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Classification des parlers arabes: d’une typologie linguistique vers une typologie rythmique

1. Quelques spécificités de la langue arabe

1.5 Classification des parlers arabes: d’une typologie linguistique vers une typologie rythmique

La situation linguistique arabe est décrite comme complexe en raison de la variabilité qui caractérise les parlers arabes. Cette description de la variation linguistique arabe qui concerne tous les niveaux de langue (phonético-phonologique, morphologique et lexical) tient compte de l’compréhensibilité et/ou inter-intelligibilité. En fait, les parlers arabes se placent sur un continuum variant des parlers maghrébins aux parlers orientaux. Un nombre d’études a été dirigé vers la classification des différents dialectes arabes mais aucune étude n’a pu établir des isoglosses claires et précises capables de tracer les différentes frontières sociolinguistiques. En effet, les critères de classification variaient d’un courant à un autre.

Les études sur la discrimination des variétés arabes sont nombreuses207 mais ce qui nous intéresse à ce niveau, c’est plutôt les tendances actuelles qui tendent à établir de nouveaux critères de classification en l’occurrence les indices sociolinguistiques et rythmiques.

Il est important de rappeler que les études dialectologiques traditionnelles postulaient l’existence d’une origine commune, une Koinè208 unifiant les parlers citadins sous un parler standard englobant les propriétés linguistiques convergentes. Néanmoins, les divergences entre les parlers arabes modernes en constituent les traits saillants dans les diverses classifications basées sur des faits géographique et sociolinguistiques.

La classification géographique divise les parlers arabes modernes en cinq zones : 1. les dialectes de la péninsule arabique, 2. les dialectes mésopotamiens, 3. les dialectes levantins, 4. les dialectes égyptiens, 5. les dialectes maghrébins. Cette typologie n’a pas reçu de consensus, elle peut néanmoins se réduire en un découpage géographique qui ne

207 La littérature est abondante pour ne citer que quelques travaux voici une liste des recherches sur ce sujet : W. Marçais (1902), Cantineau (1936), (1937), (1938), Ingham (1971), Fleisch (1974), Owens (1993), Miller et al. (2007).

208D. Cohen (1962) parle de deux Koinè, une koinè poético-coranique et une koiné à l’origine des dialectes modernes : "Mais entre la koinè dans laquelle semblent avoir été écrits la poésie ancienne et le Coran et la "koinè arabe" définie comme langue commune parlée dont procèderaient les dialectes. " (1962 :119).

Pour plus de détails sur la koiné arabe voir: FERGUSSON, C.A. (1959), The Arabic koine, Language

reflète aucunement la diversité linguistique arabe ; comme l’explique Versteegh (1997)209 : “La classification usuelle des dialectes arabes fait la distinction entre cinq groupes […] Ce n’est pas clair sur quels critères la classification actuelle se base. Dans certains cas, des facteurs purement géographiques pourraient influencer la classification (ex. la péninsule arabe).” (traduction)

En revanche, les traits phonologiques s’avèrent déterminants dans une typologie sociolinguistique. C’est la réalisation de quatre phonèmes consonantiques210 (les interdentales /ˇ/, /Í/, /T/211 et l’occlusive uvulaire sourde /q/) et la structuration du système vocalique qui ont permis la distinction entre les parlers bédouins des parlers citadins. Embarki (2008a) focalise sur les valeurs articulatoires des quatre consonnes et l’organisation du système vocalique dans le but d’établir les unités phonologiques discriminant les différents parlers arabes. Cette classification tient compte des considérations géographiques divisant les parlers arabes en cinq zones. Le tableau suivant en présente ces réalisations phonétiques:

Tableau 8. Réalisations de l’occlusive uvulaire /q/, des interdentales fricatives /t/, /d/, /d/ et

organisation du système vocalique en fonction des divisions géo-sociologiques selon la littérature d’après Embarki (2008a:592)

209 Vesteegh énonce que: "The usual classification of the Arabic dialects distinguishes the following five groups […] It is not always clear on what criteria this current classification is based. In some cases, purely geographical factors may have influenced the classification (e.g., the Arabian Peninsula). "(1997:145)

210 TAINE-CHEIKH, C. (1999), Deux macro-discriminants de la dialectologie arabe (la réalisation du qaf et des interdentales), MAS-GELLAS (9), 11-50.

