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L’organisation du lexique de la langue arabe entre racine et étymon

1. Quelques spécificités de la langue arabe

1.1 L’organisation du lexique de la langue arabe entre racine et étymon

étrangère

0. Introduction

Ce chapitre est consacré à la comparaison des systèmes phonético-phonologiques de trois variétés: l’arabe standard, le parler d’Oran et le français. En effet, l’arabe standard correspond à une variété utilisée dans les média et les situations formelles, le parler d’Oran correspond à une variété régionale parlée dans la partie Ouest de l’Algérie tandis que le français standard correspond à une variété non-marquée utilisée généralement dans les médias et la sphère internationale.

Nous rappelons dans un premier temps les spécificités caractéristiques de la langue arabe de façon générale dans le but de cerner son caractère consonantique. Ensuite, nous aborderons l’évolution du consonantisme arabe, de manière à ce que la description des systèmes phonologiques des trois variétés, s’inscrive dans un cadre conceptuel contrastif et non comparatif. À travers cette description systémique, nous tenterons de mettre en relief les différentes structures syllabiques, accentuelles et rythmiques marquant les trois systèmes étudiés ainsi que leurs particularités segmentales. En conclusion, nous essaierons d’en tirer les problèmes qui pourraient être rencontrés par des locuteurs arabophones algériens apprenant le français comme langue étrangère.

1. Quelques spécificités de la langue arabe

1.1 L’organisation du lexique de la langue arabe entre racine et étymon

La langue arabe appartient à la famille des langues Afro-asiatiques, appelées également Chamito-sémitiques (figure10). En effet, l’arabe est rattachée à la branche du Sémitique- occidental, sous le groupe Sémitique-central (Brockelmann, 1910; Hetzron,

1976). Cette classification a été établie sur des bases principalement morphologiques.

Figure 10. L’arabe dans le groupe Afro-asiatique (Chamito-sémitique) adapté de Kouloughli (2007:7)

À l’instar des langues sémitiques, l’arabe est une langue dite consonantique dans laquelle les voyelles ne sont pas porteuses de sens mais sont considérées plutôt comme outils grammaticaux aidant à la construction des mots (Versteegh, 2001; Ryding, 2005)170. En effet, l’organisation du lexique arabe a été conçue par les arabisants171 comme résultante de la projection des schèmes sur les racines (illustrée par la figue 11). Selon cette théorie dite bilatéraliste, le lexique arabe repose principalement sur des racines trilitères porteuses de charge sémantique, notamment trois consonnes, et des schèmes (wazn en arabe signifiant mesure). Cantineau (1950) et Fleisch (1979)172 ont souligné cette notion de trilarité en posant que tout mot régulier en arabe s’analyse en une racine trilitère indécomposable et un schème, repéré par une double relation de ce mot aux mots de même racine, d’une part, et aux mots de même forme, d’autre part. Par exemple, le mot /daXala/ ()د connotant la notion de "enter", se compose de la racine d,X,l et le schème /fa÷ala/ (*. Il importe de souligner ici que le schème n’a pas de sens mais assure une fonction syntaxique173 (il marque l’accompli actif pour le cas de /daXala/).

M. Chelli174 a expliqué la base métrique de la conception de la racine proposée pour analyser l’organisation du lexique arabe. Selon l’auteur, tout mot en arabe a la même forme précise qu’exhibent d’autres formes décrivant des réalités ayant des fonctions équivalentes dans une action. À titre d’exemple, le mot M (I) FT (Ā) H (clé) désigne la même réalité que d’autres formes comme: M (I) s b (Ā) h (lanterne), M (I)sm (Ā) r (clou),M (I) z (Ā) n (balance), M (I) q l (Ā) t (poêle) et M (I) c h w (Ā) t (gril). Chelli a décrit l’architecture de ces formes comme suit:

170 RYDING, K. (2005), A reference grammar of Modern Standard Arabic, Cambridge, Cambridge University Press.

VESTEEGH, K. (2001), The Arabic language, Edinburgh University Press.

171CANTINEAU, J. (1950), Racines et schèmes, In Mélanges William Marçais, Maisonneuve et Cie, Paris, 119-124.

BOHAS, G& GUILLAUME, J.P. (1984), Études des théories des grammaires arabes, 1.Morphologie et

Phonologie, Institut français de Damas, Damas.

172 FLEISCH, H. (1979), Traité de philologie arabe, I Morphologie nominale et II Pronoms, morphologie

verbale, particules, Imprimerie catholique, Beyrouth.

