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Du crible phonologique (Troubetzkoy) au crible dialectique (Intravaia)

3. Problèmes d’acquisition de la prononciation: le rôle de L1 dans la perception de L2

3.1 Du crible phonologique (Troubetzkoy) au crible dialectique (Intravaia)

seconde

3. Problèmes d’acquisition de la prononciation: le rôle de L1 dans la perception de L2

3.1 Du crible phonologique (Troubetzkoy) au crible dialectique (Intravaia)

Face à une langue étrangère, nous nous trouvons souvent incapables de comprendre l’intégralité du message et parfois même à identifier quelques sons qui ne nous sont pas familiers. Nous nous comportons comme si nous étions durs d’oreille ou sourds à ce que nous ne voulons pas entendre. Nous essayerons de rapprocher ce que nous n’arrivons pas à percevoir à des structures sonores de notre langue maternelle. Ce tri sélectif que nous faisons des sonorités d’une langue étrangère a été souvent associé à la notion de "surdité phonologique". Donc, ce crible maternel nous empêcherait de percevoir et de (re) produire correctement les structures phonologiques et prosodiques d’une autre langue.

Le crible, concept mis en évidence par Polivanov (1931) et développé par Troubetzkoy dans le domaine de la phonologie, est un filtre perceptif contracté dès

l’enfance par les habitudes perceptives de la langue maternelle. Troubetzkoy (1970) explicite les caractéristiques du crible phonologique sur la base des opérations de décodage et d’encodage, comme suit:

“Le système phonologique d’une langue est semblable à un crible à travers lequel passe tout ce qui est dit. Seules restent dans le crible les marques phoniques pertinentes pour individualiser les phonèmes. Tout le reste tombe dans un crible où restent les marques ayant une valeur d’appel: plus bas se trouve encore un crible où sont triés les traits phoniques caractérisant l’expression du sujet parlant. Chaque homme s’habitue dès l’enfance à analyser ainsi ce qui est dit et cette analyse se fait de façon tout à fait automatique et consciente. Mais, en outre, le système des cribles, qui rend cette analyse possible, est construit différemment dans chaque langue. L’homme s’approprie le système de la langue maternelle. Mais, s’il entend parler une autre, il emploie involontairement pour l’analyse de ce qu’il entend le "crible phonologique" de sa langue maternelle qui lui est familier. Et comme ce crible ne convient pas pour la langue étrangère entendue, il se produit de nombreuses erreurs et incompréhensions. Les sons de la langue étrangère reçoivent une interprétation phonologiquement inexacte, puisqu’on les fait passer par le crible phonologique de sa propre langue.” (1970:54)

La notion de "crible phonologique" est associée chez Troubetzkoy à de mauvaises interprétations des phonèmes d’une langue étrangère. Elle met en relief également la notion de "l’accent étranger" relevant de deux processus en parallèle "perception– production", assujettis à diverses appréciations par les sujets parlants. Troubetzkoy ajoute:

“[…]. On pourrait multiplier à volonté le nombre de ces exemples. Ils prouvent ce qu’on appelle ‘l’accent étranger’ ne dépend pas du fait que l’étranger en question ne peut pas prononcer un certain son, mais plutôt du fait qu’il n’apprécie pas correctement ce son. Et cette fausse appréciation des sons d’une langue étrangère est conditionnée par la différence existant entre la structure phonologique de la langue étrangère et la langue maternelle du sujet parlant.”(Troubetzkoy ibid. p. 56) Fougeron (1971) a pu remarquer que les chuintantes russes [tH] et [dG] sont distinctement réalisées par des locuteurs francophones car leurs articulations diffèrent sensiblement de leurs correspondants dans la langue française [H] et [G]. Ces deux sons du français sont plus palatalisés que les chuintantes russes. Pour bien articuler le son [H], la langue toute entière devrait s’élever vers le palais et se retirer en arrière. Les russophones, par ailleurs, ne relèvent pas assez la langue vers le palais et n’avancent pas assez les lèvres en prononçant le son [tH]. L’auteur attribue ces substitutions segmentales aux différences des deux systèmes phonétiques du français et du russe:

