfeldien dans la suite de la thèse.

Une même personne ne peut, relativement à une action, avoir un incident et son « contraire juridique ». Si « X a le droit d’exiger que Y fasse Z », alors « X n’a pas l’absence de droit que Y fasse Z ».

Le même raisonnement peut être suivi pour l’ensemble des contraires. Il faut toutefois noter que dans le cas du contraire liberté /devoir, on dit que « si X a la liberté de faire Z vis-à-vis de Y, alors, X n’a pas le devoir de ne pas faire Z vis-à-vis de Y ». Les couples droit/devoir et liberté/absence de droit portent sur des actions définies. Si une personne a un droit vis-à-vis d’une autre, cette dernière a, corrélativement, un devoir de faire ou de ne pas faire une certaine action vis-à-vis de la première. Le contrat de travail signé entre l’employeur et l’employé donne au second le droit que le premier lui verse une rémunération et au premier le devoir de le faire. L’action visée peut également être négative. Si je suis propriétaire d’un ordinateur, j’ai le droit que les autres personnes ne l’utilisent pas et, corrélativement, ces dernières ont le devoir de ne pas l’utiliser447. Avoir une liberté équivaut à ne pas avoir le devoir de ne pas faire une action. Ainsi peut-on dire que, propriétaire de mon ordinateur, j’ai la liberté de l’utiliser, au sens où je n’ai pas le devoir de ne pas l’utiliser. Corrélativement, les autres personnes ont une absence de droit à ce que je n’utilise pas mon ordinateur, au sens où ils n’ont pas le droit que je n’utilise pas mon ordinateur.

Il faut bien distinguer – et c’est l’une des préoccupations fondamentales de Hohfeld – le droit de la liberté de faire une action. Une liberté n’a pas comme corolaire un devoir mais simplement une absence de droit. Il ne découle pas de ma liberté d’utiliser mon ordinateur que d’autres personnes aient des devoirs (ce que l’on nomme parfois un devoir de non-interférence). En revanche, certains devoirs très généraux peuvent appuyer ma liberté. Hart donne l’exemple suivant : la liberté que j’ai de me gratter la tête n’implique aucunement le devoir pour les autres de ne pas interférer avec cette liberté. Celle-ci peut en revanche être indirectement protégée par d’autres devoirs, comme celui de ne pas porter atteinte à l’intégrité physique d’autrui. Toutefois, cette protection n’est pas nécessaire et doit être distinguée de

446 Sur cette question, V. toutefois infra, partie III, chapitre 1, introduction.

447 Nous reprenons ici l’exemple utilisé par Leif Wenar in WENAR L., « Rights », E.N. ZALTA (dir.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2015

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la liberté. Elle pourrait ne pas exister et elle peut n’être que partielle. Ainsi Hart explique-t-il que l’on pourrait imaginer que quelqu’un m’empêche de me gratter la tête sans manquer à ses devoirs, par exemple en m’hypnotisant448.

Ces devoirs peuvent faire l’objet de modulations. Si je combats un adversaire au judo, j’accepte que son devoir de ne pas porter atteinte à mon intégrité physique soit relâché dans certaines limites. En poursuivant l’exemple de Hart, il pourrait légalement m’empêcher de me gratter la tête en m’immobilisant au sol, sans que ma liberté de me gratter la tête n’ait été modifiée (ce qui est modifié est le couple devoir/droit de ne pas porter atteinte à l’intégrité physique). Il faut bien noter que Hohfeld parle de relations juridiques. Quelqu’un que je croise dans la rue peut aussi m’immobiliser au sol et m’empêcher de me gratter la tête, mais il n’en a pas la liberté dans le cas où il est soumis à un devoir général de ne pas porter atteinte à mon intégrité physique.

