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L’éviction de la justification fondée sur la non-discrimination

Il est en effet tentant de réduire a posteriori la ligne de justification relative à la non-discrimination à un habillage destiné à cacher un véritable raisonnement fondé sur la restriction à la libre circulation, voire de complètement la passer sous silence. Le manuel de Damian Chalmers et alii présente l’affaire D’Hoop comme mettant en jeu le même type de raisonnement que les arrêts Grunkin et Paul et Rüffler699. Ces deux arrêts sont pourtant clairement fondés sur l’entrave à la circulation, suivant les modèles Tas-Hagen Tas et Schwarz et Gootjes-Schwarz700. Les auteurs vont même jusqu’à complètement reformuler l’argument de la requérante :

699 CHALMERS D., G. DAVIES, et G. MONTI, European Union law, op. cit., p. 485. CJCE, 14 octobre 2008, Grunkin et Paul, C-353/06, EU:C:2008:559 et CJCE, 23 avril 2009, Rüffler, C-544/07, EU:C:2009:258.

700 CJCE, 26 octobre 2006, Tas-Hagen et Tas, op. cit., et CJCE, 11 septembre 2007, Schwarz et Gootjes-Schwarz, op. cit.. Ces deux modèles sont assez proches, V. supra, partie I, chapitre 1, section 1, II, B, 1.

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« Comme [Mme D’Hoop] était une citoyenne belge, il lui était impossible d’invoquer une discrimination en raison de la nationalité. Elle a donc simplement allégué que la règle dissuadait la circulation entre État701. »

Or, l’argument de la dissuasion à la circulation n’était pas si simple – pour preuve, il n’a pas été invoqué par Mme D’Hoop et ses conseils – et l’argument de la non-discrimination en raison de la nationalité n’avait rien d’impossible – au point qu’il était soutenu par Mme D’Hoop et la Commission à l’audience702.

Il ne s’agit pas de dénoncer une erreur dans l’ouvrage mais de mettre en évidence le fait que cette reformulation procède d’un travail de reconstruction et de naturalisation du chemin conceptuel adoptée par la Cour. L’arrêt est reformulé et l’argument de Mme D’Hoop prend la forme de l’argument qui serait vraisemblablement le plus efficace au moment où les auteurs écrivent. En outre, alors que cette forme est présentée comme allant de soi, les solutions abandonnées, même celles qui ont pourtant été défendue par la plupart des acteurs au moment de l’affaire, sont présentées comme

« impossibles ». Ce type de réécriture est classique. Il relève d’un travail doctrinal de systématisation de la jurisprudence et répond au souci d’exposer simplement les solutions en vigueur à un moment donné. Il ne peut en revanche pas convenir à une réflexion sur ce que fait la Cour dans ces arrêts.

Dans ce cas, le traitement asymétrique des différentes positions et la rationalisation a posteriori de la jurisprudence de la Cour constituent un travers dont il faut se défier. Tout d’abord, pour bien saisir ce qui est à l’œuvre, il faut se garder d’une volonté de lire la justification de ces arrêts comme nécessairement cohérente. Un effort pour préserver l’indétermination qui les entoure et l’incertitude qui prévalait sur le devenir de certaines formules est primordial. S’il est vrai que, dès l’origine, certains commentateurs ont insisté sur la justification fondée sur la liberté de circulation – la rhétorique de la non-discrimination n’étant pas forcément discutée dans toutes les notes sous arrêts703–, ces arrêts ont

701 « However, she was a Belgian citizen, making it impossible for her to argue nationality discrimination.

She therefore simply claimed that the rule deterred interstate movement. » CHALMERS D., G. DAVIES, et G.

MONTI, European Union law, op. cit., p. 484.

702 L’argument était pris au sérieux par les autres acteurs de la controverse au sens où ce n’était pas le jeu du critère de nationalité qui était contesté mais la possibilité pour un citoyen de se prévaloir de la non-discrimination en raison de la nationalité. CJCE, 11 juillet 2002, D’Hoop, op. cit., para. 21. V. supra, partie I, chapitre 1, section 1, II, B, 1.

