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L’opposition des cours suprêmes nationales

Paragraphe II : Un système dont la mise en œuvre est imparfaite

2. L’opposition des cours suprêmes nationales

L'existence d'une cour supranationale attise l'opposition des cours suprêmes nationales. Le monopole du droit des affaires OHADA par la CCJA est mal vécu par les juridictions nationales qui n’hésitent pas à connaître des pourvois en cassation mêlant droit uniforme des affaires et droits nationaux non harmonisés.

Il en résulte qu'il n’est évidemment pas impossible d’imaginer qu’un pourvoi en cassation implique à la fois, une ou plusieurs règles de droit uniforme et une ou plusieurs dispositions de droit national non harmonisées (droit civil ou droit processuel, par exemple). Comment doit-on, dans ce cas, régler le partage de compétences entre la CCJA et les juridictions nationales? Faut-il attribuer compétence exclusive pour l’intégralité du litige à la CCJA? Se pose ainsi, la question des conflits entre juridictions suprêmes nationales et la CCJA qu'il convient d'examiner ci-après.

La question des affaires « mixtes » mêlant droit uniforme et droit national, n'a pas, depuis le fameux arrêt Snar Leyma rendu le 16 août 2001 par la Cour suprême du Niger, qui s'était déclarée

compétente, été tranchée par la CCJA et demeure une source potentielle de conflit à l'avenir393.

Cette affaire a été source de conflits potentiels, et donc, d’insécurité juridique pour les justiciables. En effet, elle intéressait à la fois des dispositions internes propres au droit processuel nigérien, d'une part et, d'autre part, des dispositions du droit OHADA relatives au droit des sociétés.

Les faits de l'espèce se résument ainsi: La Société Nigérienne d'Assurance et de Réassurance Leyma (SNAR Leyma), lors d'une assemblée générale de ses actionnaires, a décidé de l'ouverture de son capital à de nouveaux actionnaires par une opération de recapitalisation. C'est ainsi que le Groupe Hima Souley décida d'entrer dans le capital de la compagnie d'assurance, souscrivant alors à une partie des 70000 nouvelles actions émises. Les opérations de souscription, lesquelles étaient coordonnées par un notaire désigné par la SNAR Leyma, ont, par la suite, engendré un litige. Le Groupe Hima Souley reprochait à la compagnie d'assurance de n'avoir pas libéré toutes les actions comme elle le prétendait et voulait, pour cela, qu'une nouvelle assemblée générale des actionnaires soit convoquée pour examiner le problème, ce qu'avait refusé de faire la SNAR Leyma. Saisissant le Président du Tribunal de Niamey desdits faits par une requête datée du 20 avril 2001, le Groupe Hima Souley a pu obtenir, de la part de ce dernier, une ordonnance nommant un administrateur

393L. Ben Kemoun, « Les rapports entre les juridictions de cassation et la CCJA » : « Aspects conceptuels et évaluation», Penant, Revue trimestrielle de droit africain, n°860, spé. p.300; Pierre Meyer « La sécurité juridique et judiciaire dans l'espace OHADA » Revue Trimestrielle de droit africain, n°855, spé. p.163. V. Revue Burkinabé de droit, 2002, p.121 et s. Obs. Djibril Arbachi.

judiciaire chargé de convoquer une assemblée générale des actionnaires de la SNAR Leyma en vue de constater la libération des actions souscrites par le Groupe Hima Souley de même que sa qualité d'actionnaire. C'est contre cette ordonnance que la SNAR Leyma a interjeté appel devant la Cour d'Appel de Niamey qui a confirmé l'ordonnance attaquée par un arrêt du 23 mai 2001. La SNAR Leyma s'est pourvue en cassation devant la Cour Suprême du Niger contre l'arrêt confirmatif de la Cour d'Appel. Devant les juges du droit, le défendeur au pourvoi, le Groupe Hima, invoqua l'exception d'incompétence selon laquelle la Cour Suprême du Niger ne peut connaître de l'affaire car ayant trait aux Actes Uniformes, en l'occurrence, l'Acte Uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et au groupement d'intérêt économique du 17 avril 1997, et que seule la CCJA avait compétence exclusive en la matière conformément à l'article 14 du Traité OHADA. La demanderesse au pourvoi, quant à elle, excipait principalement, à l'appui de sa requête, de la

mauvaise application de l'article 809 du code de Procédure Civile disposant que « les ordonnances

sur référé ne feront aucun préjudice au principal ».

Au regard des faits sus relatés, il apparaît clairement que le litige portait tant sur l'AUSC-GIE que sur le droit processuel interne nigérien.

Estimant que le litige est purement d'ordre interne, la Cour suprême nigérienne s'est estimée compétente tandis que l'une des parties soutenait l'incompétence du juge national au profit de la CCJA.

