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669 KENNEDY D., A critique of adjudication, op. cit., p. 162. De manière plus générale, sur l’économie du travail juridique, V. Ibid., p. 166s.

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Les différentes solutions qui ont été directement proposées ou envisagées lors de l’affaire D’Hoop montrent les différentes façons dont le cas aurait pu être construit (1). Il faut s’arrêter sur le recours, dans la controverse, à la critique de certaines solutions comme artificielles (2).

1. Les différentes constructions envisagées

Le travail conceptuel est très perceptible dans l’arrêt D’Hoop. En effet, les deux schémas de justification précédemment présentés montrent déjà que la différence de traitement peut être construite comme discriminatoire en raison de la nationalité ou bien comme constitutive d’une entrave670. D’autres solutions auraient raisonnablement pu être défendues dans le contexte du droit de l’Union. Certaines se trouvent d’ailleurs invoquées, plus ou moins directement, par les acteurs de la controverse. Tout d’abord, la Cour aurait pu construire la situation comme une discrimination indirecte en raison de la nationalité. Une telle construction était, il est vrai, loin d’être évidente. Elle était pourtant possible au prix d’un certain travail conceptuel, déjà mis en œuvre par la Cour dans d’autres contextes. Le problème que pose le cas de Mme D’Hoop n’est en effet pas complètement nouveau. Comme le remarque Nicolas Bernard, en 1996, la « véritable difficulté » de ce type de situation est que certaines règles, ici la condition d’avoir terminé ses études en Belgique, « discriminent (indirectement) les nationaux d’autres États membres mais se trouvent également avoir un effet négatif sur certains nationaux de l’État ayant édicté la règle671 ».

Dans le cadre de la liberté de circulation des travailleurs salariés et indépendants, la Cour avait déjà jugé qu’un ressortissant national pouvait invoquer la non-discrimination en raison de la nationalité contre son propre État membre dans des situations similaires. Dans l’arrêt Scholz, elle avait décidé que le refus de prendre en compte l’expérience professionnelle dans un autre État membre, s’agissant d’un concours pour le recrutement d’un agent de restauration à l’Université de Cagliari, constituait une discrimination indirecte pouvant être invoquée par un national. Le requérant, d’origine allemande, avait acquis la nationalité italienne par mariage et ne pouvait faire valoir son expérience en Allemagne672. La situation était assez particulière puisque le requérant était discriminé en raison de sa nationalité passée. De façon plus proche de la situation en cause dans l’affaire D’Hoop, la Cour avait

670 Sur ces schémas et la situation en cause dans l’affaire, V. supra, partie I, chapitre 1, section 1, II, B, 1.

671 « The real difficulty is that the typical situations in which Community nationals invoke Community law against their own State are not situations of discrimination against one's own nationals but instead tend to concern rules that (indirectly) discriminate against nationals of other member States but also happen to have a negative impact on some nationals of the State which issued the rule. » BERNARD N., « Discrimination and Free Movement in EC Law », International & Comparative Law Quarterly, 1996, vol. 45, no 1, p. 87.

672 CJCE, 23 février 1994, Scholz / Opera Universitaria di Cagliari et Cinzia Porcedda, C-419/92, EU:C:1994:62.

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estimé, lors de l’arrêt Angonese, que l’obligation de produire un certificat de langue uniquement délivré dans la province de Bolzano constituait une discrimination sur le fondement de la nationalité, dont pouvait se prévaloir un italien ayant séjourné à l’étranger673.

Si, dans ces deux affaires, la Cour décide clairement sur le fondement de la non-discrimination en raison de la nationalité, les raisons pour lesquelles les requérants peuvent s’en prévaloir ne sont pas des plus claires. Il est possible de penser qu’elle assimile certains nationaux aux travailleurs migrants d’une autre nationalité travaillant dans l’État membre674. Alexander Somek voit ainsi se dessiner dans ces affaires un des « personnages les plus fantastiques du droit communautaire, “l’étranger honoraire675” ». On est proche d’une forme de sanction des discriminations à rebours. Il est aussi possible que la Cour prenne en compte le fait que le ressortissant d’un État tiers qui se serait trouvé dans la situation de MM. Scholz ou Angonese aurait pu se prévaloir du droit de l’Union. Le raisonnement peut aussi s’analyser comme procédant d’une montée en généralité. Le contrôle de la Cour se rapprocherait d’un contrôle abstrait. Elle n’examinerait pas les mesures par rapport à la situation du requérant dans l’affaire en cause, mais évaluerait si de telles mesures pourraient être discriminatoires de manière générale676. Ceci pose toutefois problème car l’interprétation de la disposition du droit de l’Union demandée à la Cour, dans le cadre du renvoi préjudiciel, devrait être liée à l’objet du litige au principal677.

