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L’oralité indissociable du corps

O lfaction, gustation

SUCCION MATURE

3. L’oralité indissociable du corps

« […] la peau comme contenant aux expériences positives, donc au bon, au plein de l’allaitement mais aussi du bain de paroles ; la peau [de même que la bouche] comme limite entre le dedans et le dehors qui maintient à l’extérieur le mauvais ; la peau comme moyen primaire d’échange avec autrui en même temps que la bouche »

- 82 - a. Les interactions précoces

- La peau, vecteur des premières relations

A la naissance, l’enveloppe utérine permanente qui régulait les contacts en continu et entourait constamment le fœtus disparaît. Ce sont les bras de la mère qui vont prolonger cette enveloppe, avec laquelle les contacts ne seront désormais plus permanents et continus. Ainsi, la peau est le vecteur des premières interactions. Elle représente la surface où sont logés les organes des autres sens que ceux du toucher, et se trouve au carrefour de l’intersensorialité: « Le moi-peau, en tant que surface psychique, relie entre elles les diverses

sensations et les fait ressortir sur le fond de l’enveloppe tactile. A la carence de cette fonction répond l’angoisse de morcellement du corps, un fonctionnement anarchique des divers organes des sens » (Vaivre-Douret, 2003).

Lors d’un accouchement prématuré, la séparation brutale mère/enfant détruit le « fantasme de peau commune » qui permet l’établissement d’une relation fusionnelle. Si les contacts maternels sont insuffisants, le nouveau-né prématuré aura des difficultés à ressentir les frontières de son corps et être suffisamment rassuré pour se construire en tant qu’individu. Selon Druon (2005), « la vie psychique s’organise sur la continuité corporelle ».

- La représentation du corps

La construction du schéma corporel et la conscience du corps se construisent parallèlement au développement émotionnel, physique et neurologique (Vaivre-Douret, 2003). En 1950, Pennfield (cité par Vaivre-Douret, 2003) a découvert que les circonvolutions corticales des zones sensorielles et motrices correspondent à la projection du corps sur le cortex, en termes d'afférences sensitives et d'efférences motrices. Ainsi, il a proposé une représentation corticale des segments du corps, selon une répartition somato-topique des localisations motrices et sensitives : une surface de cortex correspond à une surface du corps, et la représentation d'une partie du corps est d'autant plus étendue sur le cortex que la sensibilité et motricité sont complexes et riches dans la zone corporelle considérée. Il en résulte deux homonculus, sensitif et moteur. Il est intéressant de constater que la zone bucco- faciale est, avec la main, la zone la plus développée au niveau sensoriel et moteur.

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Schéma n°1 : Somatotopie et homonculus des régions sensitives et motrices, d’après Pennfield

Les changements toniques, posturaux, vestibulaires et tactiles mère/enfant ont une influence sur l’activité motrice du bébé même avant la naissance. C’est d’abord à travers le mouvement que se construisent les premières découvertes spatiales, et que s’élabore le schéma corporel. Les apports sensoriels de l’ouïe, la vue, l’odorat et le goût viendront

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rapidement étayer les expériences motrices. Ainsi, les systèmes sensoriel et moteur interagissent continuellement, permettant à l’enfant d’expérimenter son corps dans l’environnement, et de découvrir ses propres limites.

Le schéma corporel est le résultat de l’intégration des données kinesthésiques et sensorielles : gestes et perceptions, représentations et sensations, souvenirs et émotions. La synthèse de ces données est sans cesse déconstruite et renouvelée par le corps lui-même. Le schéma corporel est un processus perpétuel qui est constamment remanié (Vaivre-Douret, 2003).