Dans son examen du pourvoi, la Cour suprême du Niger rejette le moyen tiré de l'exception d'incompétence soulevée par le groupe Hima Souley. La haute juridiction nigérienne réfute la compétence de la CCJA au motif que celle-ci ne serait compétente que pour l'application des Actes uniformes. Autrement dit, elle décida de connaître de tout le contentieux car, pour elle, pour que la

CCJA soit compétente, il faut que « l'application des Actes Uniformes ait été prépondérante pour la

prise de la décision attaquée et que le pourvoi soit surtout basé sur ces actes ». On en déduit alors que le pourvoi en l'espèce étant essentiellement basé sur la violation d'une règle processuelle, un renvoi à la CCJA ne s'imposait donc pas.

La conjonction de moyens fondée sur des normes juridiques différentes, c'est à dire à la fois sur le droit interne et le droit uniforme, n'est, pourtant, pas exceptionnelle. Mais elle ne trouve, dans les relations instituées entre les juridictions nationales et la CCJA, aucune solution satisfaisante. Dès lors, la question se pose de savoir quelle sera la clé de répartition entre la CCJA et les juridictions suprêmes nationales si le contentieux porte à la fois sur les Actes uniformes et le droit interne d'un État partie.

Le juge suprême national pourra-t-il faire une application distributive des normes en cause ou poser une question préjudicielle à la CCJA?

Face à cette situation, certaines juridictions nationales de contrôle de légalité, lorsqu'elles sont saisies, peuvent décider de connaître de la partie du litige ayant trait au droit national, et renvoyer l'autre partie, relative aux Actes uniformes, à la connaissance de la CCJA.

Pour notre part, cette application distributive de compétence serait préjudiciable pour le justiciable et ralentirait considérablement les délais. Tel n'était pas le cas en l'espèce puisque la Cour suprême du Niger a jugé l'affaire conformément au droit processuel nigérien et a refusé de renvoyer les parties à mieux se pourvoir.

Par ailleurs, certains plaideurs formeraient, peut-être, deux pourvois, l'un devant la CCJA et l'autre devant la cour suprême nationale.

Cette procédure n'est pas, pour nous, un gage de sécurité juridique pour les opérateurs du commerce international.

Enfin, d'autres encore pourraient décider de former un seul pourvoi, mais avec deux moyens différents soumis à chacune des deux juridictions en cause, à telle enseigne que la juridiction suprême nationale serait contrainte de renvoyer le litige devant la CCJA après avoir réglé les questions relatives à son droit interne. Là également, cette procédure mettrait en cause la célérité voulue par les opérateurs du commerce international.

Pour nous, la solution de la Cour suprême du Niger est logique. En effet, pour que la CCJA soit

compétente, il faut que « l'application des Actes uniformes ait été prépondérante pour la prise de la

décision attaquée et que le pourvoi soit surtout basé sur ces actes ». Tel n'était pas le cas en l'espèce, comme le souligne à juste titre la haute juridiction nigérienne. Le pourvoi, en l'espèce, étant essentiellement basé sur la violation d'une règle processuelle, un renvoi à la CCJA ne s'imposait donc pas.

Par ailleurs, si les dispositions de l'Acte uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et du groupement d’intérêt économique avaient été invoquées dès la première instance, dans l'affaire ci-dessus citée, il aurait suffi à la Cour suprême nigérienne de mettre en œuvre les dispositions de l'article 10 du Traité OHADA pour décliner sa compétence au profit de la CCJA ou de poser une question préjudicielle à cette dernière sur le droit des sociétés pour légitimer sa solution. Or, au cas particulier, il ne s'agissait que d'une question de procédure : le juge des référés a été saisi en vue de nommer un administrateur provisoire aux fins de procéder à la convocation d'une assemblée

générale des actionnaires laquelle devait statuer sur l'effectivité de la libération des actions litigieuses.

On notera, par ailleurs, que le juge suprême nigérien ne s'est pas prononcé sur le droit applicable au fond du litige. Le juge des référés est par excellence le juge de l'évidence. Il se ne prononce pas sur le fond du litige. Tel a été le cas en l'espèce.

Cet arrêt a fait dire à certains auteurs que la solution proposée par la Cour suprême du Niger témoigne d'une résistance des juges nationaux à l'application et à l'interprétation du droit uniforme par la CCJA et compromet donc gravement la mission d'uniformisation de la jurisprudence en

matière de droit OHADA assignée à la CCJA394.

La CCJA, dans un arrêt en date du 31 mai 2007395, s'est prononcée dans une affaire semblable,

mêlant droit national et droit uniformisé. Cette procédure était fondée sur le droit ivoirien de la responsabilité civile (article 1382 du code civil ivoirien) et les dispositions de l'Acte uniforme relatif aux sûretés, ci-après AUS.

La société demanderesse (Soprocim) avait invoqué les dispositions de l'article 1382 du code civil ivoirien et a procédé à l'inscription d'une hypothèque sur l'immeuble des époux Yao. Madame Yao avait contesté l'application de l'article 1382 du code civil ivoirien ainsi que la validité de l'inscription d'hypothèque sur le fondement de l'ancien article 136 de l'AUS (codifié aujourd'hui à l'article 213 de l'AUS). Les juges du fond avaient fait droit à la demande de la société Soprocim et condamné Madame Yao à payer des dommages-intérêts sur le fondement de l'article 1382 du code civil ivoirien. Madame YAO s'est pourvue en cassation devant la Cour de cassation de Côte d'Ivoire en contestant l'inscription d'hypothèque, d'une part et, d'autre part, reprochant aux juges du fond d'avoir violé l'article 1382 du code civil ivoirien. Le pourvoi de Madame Yao était fondé à la fois sur l'AUS et sur le droit national de la responsabilité civile de Côte d'Ivoire.

