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L’introduction de la logique d’Aristote par les jésuites en Chine

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caractère de la pensée entre la culture chinoise et occidentale est la logique. Il précise dans ses écrits :

dans l’apprentissage de la philosophie, ce que connaissent le mieux les Chinois, c’est l’éthique. Mais il leur manque des règles dialectiques. Quand ils parlent ou ils écrivent, ils suivent leur intuition au lieu de se conformer à la méthode scientifique.8

Dans la version traduite par Nicolas Trigault (1577-1629) :

ils n’ont pas de concept logique, donc quand ils traitent quelques règlements de l’éthique, ils ne considèrent pas les liens internes des différentes branches du sujet ». 9

Quand Matteo Ricci discute avec le Grand Maître bouddhiste « San Zhun » (xue

lang-neige vague), il précise également que les Chinois n’ont pas de logique.

Sur ce point, il est correct pour Matteo Ricci de critiquer la culture chinoise. Ayant découvert ce point faible dans la culture chinoise, lorsqu’il présente la culture occidentale aux Chinois, il y fait figurer naturellement la logique dans son introduction. Les Eléments de géométrie (« 几何原本 ») sont la traduction du commentaire de Clavius des six premiers livres de l’ouvrage d’Euclide, faite en collaboration entre Matteo Ricci et Xu Guangqi (1562-1633). Xu Guangqi est un ministre et scientifique chinois, disciple de Matteo Ricci. Les ouvrages jésuites de l’époque sont en général le fruit de la collaboration entre un jésuite, qui donnait une traduction orale et un savant chinois (le plus souvent un converti) qui rédigeait en langue littéraire. Les Eléments de géométrie est publié, en 1607, à Pékin. Bien que cet ouvrage concerne les disciplines mathématique et géométrique, la base théorique est la logique formelle. Evidemment, si Matteo Ricci choisit de traduire en priorité cet ouvrage, c’est parce qu’il concerne la théorie logique. Il indique :

dans les Eléments de géométrie, ils (les chinois) ont vu des méthodes différentes par

8

Matteo Ricci, Tian zhu jiao chuan ru zhong guo shi (Histoire de l’introduction du christianisme

en Chine) , Taibei, Taiwan guangqi chubanshe, 1986, p.23. Traduction personnelle.

9

Li ma dou zhong guo zha ji (Notes de Matteo Ricci en Chine), trad. He Gaoji, Pékin, zhonghua

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rapport à leurs méthodes traditionmelles, autrement dit, chaque proposition paraît selon son ordre. Nous pouvons raisonnablement le prouver, même les gens les plus obstinés ne peuvent pas le nier.10

Matteo Ricci est le premier qui initie les Chinois à la logique occidentale. Dans les différents recueils qui constituent le « si ku quan shu », la plus grande collection de livres qui illustre l’histoire et la culture de la Chine, on trouve un résumé des Eléments de géométrie qui détaille bien ce point :

其书每卷有界说,有公论,有设题。界说者,先取所用名解说之;公论者,举其 不可疑之理;设题则据所欲言之理,次第设之,先其易者,其次难者,由浅而深, 由简而繁,推之至于无以复加而后已。

( tous les tomes de cet ouvrage ont des définitions, des axiomes, des postulats et des

raisonnements ; la définition est un énoncé écrit en langage naturel ou en langage formel, qui introduit un terme abstrait ; l’axiome désigne une affirmation qui n’avait nul besoin de preuve; le postulat, on donne une assertion pour laquelle on ne fait pas une démonstration, mais que l’on soupçonne d’être vrai, a priori on choisit le plus facile à démontrer ou le plus facile à réfuter, du simple au complexe, ce qui permet d’obtenir de nouveaux résultats ou bien de vérifier la réalité de ce postulat. ) 11

Ainsi, du point de vue des Chinois, l’ouvrage Eléments de géométrie présente une structure précise de la logique et utilise la méthode du raisonnement déductif. C’est pourquoi Xu Guangqi prend l’initiative d’apprendre les mathématiques occidentales. Il espère que les Chinois, en maîtrisant la méthode du raisonnement déductif et celle d’opération de l’Occident, pourront rivaliser avec les occidentaux.

