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C ONSIDÉRATIONS SUR LA LÉGITIMITÉ DES JUGES EN GÉNÉRAL

III. La légitimité éthique

356. Selon la troisième et dernière approche, l’expression « gouvernement des

juges » désigne la pratique selon laquelle le juge fait primer ses aspirations politiques ou idéologiques, voire ses intérêts corporatistes, incompatibles avec « les valeurs communément admises par la société »702. Aussi s’agit-il de déterminer les limites que le juge ne doit pas dépasser dans la pratique de son pouvoir. Autrement dit, il s’agit de savoir, pour reprendre les termes de l’ancien juge à la CJCE PESCATORE, « jusqu’où le juge peut-il aller trop loin ? »703 Le professeur TIMSIT considère, à ce propos, que le seul critère qualificatif de « gouvernement des juges » repose sur l’éthique du juge, c’est-à-dire son attitude cohérente ou non avec les valeurs sociales704. Ce raisonnement n’est d’ailleurs pas étranger à la doctrine communautariste705.

357. L’incommodité tient toutefois à la difficulté logique de prévoir ce qui est

susceptible d’être socialement inacceptable, alors même que les valeurs sociales sont par nature en constante évolution. En ce sens, la légitimité éthique du juge est particulièrement conditionnée par l’acceptation sociale d’une personne ou d’un ensemble de personnes, en fonction de ce qu’elle(s) pense(nt). La nécessité de l’argumentation jurisprudentielle trouve alors toute sa justification706.

358. Tout effort d’analyse se heurte en outre à un problème de confusion : les

critiques des juges mélangent souvent les considérations tenant à leur légitimité institutionnelle notamment démocratique, et les considérations relatives à leur légitimité éthique. Il est en effet plus arrangeant de contester une opinion par la critique des qualités de l’auteur que par celle de son raisonnement, ce qui évite de focaliser l’attention sur le caractère éventuellement minoritaire ou partial de sa propre opinion. Il est certes vrai que l’idée de légitimité en général ne peut se résumer à la conformité d’une chose vis-à-vis du texte dont elle procède : si l’analyse juridique la prescrit707, elle est bien souvent insuffisante708, ce qui conduit sur la voie de la confusion. Pour autant, l’acceptation du pouvoir normatif du juge devrait conduire à s’interroger spécialement sur cette légitimité éthique. Dès lors, le commentaire d’une décision de justice ne peut plus se passer de la connaissance de son auteur : sa composition, ses méthodes de travail, l’influence de la

702

S. BRONDEL, N. FOULQUIER et L. HEUSCHLING (dir.), Gouvernement des juges et démocratie,

op. cit., pp. 16-18.

703 P. PESCATORE, « Jusqu’où le juge peut-il aller trop loin ? » in Festschrift til Ole Due, København, GEC Gads Forlag, 1994, 424 p., pp. 299-327.

704

G. TIMSIT in S. BRONDEL, N. FOULQUIER et L. HEUSCHLING (dir.), Gouvernement des juges et

démocratie, op. cit., p. 316.

705 Voir par ex. C.N. KAKOURIS, « La mission de la Cour de justice des Communautés européennes et l’"ethos" du juge », RAE, 1994, n° 4, pp. 35-41.

706 Voir à ce sujet O. DUE, « Pourquoi cette solution ? (De certains problèmes concernant la motivation des arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes) » in Festschrift für Ulrich Everling, Baden-Baden, Nomos, 1995, 1742 p., vol. I, pp. 273-282.

707 Voir, par ex., D. WEISBUCH, Contribution à l’étude de la légitimité des juges, sous la direction de Louis FAVOREU, Université Paul Cézanne – Aix-Marseille III, 2004, 449 p., not. p. 247.