Estimant que le litige soulevait des points de droit relatifs au droit OHADA, la Cour de cassation ivoirienne s'en est dessaisie au profit de la CCJA.

394 Sur la résistance des cours suprêmes, J. Lohoues-Oble in Traité et Actes Uniformes commentés et annotés, Juriscope, 2ème édition., 2002, p. 41-42.; René Tagne, La Cour suprême du Cameroun en conflit avec la Cour Commune de

Justice et d'Arbitrage (CCJA), Juridis, n° 62, p. 104; www. ohada.com, Ohadata D-08-30. Voir Alassane Kanté, « La

détermination de la juridiction compétente pour statuer sur un pourvoi formé contre une décision rendue en dernier ressort en application des actes uniformes », OHADA. Com., OHADA D-02- 29; D. Arbachi, RBD, 2002, p.121 et s.

Par un attendu clair, la CCJA a jugé que :

« Mais, attendu qu'il résulte de l'examen des pièces du dossier que contrairement aux allégations de Madame Amani Yao, il est établi que la « situation intenable » dans laquelle se trouvait la société Soprocim à la date de la requête introductive d'instance, est consécutive au non remboursement par Madame Amani Yao, du fonds de roulement engagé à sa demande par la société Soprocim pour la réalisation de ses travaux, qu'il existe ainsi, un lien direct de causalité entre les agissements de la dame Amani Yao et le préjudice subi par la Soprocim; qu'il suit qu'en statuant comme elle l'a fait, en considérant que le fait pour la dame Amani Yao de n'avoir pas remboursé à la Soprocim les fonds propres que celle-ci a engagés après la livraison de l'immeuble, a causé un préjudice certain à la Soprocim, qui mérite réparation, la Cour d'appel d'Abidjan n'a en rien violé l'article 1382 du code civil; qu'en conséquence, il échet de rejeter cette première branche du premier moyen comme étant non fondé (…) ».

Cet attendu a été diversement commenté par la doctrine. Ainsi, un auteur a pu affirmer que la CCJA avait interprété le droit national ivoirien de la responsabilité à la lumière du droit uniformisé

OHADA396. Il en conclut que le droit matériel a influencé la loi nationale. Toutefois, cela n'est

possible que si le droit national n'est pas conforme au droit communautaire. Or dans l'arrêt précité, la responsabilité civile n'est pas régie par le droit OHADA. Il relève à cet égard des droits nationaux.

Pour notre part, cet arrêt reconnaît la compétence exclusive aux juridictions nationales d'appliquer leur droit national dès lors que ce dernier est nécessaire à la solution du litige. De ce seul fait, il rejoint la solution dégagée par la Cour suprême du Niger dans l'affaire Snar, à une exception près que cette dernier concernait des règles du droit processuel alors que l'affaire Amani Yao posait un problème de droit applicable au fond du litige. En outre, même si le droit national ivoirien était contraire aux Actes uniformes, il appartiendrait aux juges ivoiriens d'interpréter leur droit national à la lumière de ces derniers.

Enfin, il convient de rappeler que le droit national est considéré comme un fait devant la CCJA et se trouve ainsi soumis aux exigences de la preuve.

Par l'arrêt Amani Yao, la CCJA a confirmé que, l'interprétation et l'application uniformes du droit national relèvent des cours suprêmes nationales. Il appartient à ces dernières, dès lors qu'un litige intéresse à la fois le droit national et le droit uniformisé, d'interpréter leur droit national à la lumière du droit communautaire et se prononcer sur le fond du litige si l'application du droit national est

indispensable à la solution du litige, contrairement à ce qu'a affirmé Monsieur Ngoumtsa.

L'office de la CCJA doit consister à chercher l'interprétation actuelle du droit national par la Cour suprême nationale. C'est ce qu'a fait la CCJA dans l'arrêt ci-dessus commenté, puisqu'elle s'en est tenue à la solution dégagée par les juridictions du fond en matière de responsabilité civile.

Les observations précédentes permettent de considérer qu'en présence d'une norme nationale et d'une norme uniforme, les juges nationaux, juges de droit commun des deux droits, doivent analyser la pertinence de chacun des droits en concurrence pour la solution du litige. De la pertinence du droit national à la solution du litige dépendra la compétence du juge national à statuer. Si l'Acte uniforme est prépondérant, le juge suprême national doit décliner sa compétence au profit de la CCJA.

Cette situation explique l'adhésion limitée des justiciables à la CCJA.

B L'adhésion limitée des justiciables à la CCJA

Parmi les facteurs à l'adhésion limitée des justiciables à la CCJA, on citera la représentation

obligatoire devant la CCJA (1), le problème de célérité (2), et enfin l'éloignement de la CCJA des

justiciables ( 3 ).