703 V., par ex., les commentaires des arrêts D’Hoop et Pusa dans la revue Europe : GAUTIER Y., « CJCE, 11 juill. 2002, M.-N. D’Hoop, aff. C-224/98, Citoyenneté de l’Union », Revue Europe, 2002, no 10, com. 316 ; SIMON D., « CJCE, 29 avr. 2004, aff. C-224/02, Heikki Antero Pusa, de la saisie des pensions versées dans un autre État membre pour le remboursement d’une dette contractée dans le pays d’origine », Revue Europe, 2004, no 6, com. 173.

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le plus souvent été présentés sous le signe de l’interdiction des discriminations704. La doctrine a d’ailleurs immédiatement souligné les hésitations de la Cour et la superposition de différentes justifications dans l’arrêt705. La reprise de cette justification dans les arrêts Pusa et Turpeinen, après la reconnaissance explicite du droit de circuler et de séjourner du citoyen, et malgré des critiques doctrinales importantes sur l’ambiguïté de la justification dans l’arrêt D’Hoop, souligne d’ailleurs que la Cour n’entendait pas trancher la question. Dans l’affaire Pusa, la Cour évite soigneusement d’adopter une justification se situant clairement sur le fondement l’entrave à la circulation, alors que cette « clarification » lui était instamment proposée par l’Avocat général Jacobs706.

Les arrêts D’Hoop, Pusa et Turpeinen sont susceptibles de différentes lectures, qui doivent être prises au sérieux en vertu du principe de symétrie. S’ils peuvent être vus comme une « période transitoire », ce n’est alors qu’en prenant la précaution de bien reconnaître qu’il ne s’agit pas de la transition d’un état donné vers un autre état, connu à l’avance. Le sens d’un arrêt est déterminé au cours de la controverse qui lui fait suite et qui porte notamment sur ce que la Cour a décidé dans l’arrêt. Ce n’est que dans un second temps que la Cour va abandonner une des lignes de justification et se référer aux arrêts D’Hoop et Pusa comme s’ils avaient été décidés uniquement sur le terrain de l’entrave. De même que dans le manuel de Damian Chalmers et alii, il s’agit d’une opération participant à la naturalisation de la voie suivie.

Alors qu’elle analyse la justification de l’arrêt D’Hoop, Anastasia Iliopoulou propose différentes explications permettant de comprendre pourquoi la Cour recourt à la non-discrimination plutôt que de se limiter à l’entrave. Elle considère tout d’abord que la justification fondée sur l’égalité peut avoir un effet de « légitimation », alors que la justification fondée sur l’entrave risque de faire peser sur la Cour le soupçon de l’interventionnisme. Elle souligne ensuite que ce choix pourrait s’expliquer par la reprise, dans l’argumentation des parties, des formules utilisées dans l’arrêt Martínez Sala. Enfin, la chronologie des faits de l’affaire pourrait aussi constituer un facteur explicatif. La requérante ayant

704 V., par ex., le commentaire de l’arrêt Turpeinen dans la revue Europe : MARIATTE F., « CJCE, 9 nov.

2006, aff. C-520/04, Turpeinen, Égalité de traitement en matière d’imposition sur le revenu », Europe, 2007, no 1, com. 2. V. également, mettant en exergue la formule des « principes sous-tendant le statut » et voyant le fondement de l’arrêt dans la non-discrimination en raison de la nationalité, FOSTER N., « Family and welfare rights in Europe: the impact of recent European Court of Justice decisions in the area of the free movement of persons », Journal of Social Welfare and Family Law, 2003, vol. 25, no 3, p. 293s.

705 V., en ce sens, ILIOPOULOU A. et H. TONER, « A new approach to discrimination against free movers? », European Law Review, 2003, vol. 28, no 3, p. 389‑397.

