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L’univers illimité des possibles in abstracto

A. La forme complexe des droits du citoyen

1. L’univers illimité des possibles in abstracto

Hohfeld ne propose pas, contrairement à ce qui est parfois affirmé, une « théorie des droits subjectifs » au sens d’un ensemble de définitions ou de considérations sur la nature des droits474. Bien qu’il cherche à exprimer les droits à l’aide de relations formelles, il ne s’agit en aucun cas d’une approche formaliste au sens habituel du terme en théorie analytique du droit. Au contraire, le formalisme classique est la cible principale de l’auteur. En réduisant le droit de propriété à un ensemble de droits, libertés, immunités et pouvoirs, il montre qu’il n’y a rien d’essentiel dans celui-ci et qu’il peut être configuré de façons très différentes475. C’est à ce titre que Hohfeld a eu une grande influence sur les réalistes états-uniens, dont certains, comme Llewellyn, ont été ses élèves, puis sur des auteurs dénonçant l’approche métaphysique des concepts, tels que Hart et Ross après la seconde guerre mondiale, ou, plus tard, les tenants des Écoles critiques (critical legal studies476).

S’attaquant à l’approche de la propriété comme « faisceau de droits », développée à la suite des travaux de Hohfeld, Henry Smith explique qu’il ne s’agit pas d’une « théorie » mais d’un « outil analytique ». La grille de Hohfeld ne permet pas d’expliquer la configuration de la propriété dans une

473 « Hohfeld’s analysis opens up worlds of legal possibilities, of choices to be made in fashioning legal regimes, that we would otherwise pass by. » SCHLAG P., « How To Do Things With Hohfeld », op. cit., p. 192.

474 Cette lecture est notamment celle de Pierre Schlag. Sur cette question et sur la volonté de voir dans l’approche de Hohfeld une théorie (et, en particulier, une théorie de la propriété), V. Ibid., p. 222.

475 SIMMONDS N.E., « Introduction », op. cit., p. xviii. V. également SCHLAG P., « How To Do Things With Hohfeld », op. cit., p. 122s.

476 Pour un hommage de Karl Llewellyn à son professeur, V. LLEWELLYN K., « Wesley Newcomb Hohfeld.

Teacher », The Yale Law Journal, 1919, vol. 28, no 8, p. 795‑798.

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société : « Comme elle peut tout expliquer, elle n’explique rien477 ». De la même façon, Arthur Corbin, fervent disciple réaliste de Hohfeld, avait très tôt souligné que l’analyse en termes hohfeldiens ne permet pas plus d’aboutir à une solution dans un cas particulier que de déterminer la configuration des règles478. Pour reprendre l’exemple de la propriété, l’analyse ne permet pas d’expliquer pourquoi elle prend telle forme dans un système juridique et telle forme dans un autre, ni de comprendre si elle peut être plus que la somme de ces relations. L’analyse est atomiste et se trouve confrontée aux difficultés que cela peut entraîner pour comprendre un ensemble. À ce titre, l’approche correspond aux concepts vus comme des « nœuds inférentiels » au sens de Giovanni Sartor, plutôt qu’aux concepts vus comme des « catégories ontologiques479 ».

Toutefois, il s’agit là de limites liées à la forme de l’analyse proposée par l’auteur. Celle-ci, comme le soutient par exemple Pierre Schlag, n’est en aucun cas incompatible avec un questionnement sur la forme des « faisceaux de droits » définis au sein d’un système juridique particulier ou avec le développement d’une théorie visant à expliquer ce qui fait l’unité d’un regroupement ou les conséquences qu’entraîne une telle configuration480. Ainsi ne faut-il pas attendre de la décomposition du statut de citoyen de l’Union une explication de sa structure, une justification de sa forme ou une prévision de son évolution future. En revanche, comme l’a montré l’application aux droits du citoyen de l’Union, cette décomposition permet de mettre en évidence la complexité des différentes relations dans lesquelles les personnes possédant le statut sont impliquées : « qui peut faire quoi, à qui, dans un sens juridique (et peut être non juridique481) ».

L’univers des possibles n’est pas limité in abstracto, au sens où de très nombreuses constructions peuvent être formées à partir des incidents hohfeldiens, même si cela ne veut pas dire qu’elles soient toutes envisageables ou souhaitables. Dire que le citoyen a un droit de séjour ou un droit de ne pas être discriminé ne signifie pas grand-chose tant que ces droits ne sont pas spécifiés. In abstracto, un nombre illimité de combinaisons sont envisageables. Comme le montre Pierre Schlag, il est possible d’agir sur trois paramètres482. Premièrement, les relations juridiques elles-mêmes peuvent être

477 « theory », « analytical device », « explains everything and so explains nothing », SMITH H.E., « Property as the Law of Things », Harvard Law Review, 2012, vol. 125, no 7, p. 169.