- Fonction tonico-émotionnelle

Dès sa naissance et déjà in utero, l’être humain possède des capacités d’interaction avec son environnement. Les premiers échanges sont médiatisés par le corps, dans ses modifications toniques et posturales : le langage du corps constitue un langage préverbal entre la mère et son enfant. N’ayant pas encore la parole, le tout petit s’exprime au travers de mouvements et d’attitudes, et sa mère lui répond. C’est ce que Wallon (cité par Vaivre-

Douret, 2003) a appelé le « dialogue-tonique ». Le bien-être se traduit par un corps et un

visage détendu, tandis que les impressions désagréables entraînent un raidissement du corps. L’ajustement des postures mère/enfant est primordial dans l’établissement du lien d’attachement qui, selon Crunelle (2010), se construit au travers des interactions précoces. Aussi, la communication corporelle préverbale est une condition préalable à la communication verbale (Golse, 2010).

b. Oralité et motricité globale

Bien au-delà des compétences alimentaires et langagières, l’oralité est plus largement impliquée et même capitale dans l’établissement d’une bonne image du corps, que ce soit chez le tout petit ou chez l’adulte.

Selon Bullinger (2005, cité par Martinet, 2009), si l’espace oral ne se constitue pas de manière stable, c’est toute l’image corporelle qui se retrouve fragilisée. Ainsi, des troubles précoces de l’espace oral peuvent perturber le développement : déséquilibres

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flexion/extension du buste, non-investissement du bassin, difficultés de régulation tonique des membres, défauts de coordination des espaces gauche et droit…

Fournier et Thibault (2002) considèrent la langue comme étant l’organe clé non

seulement de l’oralité, mais également de la verticalité. Si sa position de repos est incorrecte, des répercussions peuvent apparaître sur l’équilibre dento-maxillaire. De plus, la langue étant rattachée à l’os hyoïde, sa malposition peut directement affecter la posture et le tonus général de l’enfant.

Inversement, des anomalies globales posturo-toniques peuvent influencer la position linguale. Eastman (citée par la Leche League, AA55, auteur non spécifié, 2003) compare l’allaitement à une « danse » du couple mère/enfant : une bonne position des deux est la condition essentielle pour que le bébé puisse bien téter, et pour éviter les mamelons douloureux. Beaucoup d’échecs précoces d’allaitement sont attribués à de supposés problèmes de succion de l’enfant, alors que dans la grande majorité des cas, c’est le mauvais positionnement de la mère ou du bébé qui en est à l’origine (La Leche League, AA28 auteur

non spécifié, 1996). Mais il faut parfois être patient pour trouver cet accordage, notamment en

cas de prématurité.

L’harmonie buccale dépend des équilibres labio-linguo-jugal et linguo-mandibulo- hyoïdien, eux-mêmes dépendants de la stabilité du complexe vertébro-crânio-facial et de l’équilibre global de l’individu. Fournier et Thibault (2002) expliquent que l’étirement de la colonne cervicale chez des adultes présentant une lordose avec une incapacité à avaler correctement la salive permet à la langue de retrouver un positionnement physiologique et ainsi déglutir plus facilement. Il suffit d’ailleurs de mettre sa tête en flexion puis en extension pour soi-même sentir sa langue modifier légèrement ses appuis sur les parois buccales. Ces deux auteurs ont observé que lors de la marche, les personnes prognathes peuvent présenter un déroulement incomplet du pied jusqu’aux orteils, et les rétrognathes un appui trop en avant du talon.

Ainsi, la langue et a fortiori l’oralité, participent grandement à la stabilité émotionnelle (rappelons que le stade oral est à la base du développement psychique selon Freud), mais aussi physique : « l’oralité est fondatrice de l’être » (Fournier et

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Thibault (2007) remarque que l’oralité se développe parallèlement à la motricité et

la posture. Ainsi, elle a consigné dans un tableau l’évolution conjointe des comportements moteurs, langagiers et alimentaires.