705 V. CJCE, 2 octobre 2003, Garcia Avello, op. cit., para. 31 et AG Geelhoed, ccl sur CJCE, 11 juillet 2002, D’Hoop, op. cit., para 29.

706 V. supra, partie I, chapitre 1, section 1, II, B, 1.

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achevé ses études secondaires en 1991, avant même l’entrée en vigueur des trois directives relatives au séjour des « non-actifs », le fait qu’elle ait exercé un droit de circulation découlant du traité pouvait prêter à discussion707. Ces deux dernières raisons montrent de façon intéressante des phénomènes de « dépendance de sentier ». La situation de l’arrêt Martínez Sala joue sur la justification adoptée dans l’arrêt D’Hoop, puis la situation de l’arrêt D’Hoop sur les justifications adoptées dans les arrêts Pusa et Turpeinen. Cette dépendance ne se poursuit toutefois pas au-delà, puisque la ligne de justification est abandonnée.

Comme l’a notamment soutenu Bruno Latour, l’échec ou le succès ne s’expliquent pas nécessairement par les qualités intrinsèques d’une solution, mais par un ensemble de facteurs sociaux et historiques. L’affirmation est sans doute beaucoup plus triviale en droit que dans le cas des innovations techniques. Différentes raisons conduisant à l’abandon de la structure de raisonnement fondée sur la non-discrimination peuvent être avancées. La Cour a pu être sensible aux fortes critiques doctrinales relayées par ses avocats généraux708. Surtout, la voie de l’entrave, qui pouvait susciter des craintes d’activisme, offrait, pour cette même raison, un instrument d’une très grande puissance. À partir du moment où la liberté de circulation est vue comme une liberté fondamentale au sens du traité, tout un ensemble de structures types de raisonnement et de cas antérieurs pouvaient être convoqués par les différents participants à la controverse. Si cette voie n’a pas le même effet de légitimation que l’appel à l’égalité, elle introduit le statut de citoyen au sein d’un cadre conceptuel à la dynamique bien éprouvée. L’échec de la justification fondée sur la non-discrimination en raison d’autres critères que la nationalité s’explique sans doute essentiellement par le succès de la ligne de justification fondée sur l’entrave à la circulation.

Le choix d’une ligne de justification plutôt qu’une autre n’est pas sans importance. En effet, si dans certaines affaires, comme l’arrêt D’Hoop, il est possible de remettre en cause une mesure parce qu’elle restreint la liberté de circuler ou parce qu’elle constitue une discrimination en raison de la circulation, toutes les situations ne sont pas susceptibles d’être construites de ces deux façons. De nombreuses mesures constituent une entrave sans pour autant résulter d’une discrimination (comme c’est par exemple le cas dans l’arrêt Singh). La reconnaissance plus générale de l’entrave non-discriminatoire, à l’instar de ce que la Cour a fait pour les autres libertés de circulation, est donc susceptible d’entraîner le contrôle de très nombreuses mesures. En revanche, les mesures susceptibles d’être considérées comme discriminatoires sur le fondement de la mobilité sont en principe aussi susceptibles d’être

707 ILIOPOULOU A., Libre circulation et non-discrimination, op. cit., p. 119.

708 Sur ces critiques, V. supra, partie I, chapitre 1, section 1, II, B, 1.

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constitutive d’une entrave, d’autant plus que la Cour ne mène en général pas un véritable examen du caractère dissuasif de la mesure mais tend à le déduire de la différence de traitement. Toutefois, sanctionnant un nouveau critère de différentiation, à côté de la nationalité, la justification fondée sur la non-discrimination pouvait être vue comme rendant possible le développement d’un principe général de non-discrimination. La formule très générale selon laquelle la citoyenneté est sous-tendue par « la garantie d'un même traitement juridique dans l'exercice de sa liberté de circuler » pouvait également être lue en ce sens.