“Lorsque l’on doit apprendre aux français à prononcer correctement le russe, on s’aperçoit qu’il est un certain nombre de difficultés auxquelles se heurtent les

français et qu’il y a des fautes, caractéristiques de "l’accent français" en russe. Toutes ces difficultés s’expliquent par les différences qui existent entre les systèmes phonétiques et phonologiques des deux langues.” (1971:13)

L’hypothèse du "crible phonologique" semble confirmée, les résultats donc des études plus récentes (Segui,1993) corroborent l’idée du filtre perceptuel. L’idée principale est que les sujets ne percevant pas bien les sonorités d’une langue étrangère ne seront pas capables de les reproduire. Si ces sujets sont incapables de reproduire les sons de L2 c’est parce qu’ils ne les apprécient pas puisque ces sons n’existent pas dans leur crible phonético-phonologique.

Comme toute langue possède des propriétés phonologiques et prosodiques propres, le crible maternel engloberait un crible phonético-phonologique et un crible prosodique (crible accentuel, crible rythmico-mélodique). En effet, les recherches visant la vérification de l’hypothèse du crible prosodique sont encore peu nombreuses. Plusieurs systèmes de langues différentes se sont confrontés dans les travaux de Schneider, 1981 (Français/Allemand), Billières, 1991 (Russes/français), Dolbec&Santi, 1995 (Français/Anglais), Mora, Courtois&Cavé, 1997 (Français/Espagnol). Dans une recherche effectuée par Salsignac (1996) dans le but de vérifier l’hypothèse du crible accentuel, sept langues aux systèmes accentuels différents159 et avec des degrés variés de prééminence de l’accent primaire (le français et le turc [à accent fixe] et le russe et l’espagnol [à accent libre], le tchèque et l’hongrois [à accent initial] et le polonais [à accent paroxyton]) ont été confrontées.

Pour ce faire, un corpus de quarante mots isolés, syntagmes et phrases ont été produits par deux natifs. Quatorze auditeurs (deux natifs de chaque langue) ont été confrontés à une ou plusieurs de ces langues étrangères hormis des sujets français qui ont perçu les six autres langues, totalement inconnues pour eux. En revanche, les douze autres sujets ont tous perçu le français, langue connue et pratiquée. De plus, huit de ces sujets ont perçu une langue inconnue dont le système accentuel est comparable à celui de leur langue maternelle. La tâche exigée consistait à repérer la place des syllabes proéminentes.

L’analyse des donnés a montré que les sujets se sont basés sur les indices acoustiques présentes dans le signal pour identifier les accents les plus proéminents. La

159 Dans une langue à accent fixe, l’accent tombe sur la même syllabe du groupe rythmique. En français, l’accent se place à la fin, il est donc oxyton ; en Tchèque et en hongrois, il est initial et alors paroxyton. Dans les langues à ‘accent libre’ (anglais, allemand, russe, espagnol), la place de l’accent varie selon les mots.

sensibilité des deux sujets français était variable. L’un d’entre eux a réussi à repérer les accents sans être influencé par son crible maternel. L’autre a réussi à percevoir les accents les plus proéminents (ceux du russe et d’espagnol). Confronté aux items affectés d’un accent peu marqué, son crible maternel influence par ailleurs la perception de ce dernier. Étant donné que le français a un accent de durée, fixe et final, les syllabes allongées ont été perçues comme proéminentes. Outre, les onze autres sujets non-francophones, confrontés aux items affectés d’un accent peu proéminent, ont subi l’influence du crible accentuel de leur langue maternelle. En revanche, le douzième sujet non-francophone a pu repérer les accents proéminents mais avec beaucoup de difficultés à percevoir les propriétés acoustiques.

