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Conclusion générale

II- La complexité d’un phénomène

On le voit bien tout au long du rapport, la compréhension de la fermeture résidentielle à Marseille, dans sa complexité, son intensité et sa diversité, passe par l’analyse croisée des mécanismes sociaux, politiques et économiques. En effet le sens de la fermeture n’est donc pas univoque et la seule approche par les mécanismes sociaux apparaît insuffisante. Au-delà de la description quantitative et d’une approche synchronique de la dynamique, il importe d’analyser les mécanismes sociaux dans leur articulation avec les mécanismes politiques et économiques et de privilégier une démarche diachronique. Ces mécanismes viennent en effet faciliter, voire renforcer ou même impulser les pratiques ou attentes de fermeture résidentielle.

Nous rappellerons ici en premier lieu les mécanismes sociaux à l’œuvre (Cf. partie 3), puis les mécanismes politiques et économiques (Cf. partie 2) pour terminer par un essai d’articulation de ces mécanismes à travers une typologie des ERF et la mise en exergue de perspectives pour l’approfondissement de cette étude.

Les mécanismes sociaux : la fermeture résidentielle, un modèle d’urbanité partagé ?

La diffusion de la fermeture résidentielle à l’ensemble des quartiers marseillais et des catégories sociales pourrait laisser penser à l’émergence d’un modèle nouveau d’urbanité partagé. Toutefois s’il s’agit d’un modèle résidentiel, les significations varient largement, aussi bien d’ailleurs que les formes, les modalités et l’intensité de la fermeture, ainsi que les pratiques socio-spatiales qui lui sont associées. Au-delà des régularités, c’est en effet une pluralité du modèle et des urbanités plurielles que l’on saisit dans cette ville (partie 3).

C’est sans aucun doute la forte division sociale de l’espace qui permet notamment à Marseille d’expliquer l’intensification du phénomène. Les dynamiques de fermeture s’inscrivent, d’abord, dans un contexte marqué par des disparités socio-économiques plus fortes qu’ailleurs, anciennes et ancrées dans les pratiques et les représentations citadines. Une exceptionnelle fragmentation sociale infra- communale, avec de forts différentiels de revenus entre quartiers et même entre îlots voisins, constitue l’un des ressorts du succès des diverses formes de la fermeture résidentielle en pleine ville, alors que dans d’autres agglomérations françaises les dispositifs de clôture se rencontrent plutôt, et de manière diffuse, dans les espaces péri-urbains. Ces contrastes dessinent d’abord une dualité entre le nord populaire et le sud aisé qui recoupe une différence d’intensité de la fermeture résidentielle, mais au- delà de ce dualisme, et en lien avec les recompositions actuelles de la ville, les contrastes s’inscrivent désormais à des échelles de plus en plus localisées.

Les beaux quartiers du Sud de la commune sont anciennement marqués et de manière très significative par ce phénomène. Parmi les territoires emblématiques et historiques de la fermeture résidentielle à Marseille, on doit citer ainsi un ensemble exceptionnel de 12 résidences très étanches, quasiment jointives, aux revenus exceptionnellement élevés, véritables enclaves de richesse au cœur de l’agglomération, sur la corniche, face à la mer…

189 Mais la fermeture se rencontre aussi dans des contextes d’hétérogénéité sociale, au contact entre d’anciens lotissements, de nouveaux ERF et des cités d’habitat social dans les quartiers nord à dominante populaire ou aux marges sud des beaux quartiers. Les évolutions récentes montrent une diffusion de la fermeture au nord sous la double impulsion des fermetures ex post liées à des situations de malaise résidentiel et d’une offre immobilière de plus en plus importante en résidences fermées pour accueillir les catégories moyennes. Forme emblématique de cette diffusion, depuis moins de 10 ans, dans le 13ème arrondissement, aux environs de la technopole de Château-Gombert, à la lisière nord-est de la ville, l’urbanisation d’anciens jardins qui prend la forme systématique et impressionnante de lotissements pavillonnaires conçus pour la fermeture, selon le modèle de l’étalement résidentiel périurbain.