173Pour ample compréhension de la théorie de la racine en arabe, voir LARCHER, P. (1995), Où est montré qu’en arabe classique la racine n’a pas du sens et qu’il n’ y a pas de sens à dériver d’elles, Arabica

42 (3), 291-314.

“Il est facile de voir que tous ces mots désignent des objets utilisés comme outils pour réaliser diverses actions. Tous commencent par un M et comportent les mêmes mouvements qu’il faut se garder, plus que jamais, de considérer comme des voyelles. Ainsi, pour former le nom de l’instrument à l’aide duquel on effectue une action donnée, il faut, s’appuyant sur un M additif, mouvoir le mot par le (i) et le (ā) intercalés entre les consonnes de la racine qui signifie l’action dans laquelle l’objet désigné intervient comme instrument. Ce n’est pas le seul "rythme" qui permette d’obtenir le nom de l’instrument. Il arrive souvent que des "rythmes", différents mais généralement voisins, servent à constituer des mots désignant une même fonction. L’important c’est que le mot n’est pas seulement reconnaissable à sa sonorité, il l’est également à son rythme, il ne désigne pas seulement un objet, il désigne aussi par son rythme un poste précis, une fonction dans une action qui, en principe, l’englobe.” (1980:121)

Certains auteurs ont remarqué une opposition radicale entre le système de l’arabe et celui du français. Cette divergente est intimement liée à une confusion de la signification et de la désignation. Berque175 (1973) énonce cette confusion en disant :

"Or, contrairement aux langues européennes, les mots arabes dérivent le plus souvent, de façon évidente, d'une racine. Maktūb, maktab, maktaba, kātib, kitāb, par exemple, sont tous construits à partir d'une racine k.t.b. "écrire", alors que le français pour designer les mêmes objets, a recours à cinq mots sans lien les uns avec les autres: écrit, bureau, bibliothèque, secrétaire, livre. Les mots français sont tous les cinq arbitraires, les mots arabes soudes, par une transparente logique, à une racine qui seule est arbitraire. " (1973: 42).

Figure 11. Schéma de dérivation de maktab/maktaba selon Halff176 (197:430)

M. Chelli a explicité la différence de perception entre les locuteurs arabophones et occidentaux qui engendre une confusion de signification comme suit:

“Ce caractère de la langue arabe est difficile à comprendre pour un esprit occidental, il implique un système d’habitudes mentales totalement différent de celui auquel les occidentaux se réfèrent. Mais un esprit authentique ne peut se dispenser de l’effort qu’exige son transfert dans un autre univers spirituel, car il ne s’agit pas, simplement, d’explorer ce qui est différent, il s’agit de se donner un point de vue sur soi, de "s’apprécier", au lieu de se contenter d’apprécier à partir

175 BERQUE, J. (1973), Les arabes, Sindbad, Paris.

176 HALFF, B. (1972), Grammaire arabe: remarques sur le système des formes verbales dérivées, la syntaxe des sons de nombre, de détermination, Langues Modernes (4), 427-437.

de soi. Si la vigilance est le propre de l’esprit, si celui-ci, par nature, aime l’éveil et fuit l’endormissement, il suffit en somme de retrouver la spiritualité en soi-même, pour que la tâche, en dépit de sa difficulté, n’apparaisse pas désagréable : certes, les considérations qui vont suivre nous éloignent du sol de la pensée occidentale mais elle nous rapprochent des profondeurs où le langage prend racine et par là elles permettent de poursuivre le projet de se conquérir soi-même, si caractéristique de l’esprit occidental.” (Chelli ibid: 120)

La conception traditionnelle de la structure morphologique de l’arabe qui fait la distinction entre une racine consonantique chargée de sens et un schème (constitué soit d’une voyelle, soit de la combinaison des consonnes et des voyelles) marquant une fonction syntaxique; insiste surtout sur la nature consonantique de l’arabe. En fait, Roman (1981:145) a étayé les raisons selon lesquelles les racines de base ne peuvent être que consonantiques en arabe. Selon l’auteur, toute voyelle radicale longue ne pourrait appartenir à une syllabe CVC car cette structure syllabique serait constituée de trois mores et considérée ainsi anormale. Une deuxième explication consiste à considérer qu’aucune forme constituée de syllabe VC (explosive suivie d’une implosive) ne pourrait exister en arabe, et enfin les voyelles ne peuvent prendre place dans une forme au contact d’une radicale qui serait une voyelle puisque l’arabe est une langue sans hiatus. L’auteur ajoute également que les structures syllabiques simples du type CV et CVC du protosémitique sont maintenues dans l’arabe classique.