Giulio Aleni (1586-1649), un italien jésuite missionnaire et savant, est envoyé comme

10

Matteo Ricci, Histoire de l’introduction du christianisme en Chine,op.cit., p.458.

11

Yong Rong, Si ku quan shu zong mu (Catalogue Général de la collection Siku impériale), Pékin, zhonghua shuju, 1995, tome I, p.907. Traduction personelle.

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missionnaire en Chine, en 1613. Il a été appelé le ‘‘Confucius de l’Occident’’. Dans son œuvre Xi xue fan (Le sommaire des études occidentales), il présente le système des connaissances et des disciplines proposées dans les universités occidentales. Il nomme la philosophie en chinois lixue ( 理 学 ) afin de la comparer avec le néoconfucianisme de la dynastie des Song. Il précise :

理学者,义理之大学也。人以义理超于万物而为万物之灵。格物穷理,则于人全, 而于天近。

(lixue est une grande étude pour la recherche des principes, les humains peuvent

surpasser toutes les créatures en devenant leur connaisseur, c’est parce qu’ils sont capables de rechercher la cause de toutes les choses. L’investigation de l’étude approfondie de leur principe qui permet à l’homme de s’améliorer dans son ensemble et lui permet d’approcher le ciel).12

Donc la philosophie occidentale est une recherche sur l’origine des choses. 然物理藏在物中,如金在砂石,如玉在璞,须淘之剖之以斐禄所费亚。

(On ne voit pas leur principe, les principes se cachent dans tous les objets concrets, comme l’or se trouve dans les sables, le jade se fait par le jade brut. Si l’on remonte vers leur origine, il faut donc le filtrer et le sculpter, c’est la philosophie).13 C’est une explication simple et claire des jésuites sur la philosophie occidentale.

Giulio Aleni indique aussi :

西方哲学源于“西士古贤,观天地间变化多奇,虽各著为论,开此斐禄之学然多 未免似是而非.终未了。

(Les personnes vertueuses de l’Antiquité en Occident, observèrent des changements fréquents entre le ciel et la terre, bien qu’ils aient exprimé respectivement des points de vue dans leurs ouvrages en créant la philosophie, dont la plus grande partie est

12

Giulio Aleni, Xi xue fan (Le sommaire des études occidentales), cf., Tian xue chu han (Travaux

préliminaires sur l’astronomie), Taibei , taiwan xuesheng shuju, 1965, tome I, p.31. Traduction

personnelle.

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spécieuse et sans résultat définitif).14

Giulio Aleni mentionne aussi Aristote qui est considéré comme le fondateur de la philosophie occidentale. Il note : « Aristote, sa capacité de connaissance est

remarquable, son savoir est profond et immense, il est très brillant ».15 Il met la logique au premier rang parmi les cinq disciplines de la philosophie. La logique est une science qui étudie les méthodes du raisonnement, c’est la base de toutes les disciplines qui permet de comparer le vrai et le faux, la plénitude et le vide, l’apparence et la réalité. Ici, il souligne donc la fonction de la logique.

Puis, Giulio Aleni fait une présentation brève de la logique et indique :

第一门“是落日加诸豫论,即几理学所用诸名目之解”。说明这是逻辑学的序论 和范畴解释。第二门是“五公称之论”。

(la logique comporte six parties : la première partie est l’introduction de la logique et

l’explication des termes philosophiques, la deuxième partie est un essai qui comprend cinq classes.

(ici, Giulio Aleni emprunte la dénomination de Ming li tan traduite par Li Zhizao). Dans les cinq catégories, on classifie le genre des choses selon leurs propriétés et leurs essences.