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procédure sont particulièrement susceptibles d’intéresser la compréhension d’une jurisprudence709. La remarque vaut d’autant plus dans le contexte de la construction communautaire que celle-ci a engendré un nouveau juge. De nombreuses descriptions nous renseignent déjà sur sa composition, son statut, la procédure qu’il doit respecter… Cependant, aucune de nos lectures n’en tire de conséquence sur la légitimité du juge de la Cour de justice, ni n’aborde la question de la légitimité en tant que telle ; en tout cas, de telles réflexions, si elles devaient toutefois exister, ne sont pas repérables, ce qui témoignerait alors de leur faible importance dans la pensée des auteurs ainsi considérés710.

* **

359. La question de la légitimité du juge de l’Union et de la Communauté

européennes de droit n’est donc pas simple ; elle serait même susceptible d’occuper le temps d’une thèse711. Sans rentrer dans des détails qui nous entraîneraient trop loin de notre objectif principal, nous pouvons simplement chercher à situer cette question, de manière à en présenter l’intérêt pour la compréhension du système juridictionnel des droits fondamentaux communautaires.

Nous sommes en fait confrontée à deux problèmes : d’une part la légitimité institutionnelle de la CJCE posée par le droit communautaire, et d’autre part sa légitimité éthique au regard de la qualité de ses interprétations du droit communautaire. Dans les deux cas, la légitimité a affaire avec le droit communautaire dont les bases ont été posées en 1951 et surtout en 1957. Or, la mise en action du droit communautaire devait révéler le rôle méjugé de la CJCE. En estimant que le droit communautaire devait primer le droit national y compris constitutionnel712, elle soulevait indirectement la question de sa légitimité institutionnelle à se poser comme censeur des aspirations profondes et constituantes des peuples nationaux. Par ailleurs, en déduisant l’existence de PGDC par

709 Le professeur CHÉROT nous le souligna particulièrement in « Introduction », Table ronde Quels

renouvellements pour la recherche en droit ? Les apports de la théorie du droit à la doctrine, organisée par

le Laboratoire de théorie du droit, le 7 avril 2005, à Aix-en-Provence. Voir également les interrogations de J.-P. PUISSOCHET, « Intervention à propos du gouvernement des juges vu par les juges » in S. BRONDEL, N. FOULQUIER et L. HEUSCHLING (dir.), Gouvernement des juges et démocratie, op. cit., p. 302 : « On pourrait aussi, mais je me demande si ce n’est pas un sujet de colloque en soi, se demander quelle influence a, ou n’a pas, sur ce gouvernement des juges le fait que les décisions de la Cour de Luxembourg sont anonymes et répondent ainsi à la tradition constitutionnelle continentale ».

710 Voir supra, § 43.

711 À notre connaissance, trois thèses relativement récentes ont bien été soutenues sur la question de la légitimité des juges par M. NASAH KUATE (La légitimité du juge, sous la direction de Georges WIEDERKEHR, Université Robert Schuman – Strasbourg III, 1998, 357 p.) ; par J. BILLECOQ (La légitimité

du pouvoir de juger à travers le rituel judiciaire : procédure et rituel judiciaire, sous la direction de Robert

CHARVIN, Université de Nice, 2001, 324 p.) ; et par D. WEISBUCH (Contribution à l’étude de la légitimité

des juges, sous la direction de Louis FAVOREU, Université Paul Cézanne – Aix-Marseille III, 2004, 449 p.). Malgré une autorisation à la publication par le jury pour la première, nous n’en avons toutefois trouvé aucune trace. D’après leur résumé et leurs mots-clés, ces thèses n’abordent de toute façon pas la question spécifique de la légitimité du juge de la Communauté de droit.

712 Voir implicitement CJCE, 15 juillet 1964, Flaminio Costa c/ ENEL, aff. 6/64, Rec., p. 1141 et, explicitement, CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft mbH c/ Einfuhr- und

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183 nature non écrits, elle induisait la réflexion sur les limites de sa légitimité éthique en sus des interrogations sur la légitimité institutionnelle, les PGDC primant également les droits nationaux. Les PGDC induisent en somme un questionnement dual à propos des deux légitimités de la CJCE d’autant plus subtil que ces dernières s’entrelacent constamment.