Une nouvelle conception de la racine est proposée par McCarthy afin d’expliciter la structure morphologique de l’arabe. En effet, la langue arabe est perçue comme une langue non-concaténative et se caractérise par une racine consonantique trilitère qui exhibe des relations consonnes-consonnes directes structurant son lexique. Les auteurs de la morphologie-CV (CV morphology) (McCarthy, 1981, 1982 ; McCarthy & Prince, 1988, 1990)177ont considéré certaines catégories verbales, notamment l’aspect et la voix, comme résultantes des alternances vocaliques du schème (ou du pattern

177 MCCARTHY, J. (1981), A prosodic theory of nonconcatenative morphology, Linguistic Inquiry 12(3), 373-418.

MCCARTHY, J. (1982), Prosodic templates, morphemic templates and morphemic tiers, In H. Van der Hulst & N. Smith (Eds), The Structure of Phonological Representations, 191-223

MCCARTHY, J & PRINCE, A. (1988), Prosodic morphology and templatic morphology, In K.E.F. KONRAD, M. EID& J. MCCARTHY (Eds), Perspectives on Arabic Linguistics, Current Issues in

Linguistic Theory, John Benjamins,Amsterdam, 1-54.

MCCARTHY, J& PRINCE, A. (1990), Prosodic morphology and templatic morphology: papers from Second Annual Symposium on Arabic Linguistics, In M. EID, & J. MCCARTHY (Eds.), Perspectives on

vocalique). Inversement, Le français est marqué par une morphologie concaténative (linéaire) fondée sur une base flexionnelle.

Selon les tenants de la morphologie concaténative, la séparation des consonnes et des voyelles en racine de base et en patterns vocaliques permettrait d’appréhender la structure interne de la morphologie de l'arabe. Par exemple, la forme /daXalat/, schématisée dans la figure (12) montre que cette forme se compose d’une racine trilitère (d,X,l) et un pattern vocalique a-a pour former le stem (la forme canonique /daXala/) auquel est rattaché le suffixe {-at}.

Figure 12. Représentation du mot /daXalat/ en morphologie –CV selon McCarthy (1981:383)

L’idée de la trilarité de la racine du lexique arabe a été rejetée par Bohas (1997/ 2000)178 qui a élaboré un modèle basé sur l’étymon et la matrice. Partant de la considération que “la racine ne permet pas de rendre compte des relations phonétiques et sémantiques entre les mots, qu’elle ne permet même pas de les observer.” (2000:11), Bohas accorde à l’étymon un statut particulier. De fait, c’est le radical et non la racine qui constitue la base de construction lexicale en arabe. Le radical, défini comme une séquence ordonnée de trois consonnes; comporte deux consonnes de l’étymon élargies par la réduplication de l’une d’entre elles ou par l’ajout d’une autre consonne. Par ailleurs, c’est l’aspect phonétique dans la définition de l’étymon (figure13) qui permet

178 BOHAS, G. (1997), Matrices, étymons, racines: éléments d’une théorie lexicologique du vocabulaire

arabe, Louvain: Peeters.

de mieux appréhender la structure du lexique arabe (l’étymon est une bande de traits qui constitue la matrice phonétique).179

Figure 13. La matrice des traits phonétiques des consonnes de l’arabe selon Bohas (2000:18)

La présentation de la construction lexicale en arabe peut nous permettre de réaliser les différents statuts des voyelles et des consonnes en arabe et en français. En fait, les travaux récents sur les espaces acoustique et perceptif respectifs du système vocalique du français ont montré que les voyelles se dispersent à l’extrémité de l’espace vocalique. Cela donne une certaine précision et netteté aux voyelles françaises. Donc, quel est le statut attribué aux voyelles en morphologie arabe? Quel est l’apport des études phonétiques sur la perception des voyelles arabes ? Et comment se manifestent alors les voyelles en arabe et en français?

179 Mahfoudi explicite les différents modèles traitant l’architecture du lexique mental arabe et en particulier celui de l’étymon et de la matrice de Bohas dans MAHFOUDHI, A. (2007), The place of the etymon and the phonetic matrix within arabic mental lexicon, Journal of Arabic and Islamic studies, 74-102.

Pour mieux appréhender le statut accordé aux voyelles en langue arabe, il faudrait remonter aux études des grammairiens arabes, notamment ceux de Sibawayhi et Ibn Jinni. Dans la conception grammaticale arabe, la voyelle n’est qu’un outil supplémentaire qui sert à produire les consonnes. En effet, les grammairiens arabes décrivaient et analysaient la nature articulatoire des lettres فو ا. Les voyelles sont divisées en deux catégories : les lettres de prolongation (les voyelles longues) et les lettres de mouvement (les voyelles brèves).