Salsignac est arrivé à la conclusion que les différents "profils auditifs" des auditeurs attestés dans cette expérience démontrent que la capacité à repérer les indices acoustiques du signal de la parole varie d’un sujet à l’autre quelle que soit la stratégie perceptive adoptée. Or, le crible accentuel se montre plus résistant que le crible phonologique. Ceci s’explique par l’ordre d’acquisition, les locuteurs/auditeurs d’une nouvelle langue perçoivent le rythme et l’intonation avant les phonèmes160.

Dans une autre étude, Borrell&Salsignac (2002) s’accordent sur la nécessité d’intégrer les différences perceptuelles des apprenants dans l’enseignement des langues étrangères:

“La prise en compte de ces différentes stratégies et capacités perceptives permettrait en partie d’expliquer pourquoi des apprenants débutants soumis à une même méthode de correction phonétique ne progresseront pas de la même façon. Certains élèves entendront objectivement la structure accentuelle des modèles et auront d’autant plus de chances de la reproduire fidèlement, alors que d’autres auront besoin d’apprendre à percevoir cette structure. Ces différences perceptives devraient impliquer des procédés d’enseignement et de correction spécifiquement adaptés.” (2002:171)

Intravaia (2002) souligne que le "crible phonologique" n’explique que partiellement les erreurs auditives et articulatoires. Néanmoins, le crible accentuel maternel régissant les mouvements mélodiques et assurant la structuration rythmique d’une langue pourrait expliquer les éléments prosodiques transférés à la L2.

Dans une étude sur le crible accentuel, Dupoux, Pallier, Sebastian& Mehler (1997) "A destressing "deafness" in French?", montrent que les locuteurs francophones, à l’opposé des hispanophones, rencontrent plus de difficultés à percevoir les mots

160 Pour plus de détails sur l’ordre d’acquisition, cf. Moreau, M.L&Richelle, M. (1981) sur l’acquisition du langage.

espagnols qui diffèrent par la place de l’accent tonique, comme tópo et topó. Le français se caractérise par un accent fixe qui se porte sur la dernière syllabe. L’énergie est également répartie sur toutes les syllabes qui s’articulent avec précision. Hormis la dernière syllabe, aucun élément du groupe rythmique n’est proéminent et donc l’accent ne sert pas à faire une distinction lexicale. Peperkamp&Dupoux (2002) confirment ces résultats et soulignent que l’accent tonique n’est pas opératoire dans les représentations phonologiques des francophones. Cette régularité rythmique propre au français explique aussi leurs problèmes avec les schémas accentuels de l’anglais, une langue à accent lexical. Les locuteurs francophones ont souvent tendance à allonger la dernière syllabe, comme l’illustre l’énoncé ‘how do I met your mother’ qui se réalise comme [ax dx aq mE:t jc: myzE:R]. Ceci dit que les locuteurs francophones entendent et reproduisent les éléments prosodiques de l’anglais en les faisant passer au travers du crible rythmico-mélodique du français.

Intravaia (2002) considère en fait que les schémas rythmico-mélodiques propres à la langue maternelle sont profondément enracinés dans le système kinésique de la culture des apprenants. En effet, les interactions verbales sont structurées selon des spécificités gestuelles partagées par les membres de la communauté linguistique. Lorsque nous apprenons la prononciation d’une langue étrangère, certains traits du système gestuel de L1 sont transférés consciemment ou inconsciemment au système phonétique de L2. Selon l’auteur, les erreurs audio-phonatoires sont conditionnées par plusieurs filtres y compris le crible proxémique. Les apprenants organisent l’espace conversationnel dans lequel ils se sont engagés selon les schémas culturels spécifiques à leur langue maternelle. Van Lier (1990)161 décrit les caractéristiques proxémiques de la langue russe comme suit:

“La langue russe s'est constituée comme une machine de chaleur contre le froid, d'ancrage contre l'étendue, de permanence sous l'invasion, de vie privée et de convivialité en regard des aberrations de la vie publique. Alors qu'en français, anglais, allemand, italien, espagnol, dans un milieu largement médiatisé, le corps est au service de la langue, c'est la langue cette fois qui est au service des corps. Non pas en les gantant individuellement, comme il convient à la lutte du locuteur arabe contre la chaleur desséchante, ni en entretenant un coude à coude proche mais extérieur des corps communautarisés, comme le demande la lutte du locuteur néerlandais contre la mer s'insinuant de partout. Mais en faisant participer (latéralement) les organismes les uns aux autres comme de l'intérieur, thermiquement et physiologiquement, plus que gestuellement […]. Dans les langages de défense contre l'environnement, les voyelles, trop découvrantes, sont