Dans l’arrêt d’Hoop, le travail conceptuel n’est pas limité à ce qui a été évoqué dans l’affaire ; d’autres solutions auraient pu être retenues, même en se limitant aux techniques et structures usuelles du droit de l’Union. La Cour aurait par exemple pu construire la situation en faisant jouer un rôle très différent à la citoyenneté en utilisant le modèle Collins678. Dans ce cas, elle aurait pu considérer que la requérante pouvait se prévaloir de la liberté de circulation des travailleurs, interprétée à la lumière des dispositions relatives à la citoyenneté, pour contester la discrimination dont elle faisait l’objet. Loin

673 CJCE, 6 juin 2000, Angonese, C-281/98, EU:C:2000:296.

674 En ce sens, V. ILIOPOULOU A., Libre circulation et non-discrimination, op. cit., p. 115, note 347.

675 « one of the most fantastic figures of EC law, namely, the “honorary foreigner” ». SOMEK A., Individualism, op. cit., p. 216‑217.

676 En ce sens, V. CJCE, 23 février 1994, Scholz / Opera Universitaria di Cagliari et Cinzia Porcedda, op. cit., para.

78 à 12, et, plus clairement, CJCE, 6 juin 2000, Angonese, op. cit., para. 38 à 42. C’est, semble-t-il, l’interprétation de l’Avocat général Geelhoed, qui explique que : « [b]ien que la Cour ait qualifié cette condition de discrimination au détriment des ressortissants des autres États membres par rapport aux citoyens italiens, il ne fait aucun doute, selon moi, que la condamnation de cette condition vaut également à l'égard de M. Angonese puisqu'en tant que citoyen italien, il avait acquis ses aptitudes linguistiques dans un autre État membre. » V.

AG Geelhoed, ccl sur CJCE, 11 juillet 2002, D’Hoop, op. cit., para. 52.

677 V. VANDERSANDEN G., Renvoi préjudiciel en droit européen, Bruxelles, Bruylant, coll. « Répertoire pratique du droit belge », 2013, p. 93s.

678 CJCE, 23 mars 2004, Collins, op. cit.. Sur le modèle, V. supra, partie I, chapitre 1, section 1, I, B.

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d’être fantaisiste, cette solution est celle que la Cour retient dans l’arrêt Ioannidis679, qui présentait une situation similaire à de nombreux égards. Le requérant était un ressortissant grec qui, après avoir fait trois ans d’études supérieures en Belgique et suivi une formation de huit mois en France, s’était vu refuser l’allocation d’attente en Belgique au motif qu’il n’y avait pas fait ses études secondaires. La Cour décide que :

« […] compte tenu de l’instauration de la citoyenneté de l’Union et de l’interprétation du droit à l’égalité de traitement dont jouissent les citoyens de l’Union, il n’est plus possible d’exclure du champ d’application de l’article 39, paragraphe 2, CE [45 § 2 TFUE] une prestation de nature financière destinée à faciliter l’accès à l’emploi sur le marché du travail d’un État membre680 ».

Dans l’arrêt D’Hoop, la Cour, bien qu’interrogée sur la liberté de circulation du travailleur, avait refusé ce raisonnement. En vertu d’une « jurisprudence constante », elle avait dit que Mme D’Hoop ne pouvait se prévaloir des avantages conférés par le traité et le droit dérivé aux travailleurs migrants, car cela supposerait qu’elle ait « déjà accédé au marché du travail par l’exercice d’une activité professionnelle réelle et effective » et que « tel n’est pas, par définition, le cas de jeunes gens qui cherchent un premier emploi681 ». Prenant en compte l’arrêt D’Hoop sur ce point, la demande préjudicielle a été formulée par rapport au statut de citoyen dans l’affaire Ioannidis. C’est la Cour qui décide de statuer sur la liberté de circulation du travailleur, en reprenant l’arrêt Collins décidé entre temps. En conséquence, elle ne statue pas directement sur la liberté de circulation du citoyen682. Comme dans l’arrêt Collins, le statut de citoyen permet de justifier une évolution de l’interprétation des dispositions relatives à la libre circulation des travailleurs. Il faut toutefois noter que, à la différence de l’affaire D’Hoop, l’établissement d’une discrimination en raison de la nationalité ne posait pas de difficulté, le requérant n’étant pas un ressortissant belge.

2. La critique de l’artificialité des constructions proposées

C’est précisément la nationalité belge de la requérante au principal, dans l’affaire D’Hoop, qui rendait difficile la caractérisation d’une discrimination en raison de la nationalité. Comme il a été écrit, la Cour aurait pu construire la situation comme discriminatoire en raison de la nationalité, en

679 CJCE, 15 septembre 2005, Ioannidis, C-258/04, EU:C:2005:559.

680 Ibid., para. 22.

681 CJCE, 11 juillet 2002, D’Hoop, op. cit., para. 18.

682 Au contraire, l’Avocat général estimait que les dispositions relatives à l’égalité de traitement des travailleurs ne s’appliquaient pas et proposait en conséquence de recourir à la citoyenneté. V. AG Dámaso Ruiz-Jarabo Colomer, ccl sur CJCE, 15 septembre 2005, Ioannidis, op. cit., para. 50s.