211 Les sons consonantiques /ˇ/, /Í/, /T/ sont représentés respectivement /t/, /d/, /d/ dans Embrarki (2008a).

Cette typologie, comme le montre le tableau précédent, permet de remarquer que les parlers maghrébins se caractérisent par un système vocalique simple (il comporte que trois voyelles longues) comparé à celui des autres parlers de zones différentes qui exhibent cinq voyelles longues. De plus, les consonnes interdentales et l’occlusive uvulaire semblent avoir différentes réalisations dans chaque groupe de variétés. Selon Taine-Cheikh (1999), ces consonnes emblématiques sont plutôt pertinentes du seul point de vue historico-sociologique tandis que l’organisation des systèmes vocaliques peut conduire à une typologie géographique plus stable.

Embarki (2008) a souligné que le système vocalique semble enrichi de timbres intermédiaires en Orient alors qu’au Maghreb il en existe, semble t-il, que trois voyelles cardinales plus le schwa. Une distinction parait ainsi pertinente entre parlers orientaux et parlers Maghrébins. L’une des explications proposées pour expliciter cette classification relève de l’influence des substrats linguistiques, le substrat sémitique en Orient et le substrat berbère au Maghreb. Par ailleurs, les voyelles /ē/ et /ō/ qui ont persisté dans les parlers orientaux modernes montrent une certaine continuité entre ce que Owens212appelait "l’arabe pré-diasporique" (prediasporic arabic) et les parlers arabes modernes. Cette hypothèse ne semble par corroborer l’idée considérant l’arabe classique comme origine des dialectes arabes (Fergusson, 1959).

L’hypothèse de l’influence du substrat a été proposée afin d’expliquer l’évolution des interdentales et l’uvulaire sourde. En effet, il a été montré que le substrat acadien, arabe ancien, araméen, copte et berbère exerçait une influence considérable sur les parlers arabes.

Des observations sur les divergences marquant les systèmes vocaliques et les structures syllabiques des parlers arabes mettent en relief l’insuffisance d’une classification essentiellement sociolinguistique puisque “les traits phonologiques emblématiques de la classification dialectale ne produisent pas de distinctions nettes, ni horizontales entre les différentes régions, ni verticales entre les variétés sociologiques.” (Embarki op.cit :596)

De nouvelles perspectives visant également l’élaboration d’une typologie dialectale ont été attestées. Des remarques sur les systèmes vocaliques et les structures

syllabiques ont conduit à des recherches inter-dialectales plus avancées. En effet, il a été observé que "le vocalisme bref se réduit de façon croissante d’Est en Ouest" (Ph. Marçais, 1977)213 aboutissant à des réalisations ultra-brèves des voyelles (le cas des parlers marocains) et que les structures syllabiques ont été sujets à de multiples modifications conférant aux parlers arabes différents rythmes. Cette nouvelle conception de la variation syllabique offre ainsi une meilleure compréhension de la discrimination dialectale, comparée à la conception dialectologique de ces faits; basée sur un binarisme (q dialects/ g dialects)214.

Les premières études portées sur les systèmes vocaliques arabes n’adoptaient pas une démarche comparative mais insistaient beaucoup plus sur la durée vocalique en arabe et les valeurs formantiques des voyelles, excepté quelques travaux (Ghazeli, 1979 ; Jomaa, 1994). En effet, El-Ani (1970) a étudié la réalisation des voyelles de l’arabe standard par des locuteurs irakiens (neuf locuteurs et une locutrice). Les performances de ces locuteurs à l’issue de cette tâche de production ont conduit à la conclusion que le système vocalique de l’arabe standard et de l’arabe dialectal sont identiques comportant trois voyelles brèves avec leurs correspondants longs sans distinction de timbre mais avec une durée deux fois plus longues pour les voyelles longues par rapport aux voyelles brèves.

Cependant, Ghazeli a conduit la première étude trans-dialectale auprès de douze locuteurs représentants six dialectes arabes, deux par dialecte (l'arabe algérien, tunisien, libyen, égyptien, jordanien et iraquien). L’étude avait pour objectif de décrire les effets de la durée vocalique sur les valeurs formantiques des voyelles. L’auteur a avancé l’hypothèse selon laquelle le système vocalique de l'arabe ne comporte pas trois timbres vocaliques avec une opposition de durée mais d'un système à trois voyelles longues et un autre à trois voyelles brèves. Cela signifie que les voyelles brèves diffèrent des voyelles longues en durée et en timbre vocalique. Par ailleurs, Ghazeli a étudié les effets coarticulatoires des consonnes pharyngalisées sur les voyelles. Les résultats obtenus ont permis de constater que la différenciation des timbres entre l’arabe standard et l’arabe dialectal se trouvent au niveau phonétique et non phonologique.