Age

(mois) Motricité Langage

Préhension des aliments

Evolution des schémas de

succion-déglutition Texture 0-4 Asymétrique + flexion médiane de la tête Production de vocalisations, de syllabes archaïques Aspiration sein ou biberon Suckling (téter) Succion- déglutition réflexe Liquide 4-6 Tenue assise + contrôle de la tête Babillage rudimentaire Tétine + débuts à la cuillère + apprentissage boisson au verre Malaxage Suckling (téter) Diminution du réflexe de succion- déglutition Liquide + semi- liquide/lisse 6-9 Rotation 4 pattes debout Babillage canonique Tétine + cuillère + verre Malaxage + début de mastication Suckling + début sucking (mouvements linguaux latéraux) Début de dissociation entre succion et déglutition Semi- liquide + mixé 9-12 Marche de côté Babillage mixte Cuillère + verre Malaxage > mastication Suckling > sucking Diduction mandibulaire Mouvements linguaux dans l'espace Mixé + solide mou 12-18 Marche Proto-langage entre le babillage

et les vrais mots

Cuillère + verre Malaxage < mastication Suckling < sucking Dissociation langue- mandibule Solide mou + solide dur 18-24 Marche + + + Premières phrases Cuillère + verre Mastication + sucking Succion- déglutition indépendantes Stabilité de

la mandibule Solide dur

Tableau n°8 : Evolution motrice et fonctionnelle de l’alimentation, la déglutition, le langage et la motricité entre 0 et 24 mois (Thibault, 2007)

Pour Wallon (cité par Golse et coll., 1990), « les différenciations des gestes et de la

mimique – c’est-à-dire les facteurs toniques et posturaux – seraient à l’origine de la communication sociale et de la représentation mentale ».

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En ce qui concerne l’oralité verbale selon ses composantes anatomo-physiologiques, on sait qu’une mauvaise posture peut entraîner à long terme un forçage vocal responsable de lésions laryngées (Heuillet-Martin et coll., 2007). Il semble intéressant de se référer au domaine du chant, dans lequel on considère que l’être humain possède « six diaphragmes », qui correspondent à six voûtes : la voûte plantaire, le périnée, le diaphragme, le larynx, le voile du palais et le haut de la boîte crânienne. Ces voûtes constituent des points de résonnance qui permettent au squelette entier de vibrer. Pour bien respirer et obtenir les meilleures performances vocales sans forçage, il s’agit de trouver le bon tonus ainsi qu’un équilibre et une symétrie entre les différentes voûtes. Cet équilibre s’obtient grâce à la verticalité, qui permet de faire « respirer tout le corps ».

Ainsi, les processus de nutrition, parole, interaction et respiration requièrent une participation synergique de tout le corps.

« Avant d’être bien dans sa bouche, l’enfant doit être bien dans son corps »

(Leblanc et Ruffier-Bourdet, 2009)

c. L’oralité : tous les sens à l’appel

« Tout au long de sa vie embryonnaire puis lors de sa première année de vie, tous les sens de bébé sont en éveil pour mettre en place des acquis au niveau moteur et sensoriel, et être les garants d’une bonne oralité »

(Leblanc et Ruffier-Bourdet, 2009)

En 1852, Weber est le premier à décrire les composantes sensorielles de l’espace oral (Martinet, 2009).

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C’est grâce à des réflexes sensori-moteurs (fouissement, fermeture buccale, succion…) que le fœtus puis le nourrisson va petit à petit découvrir la zone buccale et enrichir ses expériences orales. Le développement de l’oralité est dépendant des stimulations environnementales (voix et odeurs maternelles, proximité du sein…), que le bébé perçoit et intègre grâce à ses organes sensoriels et son système cérébral. La répétition et la multiplicité des perceptions sensorielles entraînent une mémorisation et une catégorisation des expériences agréables et désagréables. L’enfant devient alors progressivement « acteur » de son oralité : il expérimente le plaisir des sensations vibratoire et auditive produites lors des vocalises, puis il choisit les aliments qu’il préfère… L’étayage de ces comportements par l’entourage va venir renforcer le développement de l’oralité.