Les relations de Hohfeld ont parfois été présentées comme portant sur des relations horizontales entre individus, s’adaptant difficilement à l’expression de relations verticales. Pourtant, il est possible de suivre Guillaume Tusseau pour dire qu’il n’en est rien449. Ces relations sont toujours exprimées entre personnes, une relation exprimée erga omnes doit donc être vue comme un ensemble de relations entre deux personnes. Dire que j’ai la liberté erga omnes de porter une chemise revient à dire que toutes les autres personnes n’ont pas le droit que je n’en porte pas. Je peux cependant avoir des habilitations différentes selon les personnes. Si je suis employé comme agent de sécurité dans une galerie commerciale et que mon contrat le stipule, j’ai le devoir de porter une chemise vis-à-vis de mon employeur. Si, au-delà de ce premier emploi, je suis modèle pour une école de sculpture, il se peut que j’aie le devoir de ne pas porter de chemise vis-à-vis de ce second employeur. Ainsi, je peux avoir la liberté de porter une chemise vis-à-vis de la plupart des personnes, le devoir d’en porter une vis-à-vis de certaines et le devoir de ne pas en porter vis-à-vis d’autres. Ces habilitations peuvent être protégées ou non par d’autres couples droits/devoirs plus généraux, comme le devoir qu’ont en général les autres personnes de ne pas porter atteinte à mon intégrité physique.

Les couples pouvoir/sujétion et immunité/incapacité portent sur la possibilité pour une personne d’altérer les relations juridiques d’une autre personne en termes de droit/devoir et liberté/absence de droit.

À ce titre, ils peuvent être rapprochés des normes secondaires au sens de Hart, la différence étant,

448 HART H.L., Essays on Bentham : studies in jurisprudence and political theory, New York - Oxford, Clarendon Press - OUP, 1982, p. 171.

449 TUSSEAU G., Les normes d’habilitation, op. cit., p. 227.

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explique Guillaume Tusseau, que Hohfeld présente la spécificité « d’énoncés habilitants » « au niveau de la situation subjective des acteurs juridiques », alors que Hart s’intéresse à « l’ordre juridique considéré dans sa globalité450 ». Ainsi, une personne a un pouvoir vis-à-vis d’une autre si elle peut, par son action, lui conférer un devoir ou lui retirer une liberté. Corrélativement, une personne a une sujétion si ses relations juridiques peuvent être affectées par une autre personne. Si j’offre de vendre mon ordinateur à un collègue, dans un système juridique où son acceptation est suffisante pour que la vente ait lieu, le destinataire de l’offre a un pouvoir vis-à-vis de moi – et je suis assujetti à lui. En effet, son acception peut me conférer certains devoirs et me priver de certaines libertés. Le contraire d’un pouvoir est une incapacité, dont le corollaire est une immunité. En l’absence d’offre de ma part, mon collègue a l’incapacité de conclure la vente par son acceptation et, par exemple, de me priver de la liberté d’utiliser mon ordinateur. Corrélativement, une personne qui ne peut voir ses relations juridiques affectées vis-à-vis de certains actes dispose d’une immunité.

Les textes juridiques ne sont pas rédigés avec le vocabulaire analytique de Hohfeld et l’interprétation de ce à quoi correspond une « liberté » ou un « droit » peut faire l’objet de discussions.

Nigel Simmonds explique par exemple que la « liberté d’expression », que l’on trouve dans de nombreuses déclarations des droits, peut souvent être vue comme une immunité conférée aux citoyens vis-à-vis du législateur. Le législateur a l’incapacité d’imposer aux citoyens des devoirs restreignant leur liberté d’expression451. Cette immunité peut être combinée avec des droits, comme, par exemple, un droit que le gouvernement prenne des mesures contre des actes restreignant ma liberté d’expression, mais cette relation doit être distinguée de l’immunité/incapacité452. Il en va de même des textes juridiques européens ou des arrêts de la Cour. Lorsque le traité parle d’un « droit de circuler », il ne s’agit pas nécessairement d’un droit au sens de Hohfeld. Ces exemples permettent de souligner qu’une des grandes difficultés de l’application du cadre d’analyse hohfeldien est qu’il implique une traduction.