478 CORBIN A.L., « Jural relations and their classification », The Yale Law Journal, 1921, vol. 30, no 3, p. 237‑238. Cité par SCHLAG P., « How To Do Things With Hohfeld », op. cit., p. 189.

479 SARTOR G., « Legal concepts as inferential nodes and ontological categories », Artificial intelligence and Law, 2009, vol. 17, no 3, p. 217–251.

480 En ce sens, SCHLAG P., « How To Do Things With Hohfeld », op. cit., p. 229‑230.

481 « who can do what to whom in a legal (and perhaps nonlegal) sense » SMITH H.E., « Property as the Law of Things », op. cit., p. 1696.

482 SCHLAG P., « How To Do Things With Hohfeld », op. cit., p. 219.

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modifiées, c’est-à-dire transformées, éteintes ou complétées. Ainsi, comme c’est le cas avec l’arrêt Martínez Sala, un assujettissement peut être transformé en immunité. Il est possible d’envisager que la liberté de séjourner des citoyens soit supprimée, par exemple par une révision du traité. Enfin, il serait concevable que la liberté de séjourner soit complétée par certaines immunités, comme une immunité contre les règles portant atteinte au droit à la vie privée et familiale du citoyen. Deuxièmement, l’acte en cause peut être redéfini. L’interdiction de discriminer pourrait ne plus viser uniquement ce qui procède de la nationalité mais inclure toute forme de discrimination (la proposition a d’ailleurs été faite à la Cour483). La circulation pourrait ne pas être vue comme la circulation d’un État membre à un autre mais inclure les circulations au sein d’un État membre. Troisièmement, les personnes en cause peuvent être redéfinies. À certains égards, l’introduction du concept de citoyen peut être vue comme l’extension de droits existants pour les actifs aux citoyens non actifs. Ainsi peut-on dire que la liberté de séjourner dont pouvait se prévaloir le travailleur contre l’État de résidence est étendue au citoyen. Elle pourrait aussi être étendue à d’autres personnes comme, par exemple, les ressortissants d’État tiers ou être reconnue au citoyen contre son État de nationalité.

La grille proposée par Hohfeld permet donc d’analyser et de déconstruire les concepts de « statut de citoyen », mais aussi de « non-discrimination » ou de « droit de circulation et de séjour ». Ce regard extérieur, dans lequel l’univers des possibles n’est pas limité, permet de souligner l’importance du langage du droit de l’Union et des formes utilisées. La puissance de la déconstruction conduit à souligner l’importance de ce dont elle ne peut rendre compte. Les formes permettent d’expliquer que les acteurs peuvent communiquer de manière relativement effective, au sens où, lorsque la Cour dit que le citoyen a le droit de ne pas être discriminé en raison de sa nationalité, ses interlocuteurs sont en mesure de savoir, de manière générale, ce que cela implique. La traduction dans les termes hohfeldien nécessite la connaissance du langage source – ici, celui du droit de l’Union. Si celui-ci n’a pas la clarté formelle du langage hohfeldien, de nombreuses questions peuvent être discutées même par des interlocuteurs compétents, il n’en demeure pas moins qu’il repose sur un ensemble de connaissances communes.

Si la grille de Hohfeld est utile pour présenter clairement différentes constructions possibles des droits, elle ne permet pas de comprendre un discours tenu dans un autre langage indépendemment de la maîtrise de ce langage, c’est-à-dire, par exemple, de déterminer ce que disent les acteurs du droit de l’Union quand ils parlent de « liberté de circulation ». Ce qu’elle permet, et la chose est très

483 V. infra, partie I, chapitre 2, section 2, II, B.

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différente bien qu’elle soit parfois confondue, est de proposer un langage permettant de formaliser différentes options possibles pour construire la liberté de circulation. Elle ne peut pas rendre compte des incertitudes, des potentialités, des références implicites et des relations multiples que comporte la mobilisation d’une forme. Elle ne permet par exemple pas de dire qu’il est probable, dans le contexte du droit de l’Union, qu’une liberté de circulation soit accompagnée de devoirs de non-interférence pesant sur les États membres. Elle permet simplement de dire que tel pourrait être le cas, mais que tel pourrait également ne pas être le cas. La traduction en termes hohfeldiens ne permet donc pas d’exprimer complètement ce qu’implique le recours à une locution dans le langage juridique qu’elle prend pour objet, bien qu’elle permette de schématiser un univers des possibles et, dans le même mouvement, de percevoir la spécificité d’une configuration. Cette difficulté rejoint celle que comporte toute tentative d’expliquer une pratique d’un point de vue strictement externe, comme le montrait déjà les notes de Wittgenstein sur le Rameau d’or484.