On retrouve parmi les motivations sociales de la fermeture les préoccupations d’entre-soi, en particulier dans les beaux quartiers socialement homogènes, et confrontés, dans certains secteurs, à des « intrusions » liées aux usages populaires des grands équipements ou des plages voisines. On retrouve aussi des enjeux sécuritaires même si ceux-ci ne sont pas toujours explicités par les résidents, certains rendant compte de réalités euphémisées dans des discours ambivalents. En revanche, ces enjeux sont nettement affirmés dans des contextes de malaise résidentiel, particulièrement observés dans les zones de contact entre lotissements populaires et habitat social, et s’accompagnent d’une volonté de démarcation sociale.

Mais par delà les motivations sécuritaires ou d’entre-soi, les enjeux sont davantage fonctionnels qu’il s’agisse de la sécurité des enfants, de la tranquillité au sein de la résidence, de sa gestion et de son entretien. L’un des motifs prégnants à Marseille, où la pratique de la voiture reste largement majoritaire, concerne le stationnement, voire la sécurisation des véhicules, dans les espaces enclos de la résidence ou du lotissement, en particulier dans les zones de grands équipements ou les terminus du métro. Il s’agit aussi de limiter les nuisances dues aux circulations automobiles à travers les zones résidentielles.

Dans les nouveaux ensembles résidentiels clos, il importe aussi de souligner des logiques somme toute assez ordinaires d’accès à la propriété de jeunes ménages avec enfants, voire d’accès à un logement en location, y compris sociale pour les revenus les plus modestes. Dans ces cas, il y a donc banalisation de la fermeture résidentielle (y compris la banalisation d’une certaine rhétorique sécuritaire) plutôt que réponse à des tensions sociales avérées dans des contextes de contrastes sociaux.

L’étude de la fermeture résidentielle à Marseille souligne donc qu’il existe non pas un modèle résidentiel mais bien une variation de formes et de significations sur un même thème, et une pluralité des urbanités autour de la fermeture. Au sein des ERF, et en écho sans doute à ses variations, la vie prend aussi des significations diverses selon les contextes et les histoires résidentielles : ancrages sociaux, liens ténus mais aussi tensions internes qui sont loin d’être absentes, y compris dans des ERF socialement homogènes. Les attentes par rapport à la fermeture et aux enjeux de sécurité ne sont pas forcément les mêmes pour tous les résidents alors que l’on observe une banalisation du phénomène. La question se pose sans doute avec davantage de force pour les ERF mixtes socialement ou de bas de gamme. En effet, on peut pousser le raisonnement plus loin en interrogeant le devenir des copropriétés au sein desquelles les tensions sont fortes. Dans quelle mesure ces crispations sont-elles durables et la recherche de distanciation sociale susceptible de provoquer le départ des propriétaires les plus fortunés ? Quel est le risque de basculement vers des proportions élevées de locataires modestes et de propriétaires occupants peu fortunés, voire endettés, avec pour conséquences la dégradation, voire l’endettement de la copropriété ?

Les mécanismes politiques et économiques : enjeux et convergences des politiques publiques et des stratégies immobilières

La géo-histoire des espaces marseillais nous amène à dépasser la vision du cloisonnement et de la « fermeture résidentielle » comme une rupture brutale d’un modèle urbain idéal, qui serait intégré, comme le résultat d’une crainte irraisonnée de l’insécurité ou d’un repli social généralisé ouvrant sur un modèle résidentiel nouveau et univoque, même si la quasi-totalité des fermetures observées sont récentes, simultanées, et postérieures aux années 90... On a trop souvent l’habitude de stigmatiser les pratiques et représentations des habitants et copropriétaires, sous tendues par le marketing sécuritaire

190 des promoteurs, dans la dissolution du lien citadin qui se traduirait par la généralisation de la fermeture.