En fait, la conception de Sibawayhi des voyelles est en grande partie en rapport avec le mouvement. Les lettres se produisent selon deux stades : d’abord une partie stable (la consonne) ensuite une partie en mouvement (la voyelle). Malgré le rôle second des voyelles, ce sont les voyelles qui déterminent si la lettre est en mouvement ou dans un état d’arrêt (waqf en arabe). Par ailleurs, les trois timbres vocaliques /i a U/ appelés kasra, fatha et damma en arabe s’opposent aux voyelles de prolongation qui représentent leurs correspondants longs /i,a,U/.

Il est important de souligner que toutes les lettres de prolongation sont des lettres "akinésiques". Cela mène à penser que chaque lettre "kinésique" ou une lettre en mouvement comporte une partie "akinésique"(une consonne) et un mouvement engendrant une production explosive "CV". En revanche, dans une lettre "akinésique", c'est la partie sonore qui se prononce en fermeture "VC".

Selon la conception grammaticale, la voyelle est une partie intégrante de la consonne et ainsi un support facilitant la production parolière. En effet, tous les grammairiens arabes expliquent que la voyelle n'existe pas en isolation : elle est présente uniquement en appartenance de la consonne. Cette tendance explique les contraintes phonotactiques de l’arabe : les séquences V, VCV sont des suites anormales en arabe (Cantineau, 1960)180. L’arabe utilise ainsi un coup de glotte précédant ces séquences de types: *V > /V, VCV > /VCV.

Chelli (1980) a explicité la différence entre voyelles et mouvement ainsi : “Mais, pour mieux percevoir la différence entre voyelles et mouvements, décrivons la production d'un vocable comportant des voyelles et celle d'un vocable animé par des mouvements. Dans la production d'une syllabe, l'occidental opère en deux temps: le premier temps est silencieux, il dispose ses lèvres, ses dents ou bien sa langue sur son palais de la manière qui convient à la consonne qu'il vise et

180CANTINEAU, J. (1960), Esquisse d'une phonologie de l'arabe classique, In Études de Linguistique

qu'il ne produit pas encore. Il construit une sorte d'obstacle matériel inerte, parfois fort savant, puisqu'il préfigure même que se sera la nuance de la voyelle qui suivra la consonne, ainsi la disposition de la langue et des lèvres pour prononcer le 'l' de lait est différente de celle réalisée pour le 'l' de palais. Le second temps est sonore, l'occidental prononce cette fois la voyelle qui suit la consonne préparée; l'air vibrant, qu'il éjecte alors, rencontre l'obstacle inerte qui lui a été opposé et le démolit dans sa poussée, c'est le bruit de la chute de cet obstacle qui lui a été opposé et il le démolit dans sa poussée, c'est le bruit de la chute de cet obstacle qui est la consonne. Ainsi, puisque le premier temps est silencieux, l'occidental commence toujours la phase sonore par la production de la voyelle, cependant, c'est la consonne que l'on entend avant car la voyelle n'explose à l'air libre qu'après avoir démoli l'obstacle qui lui a été opposé. Il y a ainsi une véritable machination: on confond le premier temps préparé et qui était silencieux avec le premier bruit et qui est en réalité second dans l'ordre de la production sonore et on a l'impression d'avoir produit les lettres dans l'ordre où elles se présentent dans l'écriture, mais en même temps on ne peut se défendre contre l'impression d'un certain détachement magique du vocable produit de la mécanique de sa production.” (Chelli, op.cit : 35)

Tableau 2. La différence entre les voyelles et les mouvements, adapté de M. Chelli (1980:44)

Nous constatons que les consonnes et les voyelles sont attribuées des rôles distincts en langue arabe, les voyelles ne peuvent exister qu'en appartenance à des consonnes. Cette réalité suscite des questions tributaires à la perception et à la production des voyelles du français. Comment ces voyelles sont-elles perçues et même réalisées? Que se passe t-il réellement au niveau cognitif chez les apprenants arabophones du français? S’agit-il d’une superposition d’un système phonologique français à celui de l’arabe de manière séparée ou d’une interlangue fusionnant les propriétés phonétiques de deux systèmes co-existants? Quelles en seront les

répercussions des représentations phonologiques sur les performances des apprenants arabophones?

La réponse à de telles questions requiert une analyse contrastive qui nous permettrait d’identifier les différents écarts entre l’arabe et le français pour ensuite établir des tests de perception et de production.