L’action de nutrition implique tous les sens simultanément : la vue (sein, biberon, visage de la mère lors de l’allaitement, puis cuillère, couleur des aliments…), l’odorat (odeurs maternelles puis des aliments), le toucher (agrippement au sein ou au biberon, puis découverte des aliments en les saisissant), le goût, l’audition (bruits de bouche, aliment qui croustille…). Le contexte sensoriel et le positionnement de l’enfant influencent le déroulement de l’alimentation : trop de bruit ou de lumière, une mauvaise posture… nuisent au bon déroulement du repas. Les systèmes olfactifs et gustatifs ont une fonction digestive qui renforce le processus nutritionnel en augmentant les sensations de plaisir à s’alimenter (Senez, 2008).

Selon Pfister et coll. (2008), « l’arrière-fond [sensoriel et interactionnel] est

indispensable pour qu’un espace d’actions instrumentales se déploie et se spécifie, faisant exister l’espace oral comme zone d’échange et de contact ».

d. …et la sensation de faim ?

Quand on est en bonne santé, la raison première qui motive l’alimentation n’est pas la survie mais bien la faim ou la gourmandise. Selon Pfister et coll. (2008), l’appétence résulte d’un état de tension interne à l’organisme. La notion de faim est primordiale chez le nourrisson. Tout d’abord car il ne peut décider consciemment du moment où il doit manger.

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Mais aussi et surtout, la faim organise la relation avec la mère à long terme, l’attachement, et toutes les interactions qui vont en découler.

L’enfant a faim. Il pleure. Sa mère s’approche pour répondre à son besoin en lui offrant du lait. Une fois bébé repu, les tensions sont apaisées par les sensations de bien-être et de satiété.

Pfister et coll. (2008) ont repéré une suite d’événements qui permet au nourrisson de

retrouver un équilibre interne suite à la tension créée par la faim.

Appétence, recrutement tonique Composante olfactive

Mise en forme posturale

Capture

Exploration (= expression)

Succion (= suction)

Déglutition

Satiété

Aspect hédonique et de détente

Figure n°3 : Eléments qui permettent au nourrisson d’accéder au bien-être suite à la sensation de faim (Pfister et coll., 2008)

La participation sensorielle et posturale apparaît ici encore, démontrant une nouvelle fois l’imbrication de l’oralité avec les cinq sens, la posture et la motricité globale du corps : par l’olfaction, le nouveau-né s’oriente vers la source nourricière ; la bouche s’ouvre, la tête s’avance vers le sein, et le buste s’étend, trouvant son appui sur le porteur. L’activité d’expression et de suction s’engage dès que l’appui postural est adéquat. La nuque doit être fléchie, libérant les mouvements de l’os hyoïde lors de la déglutition. Le repas se déroule jusqu’à satiété, et prend tout son sens lorsque le porteur et le bébé interagissent.

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Le nourrisson ne tète pas seulement pour le but physique à atteindre (calmer ses tensions), il tète aussi « par gourmandise », pour profiter du « moyen relationnel » par lequel ce but est atteint : moment partagé d’interaction avec la mère, attachement. L’enfant a faim de lait et il est gourmand d’amour. La sensation de faim, avec le cri, matérialise ce besoin fondamental de lien. Au début, « faim de lait » et « gourmandise d’amour » ne sont pas dissociées, et sont apaisées en même temps lors de l’alimentation. Progressivement, le tout petit pourra dissocier le bien-être obtenu par la satiété et le plaisir provoqué par la relation. Cela lui permettra d’utiliser ce que Golse et coll. (1990) appellent « le faux cri de détresse pour attirer l’attention » dans un but uniquement relationnel, et la présence de la mère suffira à combler et satisfaire ce besoin de lien.

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B. PREMATURE ET HOSPITALISATION : QUELLES