Par delà les motivations sociales invoquées : sécurité, réduction des nuisances de circulation, défense des espaces de stationnement, désir de préserver tranquillité et entre-soi, gestion résidentielle…, la fermeture s’inscrit également dans la continuité historique d’un mode de production libéral des quartiers urbains et d’un non-engagement très ancien, durable, de plus en plus assumé et revendiqué par la collectivité qui montre des réticences et/ou des difficultés à prendre en charge depuis un siècle la voirie privée et les réseaux de proximité dans les zones à mono-fonction résidentielle.

Aux 19ème et 20ème siècles, les extensions de la ville de Marseille se sont faites, au gré des opportunités, par juxtaposition de lotissements et de résidences avec une faible régulation publique, d’où l’omniprésence de voies privées ou non classées. Le double héritage de la trame bastidaire et celui d’un urbanisme de lotissement aux trames viaires en boucle ou en peigne facilite ainsi la fermeture résidentielle. Ce double héritage se traduit par ailleurs par un fort étalement résidentiel et de faibles densités urbaines s’accompagnant d’une très forte dépendance automobile sur un territoire communal exceptionnellement vaste mais peu innervé par les transports en commun.

La faiblesse de la politique des transports collectifs renforce en effet les effets spatiaux. Les quartiers, même aisés, sont souvent mal desservis, avec des horaires restreints et peu incitatifs. Dans ce contexte, la pratique majoritaire de l’automobile se trouve confortée. Il n’est donc pas étonnant que les contraintes et les enjeux du stationnement résidentiel constituent un facteur important de la fermeture a posteriori ou dans les programmes neufs. D’ailleurs, la Ville de Marseille continue à encourager l’automobilisation urbaine en imposant aux promoteurs des obligations bien plus élevées que d’autres communes françaises en matière de production de parkings pour chaque logement construit dans le périmètre communal (2 à 3 places par logement).

Par ailleurs, depuis 15 ans, malgré des finances municipales très précaires, Marseille est une ville en pleine recomposition, entre reconquête résidentielle des espaces péricentraux, création d’un nouveau quartier des affaires et d’artères prestigieuses autour du projet Euroméditerranée, requalification du front de mer, recours à des architectes de renom, ouverture de nouveaux espaces périphériques à la construction, création d’un technopôle, de vastes zones commerciales, projets (en cours) de voies rapides intra-urbaines, de nouvelles stations urbaines de train régional… Ce qui stimule le développement de nombreux programmes immobiliers pariant sur cette nouvelle attractivité vantée tant par la communication municipale que par les médias nationaux, et misant tant sur l’image des villages marseillais que sur le cadre de vie privilégié entre mer et collines.

Si l’évolution de l’espace résidentiel est récente, et fortement induite par l’offre marchande, sa genèse, déjà ancienne, renvoie tout autant à l’histoire et à l’actualité des relations entre pouvoirs publics et opérateurs fonciers qu’aux seules initiatives des multinationales de l’immobilier. On a pu en effet repérer des convergences fortes entre les intérêts des acteurs immobiliers et ceux du projet urbain marseillais.

La forte multiplication des résidences fermées depuis les années 2000 est en partie liée à ces politiques et aux dynamiques articulées de l’offre immobilière neuve sur des espaces nouvellement ouverts à l’urbanisation et d’autres en cours de requalification. Dopée par l’ « effet TGV », la spéculation sur la hausse des prix immobiliers marseillais est encouragée par la politique municipale volontariste inscrite dans une logique de compétitivité territoriale et d’internationalisation de la ville, en cherchant à fixer et à drainer des catégories sociales solvables dans le périmètre communal. La création de nouvelles résidences fermées sécurisées semble rendre possible non seulement l’installation sur le territoire communal de ces cadres qui manquent tant à Marseille mais aussi la revalorisation sociale des quartiers populaires, à travers une politique de mixité sociale « par le haut », dans les quartiers anciens du centre et les zones de grands ensembles en particulier dans les quartiers nord. Si bien que cette nouvelle offre de résidences fermées s’avère liée à de nombreuses formes de partenariats public-privé dans la production des espaces urbains et, principalement portée par des majors de l’immobilier, et s’inscrit pleinement dans ce projet de renouvellement de la ville.