360. En réalité, ces interrogations sont également embrouillées par

l’hétérogénéité de la catégorie des PGDC. La doctrine en différencie plusieurs séries. Le professeur SIMON distingue ainsi les principes structurels – la primauté, la subsidiarité, la proportionnalité, la coopération loyale, l’équilibre institutionnel…–, les principes découlant de la Communauté de droit – la non-rétroactivité, la prévisibilité et la clarté des règles applicables, la publicité des actes… – et les droits fondamentaux713.

Si tous ces principes sont ou étaient non écrits au moment de leur reconnaissance, certains trouvent un fondement textuel implicite, indirect ou combiné. La nature des PGD en général implique une source préexistante, dans laquelle le juge va puiser son inspiration : il peut s’agir aussi bien de textes de valeur juridique quelconque que de « la conscience juridique du temps », ou d’un « certain état de civilisation »714. Néanmoins, le fait que le juge communautaire se fonde sur un texte ou sur une conscience politique peut avoir un impact différent sur des acteurs nationaux surpris par des développements jurisprudentiels insoupçonnés. Il serait notamment logique d’attendre que les PGDC fondés sur des appréciations politiques soient plus contestés. Or, en l’espèce, seule l’inverse est vraie.

361. En effet, alors que les droits fondamentaux n’avaient a priori aucun

fondement textuel et furent reconnus selon des exigences essentiellement politiques, ils ont globalement été acceptés par les juges nationaux qui en avaient d’ailleurs suggéré la reconnaissance715. Cependant, les autres PGDC, qui répondaient pourtant aux exigences de l’ordre juridique communautaire dont les caractéristiques n’avaient été qu’insuffisamment précisées716 ont reçu un accueil mitigé. Spécialement, le principe de

713

D. SIMON, Le système juridique communautaire, Paris, PUF, 3ème éd., 2001, 779 p., §§ 294-296, pp. 363-369.

714 Voir resp. R. CHAPUS, Droit administratif général, tome 1, op. cit., § 123 ; et G. BRAIBANT et B. STIRN, Le droit administratif français, op. cit., p. 260.

715

Voir supra, §§ 305 et s.

716

Voir à ce sujet les propos de l’ancien juge à la CJCE PUISSOCHET dénonçant les « silences sur certains points fondamentaux des traités » toutefois compréhensibles du fait « qu’essayer de sortir du silence eût exposé à des difficultés de caractère politique et constitutionnel si grandes qu’il a été probablement sage de les éviter » in S. BRONDEL, N. FOULQUIER et L. HEUSCHLING (dir.), Gouvernement des juges et

démocratie, op. cit., pp. 296-305, spéc. pp. 299-300.

L’histoire, notamment constitutionnelle française, n’est d’ailleurs pas exempte de situations similaires. Nous renverrons simplement au laconisme des quelques lois constitutionnelles communément désignées comme étant la Constitution de 1875 de la IIIème République. Comme l’explique J. BARTHÉLEMY et P. DUEZin Traité de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1933, 955 p., pt IV « Absence de tout dogmatisme

dans la rédaction », p. 39 : « Les auteurs de la constitution de 1875 appartenaient à des camps opposés. Ils devaient, par conséquent, se borner à faire une œuvre terre à terre, pratique ; à établir des institutions qui pussent fonctionner. Ils se trouvaient donc obligés d’éviter toute déclaration de principes : toutes les divisions auraient, en effet surgi et il n’aurait pas été possible d’arriver à l’entente ». Nous remarquerons enfin que de tels silences volontaires n’ont pas forcément eu pour effet de saper le système auquel ils

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primauté, tel que dégagé par la CJCE, découle directement d’une lecture combinée des dispositions du traité CEE devenu CE717, mais fut largement décrié et n’est pas pleinement reçu par les juges nationaux encore aujourd’hui718.

