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A. L’arrêt Martínez Sala, matrice du chemin conceptuel adopté

1. La construction a posteriori de l’évidence

Si nous avons présenté l’arrêt Martínez Sala comme un arrêt fondateur, ceci résulte d’une appréciation faite a posteriori. Il est fondateur parce que le modèle de raisonnement qu’il présente, tel qu’il a été reconstruit, a été repris à de nombreuses occasions. Ce caractère était loin d’être évident au moment de l’arrêt. La prudence dont a fait preuve la doctrine commentant l’arrêt Martínez Sala contraste avec sa présentation actuelle comme révolutionnant la matière. Sybilla Fries et Jo Shaw écrivaient par exemple que « [c]ela serait une erreur d’attacher trop d’importance à une affaire qui pourrait, dans tous les cas, être limitée de façon très stricte aux faits d’espèce ou qui pourrait être vue comme une décision politique s’expliquant par la situation d’une personne dans le besoin584. » Il faut en effet noter que le dispositif de l’arrêt ne mentionne pas la citoyenneté, mais énonce seulement que

« le droit communautaire s’oppose à ce qu’un État membre exige des ressortissants des autres États membres autorisés à résider sur son territoire qu’ils produisent une carte de séjour en bonne et due forme, délivrée par l’administration nationale, pour bénéficier d’une allocation d’éducation, alors que les nationaux sont uniquement tenus d’avoir leur domicile ou leur lieu de résidence ordinaire dans cet État membre ». Pour cette raison, certains auteurs estiment que la citoyenneté n’était discutée qu’à l’occasion d’un obiter dictum dans l’arrêt585.

584 « It would be wrong to read too much into one case which could, in any event, be confined quite narrowly upon its facts, or treated as a policy decision influenced by the situation of one needy individual. » FRIES S. et J. SHAW, « Citizenship of the Union », op. cit., p. 558.

585 BENGOETXEA J., N. MACCORMICK, et L. MORAL SORIANO, « Integration and Integrity in the Legal Reasoning of the European Court of Justice », G. DE BÚRCA et J.H.H. WEILER (dir.), The European Court of Justice, Oxford, OUP, coll. « Collected Courses of the Academy of European Law », 2001, p. 52.

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En outre, l’arrêt Martínez Sala n’a pas mis immédiatement un terme aux débats sur l’adoption du chemin conceptuel. Par la suite, de nombreux arguments ont été présentés pour refuser, de façon très générale, que la citoyenneté permette au requérant d’invoquer la non-discrimination en raison de la nationalité. La plupart du temps, ce refus ne passe pas par une opposition frontale à l’arrêt mais par une interprétation de celui-ci limitant les conséquences à en tirer pour la citoyenneté de l’Union. Une première stratégie, adoptée par certains acteurs, comme le Centre public d’aide sociale d’Ottignies-Louvain-la-Neuve et certains États ayant présenté des observations dans l’affaire Grzelczyk, est de nier que la situation en cause puisse présenter des similarités avec l’arrêt Martínez Sala586 . Dans ses conclusions sur Collins, en 2003, l’Avocat général Ruiz-Jarabo Colomer s’oppose à une lecture accordant une trop grande portée à l’arrêt Martínez Sala, soutenue par « un secteur de la doctrine, M.

Collins et la Commission ». Il souligne que le rattachement de la citoyenneté à la non-discrimination en raison de la nationalité « ne doit pas être sorti de son contexte », avant d’énumérer de façon très précise les circonstances de la situation de Mme Martínez Sala et de M. Grzelczyk587. De façon semblable, des participants à la controverse contestent la généralisation exprimée par la Cour dans l’arrêt. Ils en donnent une lecture très restrictive, considérant par exemple que la citoyenneté n’a pas de contenu autonome et ne confère pas de droits nouveaux à ses bénéficiaires. C’est en ce sens que l’on peut lire l’argumentation des gouvernements belges et danois dans l’affaire Grzelczyk588, ainsi que celles du Centre public d’aide sociale d’Ottignies-Louvain-la-Neuve, du Royaume-Unis, de la France et de la Commission589. L’arrêt Martínez Sala serait un « arrêt d’espèce », lié aux circonstances particulièresde l’affaire, sans véritable portée quant au statut de citoyen de l’Union.