161 VAN LIER, H. (1990), La logique de dix langues indo-européennes, Le Français dans le Monde, http: // www. Anthrogenie.com/anthrogenie_locale/linguistique/compl6.htm

généralement réduites. C'est le cas de l'arabe, qui n'en a guère que trois (a, ou, i), et du néerlandais, qui, s'il en compte davantage, tantôt les diphtongue (moeite), tantôt les moud dans la meule des consonnes ('graag', 'slurpen').”

Ainsi, le substrat culturel se révèle déterminant dans la construction du style collectif des apprenants émanant d’une parole collective. Intravaia (2002) parle en terme de crible stylistique qu’il tente d’expliquer à travers les comportements proxémique et stylistique des italophones apprenant le français ou l’anglais:

“Ainsi, chez les italophones apprenant le français ou l’anglais, l’abondance du système gestuel, la réduction de l’espace conversationnel, la surestimation des contrastes de hauteur syllabique, l’amptitude vocale, la propension à l’articulation consonantique sur le mode "plus tendu", toutes ces marques dont nous avons souligné l’étroite interdépendance s’observent plus fréquemment dans un contexte langagier qui sollicite davantage le surgissement d’une des composantes du style collectif italien que les auteurs du Traité appellent le "complexe de Saint François", par quoi il faut entendre, entre autres, toutes les manifestations d’une sensibilité participationniste à base d’humanisme chrétien, pathos et sensiblerie, mais aussi élans de spontanéité chaleureuse, souci empathique d’identification à l’autre, etc. Cette polarisation affective "franciscaine" avec ses répercussions dans le domaine de la perception et de la reproduction, est placée sous la houlette d’un étymon spirituel plus général du style collectif italien: le baroque. L’exagération du contenu émotionnel, l’accentuation des composantes irrationnelles, la surcharge émotive, l’emphase et la théâtralité nous fournissent en dernière analyse un diagnostic étiologique en profondeur de certaines fossilisations audio-phonatoires.” (2002:227)

Persuadé que c’est dans l’interdépendance de différents cribles que réside l’étiologie de nombreuses erreurs articulatoires et prosodiques, Intravaia (2002) entrevoit des implications didactiques pour une correction phonétique immédiate. Ce crible dialectique se trouve schématisé dans l’image spirale proposée par l’auteur.

Dans une expérience de discrimination auditive des sons /U/ et /u/, Guillard et al. (2006) ont montré que des sujets hispanophones ont réussi à distinguer les deux sons. Ces sujets semblent adopter des stratégies différentes en fonction des tâches. Dans une tâche sémantique (discrimination et compréhension), les deux sons n’ont pas été séparés finement. Ces auteurs expliquent ce fait en postulant que dans une tâche de discrimination, toute la tension de la charge cognitive est dirigée vers l’identification des propriétés acoustiques de chaque son. Une surdité phonologique semble toutefois confirmée dans la tâche sémantique. Alors que dans une tâche de discrimination auditive, "les sujets n’étaient pas dans une perception de la langue mais dans une tâche de perception des sons d’une langue." (2006:13)

Dès lors, ces auteurs ont envisagé une "surdité fonctionnelle" en dépit d’une "surdité phonologique", susceptible de répondre aux exigences cognitives de la tâche demandée. Or, la performance des sujets "experts" relève d’une "nécessité à faire" et non d’une "capacité à faire". Dans ce sens, les réponses des sujets hispanophones à des stimuli (prototypes vocaliques) au niveau auditif montrent que leur performance est plus intimement liée au contexte qu’à une capacité innée.

3.2 La compréhension auditive, un élément de la prononciation: le questionnaire