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L A RECONNAISSANCE LÉGITIME DES PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT COMMUNAUTAIRE

366. En vertu de l’article 164 CEE, devenu l’article 220 TCE, le juge

communautaire est chargé d’assurer « le respect du droit dans l’interprétation et l’application du présent traité ». Cette disposition lui confère en fait des pouvoirs aussi importants que les espoirs fondés dans la construction communautaire étaient grands : parce que les rédacteurs des traités voulaient éviter que leur entreprise ne sombre dans les méandres habituels du droit international public – au moins de l’époque –, il était nécessaire de prévoir une sanction efficace du potentiel non-respect des dispositions communautaires721. Au-delà de sa portée qualificative « de droit »722, l’organisation de la garantie du droit communautaire revêtait un aspect pratique qui devait se révéler essentiel à la viabilité de l’ordre juridique communautaire723.

367. En ce sens, la Cour de justice nouvellement créée devait disposer de

capacités suffisantes pour jouer le rôle qui lui était ainsi conféré. Il ne fut donc pas choisi d’en faire un juge limité à une « pure » application du droit, mais au contraire de lui attribuer la possibilité d’interpréter le droit communautaire en général. Alors que nombreux furent les silences du texte à propos de questions pourtant essentielles724

, il nous est difficile de ne pas penser que les rédacteurs espéraient par là que la Cour pourrait solutionner les questions qui, diplomatiquement, devaient à ce moment-là être éludées. Le fait que la juridiction de la Cour soit obligatoire devait en outre empêcher les États membres de s’y dérober en temps voulu. En tout cas, l’ampleur de la tâche confiée à ce nouveau juge devait induire que celui-ci disposerait de qualités éminentes.

721

Voir not. les propos de l’un des anciens présidents de la CJCE : R. LECOURT, « Le rôle unificateur du juge dans la Communauté » in Études de droit des Communautés européennes, Mélanges offerts à

Pierre-Henri Teitgen, Paris, Pedone, 1984, 530 p., pp. 223-237.

722 Voir supra, Chap. II du Titre I, §§ 174 et s.

723 Voir à ce sujet R. LECOURT, Le juge devant le Marché commun, Études et travaux de l’Institut universitaire de Hautes Études Internationales, n° 10, Genève, Institut universitaire de Hautes Études Internationales, 1970, 69 p., pp. 27-48.

724 Voir J.-P. PUISSOCHET, « Intervention à propos du gouvernement des juges vu par les juges » in S. BRONDEL, N. FOULQUIER et L. HEUSCHLING (dir.), Gouvernement des juges et démocratie, op. cit. Voir également supra, § 361, note n° 714.

Fondement équivoque de la garantie juridictionnelle des droits fondamentaux

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368. Notamment, nous pensons que son statut devait permettre de rassurer les

États : s’ils pouvaient craindre une sanction juridictionnelle, ils devaient être sûrs quelle ne devait pas résulter du jeu diplomatique. Les concessions en matière de souveraineté étaient telles – au moins pour l’époque – qu’il est fort probable que les États n’auraient pas intégré la construction communautaire s’ils avaient craint une quelconque hégémonie d’un autre État, ou d’un groupe d’autres États. Certains États membres fondateurs étaient en effet beaucoup plus petits que d’autres en terme de géographie, de population ou même de poids sur la scène internationale, et auraient pu logiquement craindre en pâtir dans une organisation internationale classique725. L’importance accordée aux pouvoirs de la Cour de justice devait dès lors logiquement s’accompagner d’un certain soin apporté au statut de ses juges, de manière à les écarter de toute influence politico-diplomatique.

369. En s’assurant de la confiance des États membres, les rédacteurs des traités

ne cherchaient en fait pas autre chose qu’à poser la légitimité de la Cour de justice à garantir l’ordre juridique communautaire. Cette légitimité devait être en cohérence avec l’importance des pouvoirs d’interprétation qui permettaient dès le début à la Cour d’interpréter le texte, et surtout de le compléter, dans la logique du droit communautaire globalement considéré. La possibilité de reconnaître ce que sont devenus par la suite les PGDC devait en dépendre.

Différents éléments furent alors conçus de manière à fonder la légitimité de la Cour de justice à disposer d’un pouvoir d’interprétation aussi vaste et, par là même, à en borner l’exercice. Autrement dit, la légitimité institutionnelle à posséder ces pouvoirs726, et la légitimité éthique à les exercer plus ou moins largement727

étaient posées.

370. Cette opération fut toutefois effectuée avant que le droit communautaire

ait pu déployer tous ses effets. La légitimité n’était donc envisagée que sous l’angle de l’ordre juridique communautaire stricto sensu. La portée de la communautarité surjective728, et de la relativité matricielle729 qui en découle, est néanmoins susceptible de renouveler la problématique. Il est en effet possible de douter que la suffisance de la légitimité vis-à-vis des États membres corresponde à la légitimité attendue par les acteurs des ordres nationaux de concrétisation des normes communautaires, spécialement lorsque sont en cause les droits fondamentaux.