362. La légitimité de la CJCE à reconnaître les droits fondamentaux

communautaires n’a cependant pas vraiment été discutée. Certes, ce silence résulte assurément du fait qu’il apparaissait nécessaire que la construction communautaire comprenne des droits fondamentaux. Ainsi, que le juge les reconnaisse apparut à ce point positif qu’il n’a pas été analysé sous l’angle de la possible contestation. Toutefois, l’existence de la Communauté de droit n’a jamais impliqué les droits fondamentaux, comme nous l’avons expliqué précédemment719. Que le juge communautaire disposât de la légitimité de les reconnaître n’est donc pas en soi évident.

363. S’il ne s’agit pas de contester l’enrichissement bénéfique de l’ordre

juridique communautaire, la mise en question de la légitimité du juge à reconnaître les droits fondamentaux communautaires ne peut que nous permettre d’en envisager fidèlement les implications, et surtout les limites. Notamment, comprendre pourquoi le juge a pu proclamer ces droits peut nous permettre de comprendre ensuite pourquoi il ne reconnaît pas tel ou tel droit aujourd’hui, comme sur la question de l’homosexualité720.

364. Puisque les droits fondamentaux font partie des PGDC, la question de la

légitimité des premiers ne peut se passer de la question de la légitimité des seconds, sachant qu’à chaque fois, légitimité institutionnelle et légitimité éthique ne doivent pas être confondues. En outre, si les PGD constituent un produit logique de toute activité jurisprudentielle, il s’avère que les PGDC résultent directement du droit communautaire. Ils sont alors fondés en droit et peuvent prétendre être légitimes. En revanche, la catégorie spécifique des droits fondamentaux communautaires résulte d’un processus différent : ils ont été légitimés par la conjonction, nouvelle à propos du droit communautaire, des croyances que tout ordre juridique approfondi doit protéger des droits fondamentaux. En ce sens, les droits fondamentaux se différencient des autres PGDC.

participaient : la IIIème République demeure, encore à l’heure actuelle, le plus long régime que la France ait connu.

717 Voir supra, § 82.

718

Pour ne prendre que l’exemple français, les juridictions suprêmes excluent du jeu de la primauté du droit communautaire le droit constitutionnel. Voir, par ordre chronologique, CE Ass. 30 octobre 1998,

Sarran, Levacher et autres, req. n° 200286 et 200287, Rec., p. 368 ; et Cass. Ass. plén., 2 juin 2000, Delle Fraisse, pourvoi n° 99-60274, Bull., n° 4, p. 7. Pour une explication synthétique, voir V.

CONSTANTINESCO, « Les rapports entre les traités et la constitution : du droit interne au droit communautaire » in Libertés, justice, tolérance, Mélanges en hommage au doyen Gérard

COHEN-JONATHAN, Bruxelles, Bruylant, 2004, 1784 p., vol. I, pp. 463-481, spéc. pp. 470-475.

719 Voir supra, §§ 317 et s.

720 CJCE, 17 février 1998, Lisa Jacqueline Grant c/ South-West Trains Ltd, aff. C-249/96, Rec. p. I-621. Voir infra, § 504.

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365. La compréhension de la légitimité du juge de la Cour de justice à

reconnaître les droits fondamentaux communautaires passe donc d’abord par l’appréhension du caractère a priori légitime des PGDC. Ce caractère a d’ailleurs permis de masquer le processus de légitimation particulière qu’ont reçu les droits fondamentaux communautaires. En d’autres termes, si de la reconnaissance légitime des PGDC (chapitre premier) découle la reconnaissance légitimée des droits fondamentaux communautaires (chapitre second), cette dernière témoigne d’un processus original qui a permis d’approfondir qualitativement la construction communautaire et, par ricochet, la mission du juge qui en découle.

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HAPITRE PREMIER

L

A RECONNAISSANCE LÉGITIME DES PRINCIPES