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reprenant la solution des arrêts Scholz et Angonese. Cette jurisprudence, impliquant un travail conceptuel important, avait toutefois déjà fait l’objet de sérieuses critiques doctrinales. La solution de la Cour avait été qualifiée de « quelque peu artificielle et sujette à critique683 » ou présentée comme

« vague de façon embarrassante et tronquée684 ». Il avait aussi été écrit qu’un raisonnement prohibant les discriminations contre les personnes ayant exercé leur liberté de circulation aurait avantageusement pu la remplacer685. Présentant l’arrêt D’Hoop comme reposant uniquement sur la liberté de circulation, Damian Chalmers, Gareth Davies et Giorgio Monti écrivent par exemple que cela permet d’éviter une analyse en termes de nationalité, souvent « artificielle voire impossible686 ».

La dénonciation de l’artificialité d’une construction est une argumentation relativement commune.

Au premier abord, elle n’est guère surprenante et semble même redondante. En effet, si l’on refuse l’existence des concepts en dehors de nous, dans le monde des idées ou dans la nature, le statut de citoyen est artificiel, de même que les concepts de propriété, d’État ou de personne chez Hart, Ross ou Thomas687. La présentation d’une solution comme artificielle pourrait laisser penser que d’autres ne le seraient pas – il s’agirait en ce sens d’un argument essentialiste. Pourtant, penser que cette affirmation suppose une approche essentialiste – pour éventuellement la disqualifier comme erronée – serait toutefois tomber dans l’erreur d’une lecture externe des pratiques discursives688. En effet, en dehors d’un débat sur le caractère construit du droit, il convient plutôt de s’interroger sur ce que signifie cette qualification dans le contexte du discours doctrinal.

Utilisée par Anastasia Iliopoulou ou Damian Chalmers et alii, l’expression ne vise pas à dire que seuls certains concepts sont artificiels, par opposition à d’autres qui seraient naturels, mais à exprimer un décalage entre la construction proposée par la Cour et ce qu’ils jugent comme un raisonnement convainquant dans le cadre discursif du droit de l’Union. Il faut entendre par artificiel ce qui entre en conflit avec ce qui est naturalisé, au sens de ce qui n’est plus questionné. Ainsi comprise, l’appréciation n’a rien d’absolu mais elle s’inscrit au sein d’une pratique donnée. En outre, elle est susceptible de degrés. En ce sens, en s’inspirant de la façon dont Duncan Kennedy présente la contrainte, il faut dire que l’artificialité ou la naturalité d’une solution exprime le travail ou l’effort nécessaire pour l’imaginer

683 ILIOPOULOU A., Libre circulation et non-discrimination, op. cit., p. 115.

684 « uncomfortably vague and incomplete », LANE R. et N.N. SHUIBHNE, « Case C-281/98, Roman Angonese v. Cassa di Risparmio di Bolzano SpA, Judgment of 6 June 2000 », Common Market Law Review, 2000, vol. 37, no 5, p. 1243.

685 BERNARD N., « Discrimination and Free Movement in EC Law », op. cit., p. 89.

686 CHALMERS D., G. DAVIES, et G. MONTI, European Union law: text and materials, 3e éd., New York, CUP, 2014, p. 484.

687 V. supra, introduction.

688 V. supra, introduction.

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et la faire accepter. Plus l’effort est important, plus la solution peut être vue comme artificielle. A contrario, moins il y a d’effort à fournir, plus la solution peut être vue comme naturelle.

L’artificialité d’une solution dépend du contexte dans lequel elle intervient et du moment où elle est proposée. La justification fondée sur le caractère entravant de la différence de traitement en fournit un bon exemple. Concevoir que les dispositions limitant l’allocation d’attente aux personnes ayant fait leurs études secondaires en Belgique constituent une restriction à la liberté de circuler du citoyen peut paraitre surprenant à celui qui ne possède pas un ensemble de connaissances spécifiques au droit des libertés de circulation. Avant sa mise en œuvre par la jurisprudence, la construction de l’entrave à la sortie par les obstacles mis au retour paraissait sans doute très artificielle. Elle a d’ailleurs fait l’objet de critiques importantes au moment de l’arrêt Singh689. Toutefois, à mesure que la solution a été répétée, elle est devenue de plus en plus naturelle aux différents acteurs et sa transposition au cas citoyen a impliqué moins d’efforts que si le raisonnement avait été bâti ab initio. Le travail conceptuel n’est pas absent, mais il se trouve imbriqué dans des formes existantes.

Il serait aussi possible de questionner le fait qu’une personne dans la situation de Mme D’Hoop puisse être dissuadée de quitter la Belgique en raison d’une éventuelle perte de l’allocation d’attente dans le cas où elle déciderait d’y retourner et se trouverait au chômage. En effet, la Cour ne livre aucune analyse de l’effet dissuasif d’une telle mesure, qui se trouve plus postulé que démontré. Il s’agit toutefois, ici encore, d’une pratique commune dans le cadre du marché intérieur, qui tend à déduire de la différence de traitement un effet dissuasif suffisant à caractériser une restriction à la liberté de circulation. Une appréciation portée dans un autre cadre, par exemple celui d’une enquête sociologique sur la mobilité des jeunes en Europe, n’aboutirait pas nécessairement à dire que la mesure contestée dissuade ceux-ci de circuler.