725 Au-delà des considérations géographiques et démocratiques permettant de distinguer les « petits » États du Benelux des autres États membres, nous pouvons rappeler que la France était et demeure le seul État de la construction communautaire à disposer d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Son poids diplomatique était donc susceptible d’engendrer une certaine hégémonie qui aurait été incompatible avec les objectifs de la construction communautaire. Voir d’ailleurs à ce sujet A.M. DONNER, « The

Constitutional Powers of the Court of Justice of the European Communities », CML Rev., 1974, pp.

127-140, p. 128.

726 Voir supra, §§ 349 et 353-355.

727 Voir supra, §§ 349 et 356-358.

728 Voir supra, §§ 124 et s.

Détermination de la mission des juges

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371. D’ailleurs, au regard de la profondeur de l’impact communautaire sur les

ordres nationaux, il n’est pas étonnant que l’on cherche à renforcer l’idée de la légitimité de la Cour de justice en la qualifiant de véritable Cour constitutionnelle730. De nombreux auteurs tentent ainsi d’attribuer à la juridiction communautaire une dimension qu’elle n’avait certainement pas, et dont il est encore permis de douter. En l’absence de constitution et de peuple constituant, donc en l’absence de toute structure étatique fondée sur une souveraineté pleine, l’usage du vocabulaire constitutionnel est éminemment critiquable731

. Certes, quelques-uns ont conscience du pari ainsi effectué, mélangeant leurs aspirations politiques aux considérations objectivement constatables732. D’autres précisent qu’il ne faut pas attribuer au mot « constitutionnel » toute la profondeur politique que l’on peut lui attribuer en langue française au contraire d’autres langues des Communautés733.

Toutefois, toujours attachée à éviter les réflexes « statocentrés », nous ne chercherons nullement à savoir si la juridiction communautaire constitue une cour constitutionnelle au sens rigoureux du terme. L’important est de nous concentrer sur la réalité pratique de la justice communautaire : il s’agit de comprendre les sources de sa légitimité dans le but d’appréhender les raisons profondes qui ont permis à la CJCE de développer les PGDC, ayant servi ensuite de vecteurs à la reconnaissance, non obligatoire dans le contexte de la Communauté de droit, des droits fondamentaux communautaires. La logique prospective tournée par nature vers l’avenir ne correspond donc pas du tout à notre recherche explicative du passé.

372. Afin de comprendre les PGDC dont font partie les droits fondamentaux

communautaires, nous nous attacherons, en somme, à expliquer la légitimité dont disposait la CJCE pour les reconnaître. Le terme « légitimité » étant polysémique, il devient nécessaire d’en dérouler les différentes implications : sont en cause non seulement les raisons qui ont motivé les États membres à conférer un tel pouvoir à la juridiction communautaire, mais encore celles qui ont permis l’acceptation des autres acteurs de la pratique faite par la CJCE de son pouvoir d’interprétation du droit communautaire. Si se profilent ici les légitimités institutionnelle et éthique, il s’avère que la première a trait au fondement de la légitimité en général, et la seconde à son domaine.

730

Parmi de nombreux exemples, voir C.N. KAKOURIS, « La Cour de Justice des Communautés européennes comme Cour Constitutionnelle : Trois observations », op. cit. ; J. MISCHO, « Un rôle nouveau pour la Cour de justice ? », RMC, 1990, pp. 681-686, p. 681 ; ou encore D. SIMON, Le système

juridique communautaire, op. cit., § 381, pp. 483-484.

731

Voir supra, § 6. Le doyen FAVOREU n’est d’ailleurs pas le seul constitutionnaliste à déplorer le mésusage du vocabulaire constitutionnel. Voir également F. DELPÉRÉE, Le fédéralisme en Europe, PUF, coll. Que sais-je ?, Paris, 2000, 127 p., p. 99 cité par H. GAUDIN, « La Cour de Justice, juridiction constitutionnelle ? », RAE, 2000, n° 1-2, pp. 209-222, p. 210.

732 À propos du pari qui « ne dit pas seulement risque, mais aussi croyance dans l’avenir et possibilité de gain »,voir H. GAUDIN, « La Cour de Justice, juridiction constitutionnelle ? », ibid., p. 209.

733

Voir not. J.-P. PUISSOCHET, « Intervention » in S. BRONDEL, N. FOULQUIER et L. HEUSCHLING (dir.), Gouvernement des juges et démocratie, op. cit., p. 298. Voir également l’usage judicieux des guillemets : H. CHAVRIER, « Article 220 » in P. LÉGER (dir.), Commentaire article par

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Soucieuse de l’accessibilité de nos propos dans un contexte internationalisé734, nous préférons alors adopter les expressions les moins personnalisées et donc les plus transposables. Nous envisagerons ainsi le fondement de la légitimité de la CJCE qui l’a autorisée à recourir aux PGDC (première section), puis le domaine de sa légitimité qui lui a permis de les élaborer (seconde section).