213 MARÇAIS, Ph. (1977), Esquisse grammaticale de l'arabe maghrébin, Adrien Maisonneuve, Paris.

Barkat (2000), elle aussi, a effectué une étude trans-dialectale sur les systèmes vocaliques. L’auteure a établi une typologie des indices acoustiques permettant l'identification automatique des différents dialectes arabes. Vingt-quatre locuteurs (12 hommes/12 femmes) appartenants à six dialectes arabes représentant les variétés du Maghreb et celles du Moyen-Orient (l'arabe marocain, algérien, tunisien, jordanien, libanais et syrien) ont été demandés de produire le texte "la bise et le soleil". L’auteur a comparé les réalisations phonétiques de 1500 voyelles et a établi une typologie dialectale fondée sur l'opposition : parlers maghrébins et parlers orientaux. Les résultats de cette étude ont montré que l’espace vocalique des parlers maghrébins est plus centralisé que celui des parlers orientaux, avec une différence de durée entre voyelles brèves et longues :

Le dialecte algérien d'Alger, avec cinq timbres vocaliques (six voyelles): /i ´ Q Q˘ a˘ U˘/

Le dialecte marocain de Casablanca, avec quatre timbres vocaliques (cinq voyelles): /i ´ a˘ U U˘/.

Le dialecte Tunisien de Tunis avec cinq timbres vocaliques en opposition de durée (neuf voyelles): / i i˘ ´ ´˘ Q Q˘ a a˘ U U˘/.

Le dialecte jordanien d'Irbid, avec cinq timbres vocaliques (huit voyelles) : /i i˘ e˘ a a˘ o˘ U U˘/ (les deux voyelles /a˘U˘/ représentes les anciennes diphtongues /aj aw/ qui sont soit réduites, soit maintenues dans certains mots). Le dialecte libanais de Beyrouth, avec cinq timbres vocaliques (six voyelles et

deux diphtongues): /i˘ e e˘ a o U˘ aj aw /.

Le dialecte syrien de Damas, avec cinq timbres vocaliques (huit voyelles): /ii˘ e˘ a a˘ o U U˘/.

Al-Tamimi215 (2007) confirme cette idée d’un système vocalique plus centralisé caractérisant les parlers maghrébins en fonction des résultats obtenus d’une étude sur les espaces acoustique et perceptif de l’arabe marocain et l’arabe jordanien. L’espace vocalique parait plus centralisé en arabe marocain qu’en arabe jordanien.

D’autres études consacrées à la classification des parlers arabes ont souligné la pertinence des structures prosodique dans la discrimination dialectale. Certains aspects comme les structures syllabiques et rythmiques ont fait l’objet d’une recherche effectuée par Hamdi (2007)216. L’auteur a montré que le poids syllabique est différent

215 Al-Tamimi, J. (2007), Indices dynamiques et perception des voyelles : étude translinguistique en arabe dialectal et en français, thèse de Doctorat d’université, Université Lumière, Lyon 2.

216 HAMDI, R. (2007), La variation rythmique dans les dialectes arabes, Thèse de Doctorat, Université de Lumière Lyon et l’Université 7 novembre, Carthage Tunisie.

dans les dialectes217 étudiés en raison du nombre des consonnes impliquées et la quantité de la voyelle qui en constitue le noyau. Le parler marocain montre une préférence pour les syllabes lourdes et une prépondérance des voyelles brèves, le parler libanais privilégie les syllabes légères et ouvertes avec des voyelles longues tandis que le parler tunisien se caractérise par une tendance intermédiaire. Un autre résultat émergeant de cette étude consiste à considérer que les intervalles vocaliques soient plus réduits dans les parlers maghrébins que dans les parlers orientaux, comme le montre la figure (14) (parlers marocains et algériens 33%, tunisien 35%, égyptien 37%, libanais 42% et jordanien 41%). Ce fait a mené Hamdi à poser l’existence d’une zone intermédiaire entre les extrêmes du continuum allant des parlers maghrébins vers les parlers orientaux, une zone comportant les parlers tunisien et égyptien.