Certes, comme dans d’autres villes, les aspirations résidentielles sont de plus en plus construites et formatées par une offre proposant des formes standardisées, présentées souvent comme de « nouveaux villages » plutôt que comme des quartiers urbains. Les architectures « référentielles », la clôture et la

191 technologie sécuritaire intégrée à l’habitat constituent le modèle émergent d’une promotion immobilière renouvelée. Mais ces évolutions liées au marché ne se réalisent pas contre l’institution municipale, mais avec son agrément et même, parfois, à son initiative.

La dynamique de fermeture résidentielle s’observe en effet de manière particulièrement forte au sein des périmètres d’action publique (partie 2):

1- au cœur des nouvelles ZAC « de prestige » de la ville, ou dans les nouveaux lotissements pavillonnaires nouvellement créés dans des zones ouvertes à l’urbanisation…

2- mais également dans les quartiers populaires, au sein d’opérations de renouvellement urbain, dans les périmètres de conventions ANRU ou à leurs abords, où les résidences fermées- sécurisées, majoritairement en accession à la propriété, sont supposées apporter de la mixité sociale.

On pourrait résumer ici les convergences entre les acteurs immobiliers et les politiques publiques en les qualifiant de trois manières :

- En premier lieu, la convergence est financière : il y a convergence d’intérêt de facto entre la municipalité aux moyens financiers limités, mais avec un projet d’attractivité urbaine, et la promotion privée qui surfe sur la bulle immobilière marseillaise, avec pour effet d’accentuer la production de nouveaux ensembles d’habitat, le plus souvent conçus fermés (20 000 logements nouveaux entre 1999 et 2006).

- En second lieu, elle s’inscrit dans une logique de gestion libérale de la ville qui accorde une place importante aux acteurs privés, en particulier ceux de la promotion et de la gestion immobilières. La fermeture implique un transfert, au niveau de la copropriété, de l’entretien des espaces privés qui avait auparavant un usage public avant la fermeture dans les zones en majorité résidentielles. Cette logique permet de minimiser les dépenses publiques dans un contexte de crise : les espaces de statut public seraient plus strictement balisés, concentrés à certaines portions de la ville ; les espaces collectifs ne disparaîtraient pas… mais seraient gérées par leurs groupes d’usagers (cas des parcs « communs » à plusieurs résidences fermées jointives) et leurs représentants (gestion immobilière privée) ;

- Enfin, la dynamique de fermeture résidentielle portée par la promotion immobilière privée sert le projet d’internationalisation de la ville. Ce projet implique l’attraction des entreprises et de leurs cadres moyens et supérieurs, ainsi que des investissements internationaux et passe donc par la revalorisation nécessaire de l’image d’une ville populaire, par les grands projets, la création d’un habitat de standing et la sécurisation résidentielle.

La fermeture se rencontre ainsi dans des ensembles résidentiels de très haut standing dans les « beaux quartiers », le long de petites rues anciennement loties et qui se barricadent, autour des copropriétés de classes moyennes des années 70, au cœur des nouvelles ZAC « de prestige » de la ville, ou dans les nouveaux lotissements pavillonnaires nouvellement créés sur le front d’urbanisation, dans les quartiers populaires, au contact entre d’anciens lotissements de classes populaires et des cités considérées comme « sensibles », ou encore au sein d‘opérations de rénovation urbaine dans les périmètres de conventions ANRU ou à leurs abords… on le voit bien, la fermeture des espaces communs de résidence n’a donc pas partout la même signification.

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