Un peu différemment, certains acteurs passent tout simplement sous silence les arrêts de la Cour, tout en soutenant des affirmations qui semblent entrer en contradiction avec eux. Dans ses observations lors de l’affaire Grzelczyk, la Commission ne mentionne pas l’arrêt Martínez Sala mais se contente d’affirmer que les articles relatifs à la citoyenneté, même en combinaison avec la non-discrimination, ne peuvent ouvrir « directement un droit à des prestations sociales ». Le droit de séjour accordé est « intrinsèquement subordonné au respect de la condition de ressources suffisantes590 ».

Dans la même affaire, la formulation de l’argumentation du gouvernement du Royaume-Uni conduit

586 V. AG Alber, ccl sur CJCE, 20 septembre 2001, Grzelczyk, op. cit., para. 28.

587 AG Ruiz-Jarabo Colomer, ccl sur CJCE, 23 mars 2004, Collins, op. cit., para. 65-67. V. également, l’argument de l’Allemagne dans l’arrêt, CJCE, 23 mars 2004, Collins, op. cit., para. 25.

588 V. dans CJCE, 20 septembre 2001, Grzelczyk, op. cit., para. 21.

589 V. AG Alber, ccl sur CJCE, 20 septembre 2001, Grzelczyk, op. cit., para. 26 à 48 et 54 à 62.

590 Ibid., para. 62.

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également à marginaliser la solution donnée dans l’arrêt Martínez Sala. En effet, après avoir écarté l’application de l’article relatif à la non-discrimination en raison de la nationalité, il mentionne, au surplus, que « [c]ela serait d’ailleurs conforme à l’arrêt Martínez Sala591 ». À l’occasion de l’arrêt D’Hoop, malgré les arrêts Bickel et Franz et Grzelczyk, le gouvernement du Royaume-Uni conteste directement le fait que résider légalement dans un autre État membre autorise un citoyen à se prévaloir des dispositions du traité relatives à la citoyenneté592.

En réponse, d’autres arguments sont présentés au soutien de la possibilité pour les citoyens d’invoquer le principe de non-discrimination lorsqu’ils résident légalement dans un autre État membre ou qu’ils ont fait usage de leur liberté de circulation. Le fait même que des juridictions nationales soulèvent la question en citant comme référence l’arrêt Martínez Sala montre déjà une forme d’acceptation. En outre, de nombreux acteurs, comme par exemple le gouvernement portugais dans l’affaire Grzelczyk ou la Commission, la requérante au principal et l’avocat général dans l’arrêt D’Hoop, reprennent directement l’argumentation développée précédemment par la Cour. Ils lui suggèrent même de confirmer le rattachement de la liberté de circulation à la citoyenneté, voire d’aller plus loin dans les droits que confère le statut de citoyen de l’Union593. Les avocats généraux, dans la plupart des affaires évoquées, considèrent également que la citoyenneté implique le droit de ne pas être discriminé en raison de sa nationalité dans le champ d’application du traité.

Le discours que la Cour tient sur ses propres arrêts joue aussi un rôle important dans la construction d’un récit gommant les incertitudes qui pouvaient prévaloir au moment où les arrêts ont été rendus. Par exemple, dans l’arrêt Garcia Avello, elle s’appuie sur les arrêts Bickel et Franz, Grzelczyk et D’Hoop, pour dire que « parmi les situations relevant du domaine d’application ratione materiae du droit communautaire figurent celles relatives à l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité, notamment celles relevant de la liberté de circuler et de séjourner sur le territoire des États membres telle que conférée par l’article 18 CE [21 TFUE594] ». Si la Cour met ces trois arrêts sur le même plan, nous avons vu que dans Bickel et Franz et Grzelczyk elle n’avait pas expressément qualifié

591 Ibid., para. 54.

592 V. CJCE, 11 juillet 2002, D’Hoop, op. cit., para. 22.

593 Le gouvernement portugais cite Martínez Sala, mais développe une argumentation qui va bien au-delà de ce qu’avait reconnu la Cour, en soutenant notamment que l’introduction de la citoyenneté introduit un changement majeur en droit de l’Union et qu’en conséquence l’application du règlement relatif aux travailleurs détachés devrait être étendue à tous les citoyens. V. AG Geelhoed, ccl sur CJCE, 11 juillet 2002, D’Hoop, op.

cit., para. 52.

594 CJCE, 2 octobre 2003, Garcia Avello, op. cit., para. 24.

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la liberté de circulation et de séjour du citoyen comme une liberté fondamentale595, contrairement à l’arrêt D’Hoop596. L’auto-référence permet à la Cour de reconstruire sa jurisprudence. Présenter une solution comme implicite aux premiers arrêts permet de gommer, a posterirori, l’incertitude qui pouvait prévaloir et de masquer la dimension historique de la construction.