Figure 14. Répartition des structures syllabiques dans trois parlers arabes d’après Hamdi (2007:298)

Les résultats réalisés dans l’étude de Hamdi concernant les différences entre les parlers arabes au niveau des structures syllabiques confirment le constat de Mahfoudhi (2005). L’auteur a analysé particulièrement la distribution des syllabes complexes CVCC,CVVC et CCVC dans trois dialectes, à savoir le parler tunisien, le parler du Caire et le parler de la Mecque. Le parler tunisien s’avère favoriser la séquence CCVC tandis que les structures CVVC et CVCC exhibent différentes distributions: elles se situent en

217 D’autres études ont focalisé sur les structures syllabiques comme trait discriminant. Kiparsky (2003), à titre d’exemple, a proposé une classification dialectale basée sur trois groupes : 1.des VC-dialects, 2. des

C-dialects, et 3. des CV-dialects

KIPARSKY, P. (2003), Syllables and Moras in Arabic, In C. FRÉRY & R. VAN DE VIJVER (Eds), The

position finale dans le parler du Caire et celui de la Mecque, et en position médiane et finale dans le parler tunisien.

D’autres traits ont été proposés afin d’établir une typologie dialectale arabe. Embarki et al. (2006)218 ont conduit une étude auprès de seize locuteurs représentant quatre de cinq groupes de dialectes, excepté le parler égyptien. L’auteur avait pour but de démonter l’effet de la coarticulation sur les voyelles adjacentes aux consonnes pharyngalisées. Les résultats ont montré que des coefficients de coarticulation (équation de locus) marquant le passage d’une consonne à une voyelle dans un contexte pharyngalisé et non-pharyngalisé, ne permettent pas la mise en relief des quatre groupes. En effet, les locuteurs maghrébins présentent des équations de locus divergentes des autres locuteurs. La dichotomie parlers maghrébins vs. parlers orientaux demeure significative.

Au niveau rythmique, Grabe et al.219 (1999) préconisent que les langues accentuelles montrent plus de variabilité vocalique que les parlers syllabiques : "stress-timed languages such as English exibit more vocalic variability than syllable-"stress-timed languages such as French." (1999:10). Donc, la variabilité vocalique caractérisant les langues dites accentuelles a été considérée comme un indice de discrimination entre les parlers arabes dans l’étude de Hamdi (2007). Dans une première phase, il a été montré que les voyelles longues et brèves des parlers maghrébins ont une durée moindre que leurs correspondantes dans les parlers orientaux. De plus, le contraste entre les voyelles brèves et longues dans les parlers orientaux peut être similaire au contraste ente le schwa et les voyelles longues dans les parlers maghrébins.

Dans une deuxième phase, trois langues (français, anglais et catalan) ont été comparées avec des parlers arabes (figure 15). Cette figure montre des divergences entre les parlers arabes en rapport notamment avec la variabilité et la réduction vocalique. Le français se situe à l’extrême, l’anglais et le catalan se situent dans une position intermédiaire. L’auteur a constaté que les langues accentuelles (anglais et arabe) n’ont pas forcément les mêmes degrés de variabilité vocalique. En revanche, le français est significativement différent des parlers maghrébins et de fait proche des

218 EMBARKI, M, YEOU, M., GUILLEMINOT, Ch &.YEOU, M (2006), Équation de locus comme indice de distinction consonantique pharyngalisé vs non pharyngalisé en arabe, Actes des 26ème Journées d’études sur la parole, 155-158.

219 GRABE, E, POST, B & WATSON, I. (1999), The acquisition of rhythm in English and French,

parlers orientaux. L’auteur a conclu que les parlers maghrébins exhibent des schémas rythmiques similaires à ceux de l’anglais alors que le rythme des parlers orientaux ressemble en grande partie au rythme français.

Figure15. Distribution des parlers arabes et d’autres langues (le français, l’anglais et le catalan) d’après Hamdi (2007:258)

Nous constatons que la comparaison des espaces vocaliques des différents parlers arabes se veut pertinente car elle a permis d'opposer les parlers maghrébins aux parlers orientaux. Cependant, d’autres traits s’avèrent plus pertinents puisqu’ils révèlent l’organisation de la composante prosodique des parlers arabes comportant structures syllabiques et schémas rythmiques. Ces indices de discrimination dialectale de type suprasegmental ont apporté de meilleurs résultats. Des critères comme la variabilité vocalique, la quantité consonantique et la réduction vocalique ne font que renforcer la typologie distinguant parlers maghrébins des parlers orientaux. Or, nous adopterons cette dernière dichotomie dans cette recherche.

2. Analyse contrastive: le système phonético-phoonologique de l’arabe standard,