第三门是“理有之论,即不显形于外而独在人明悟中义理之有者。第四门是“十 字论 .实际上讲述的是十个范畴。第五门是“辩学之论”,第六门是 知学之论”。

(La troisième partie est la théorie qui existe dans l’entendement humain. La quatrième partie concerne dix catégories sur toutes les choses du monde. La cinquième partie est la loi d’un débat. La sixième partie concerne la théorie de l’analyse de la vérité et de l’erreur).16

14 Ibid., p.41. 15 Ibid., p.41. 16

Texte écrit par Zhang Xiping, Ming qing jian ru hua chuan jiao shi dui ya li shi duo de zhe xue

de jie shao (l’introduction de la philosophie d’Aristote par les missionnaires à la fin des Ming et au début des Qing en Chine), jianghai xuekan, Nankin, 2002. Traduction personnelle.

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Giulio Aleni ne présente pas le contenu concret de ces six parties mais juste une présentation générale sur les termes et le catalogue.

La présentation la plus complète sur la logique d’Aristote est celle d’un grand lettré chinois, Li Zhizao (1569-1630), à la fin de la dynastie des Ming. Assisté par un jésuite François Furtado (1587-1653), il traduit l’Introduction à la dialectique d’Aristote, le manuel de logique formelle de l’Université de Coimbra au Portugal. Ce livre qui n’a que dix chapitres expose les conceptions, les catégories et les analyses d’Aristote et présente en même temps la physionomie de la philosophie scolastique au Moyen Age. Cet ouvrage a un titre propre à la tradition philosophique chinoise : Ming li

tan (ming : « nom » ; li : « veine de la pierre ou du bois» au sens propre;

« principe », « doctrine » par extension ; tan : « rechercher » qui signifie, au pied de la lettre, Recherche sur les Noms et les Principes). Le titre Ming li tan renvoie directement le lecteur vers la philosophie classique chinoise, surtout l’Ecole des Noms et l’Ecole confucéenne mais certainement pas vers la logique d’Aristote.

Li Zhizao est un pragmatiste et c’est pourquoi il souhaite traduire Ming li tan pour s’opposer à la doctrine du « vide » de la fin de la dynastie des Ming. Il fait une critique incisive de la pensée des intellectuels de l’époque :

学者之病有四:浅学自奓一也,怠惰废学二也,党所锢习三也,恶问胜己四也

(ils ont quatre défauts : des connaissances superficielles mais de la présomption, ils

négligent leurs études à cause de leur paresse, ils gardent leurs habitudes invétérées et disent des propos offensants à l’égard de leurs supérieurs).17

Pour Li Zhizao, en effet, il faut introduire des savoirs occidentaux pragmatiques afin de rectifier le courant doctrinaire. La signification de Ming li tan consiste à laisser les

17

Xu Xuchen, Xi xue fan yin (Introduction du Sommaire des études occidentales),cf., Xu Zongze,

Ming qing jian ye su hui shi ti yao (Catalogue des œuvres traduites par les Jésuites pendant les Ming et les Qing), Shanghai, shiji chuban jituan, 2010, p.223. Traduction personnelle.

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individus rechercher la raison à l’aide de la déduction afin d’entendre la raison et la vérité et puis de comprendre le principe de toutes les choses du monde.

Comme les connaissances logiques introduites dans ce livre n’ont jamais été présentées dans d’autres ouvrages en Chine, Li Zhizao fait d’abord une présentation brève sous le titre Ming li tan. Il mentionne d’abord la philosophie occidentale comme une omniscience qui couvre toutes les connaissances. Il présente successivement les trois grands philosophes : Socrate, Platon et Aristote. Parmi eux, Aristote est un sage. Ses œuvres combinent tous les principes de l’univers mental et de l’univers matériel. Pour que les individus puissent comprendre la raison plus facilement, Aristote rédige d’abord des œuvres logiques qui permettent de distinguer le vrai du faux et il est ainsi plus facile d’entendre et d’accepter « la vérité ».

Le mot « logique » dans ce livre a été translittéré en « luo ri jia » en chinois. Li Zhizao traduit librement ce mot en « ming li tan » et explique sa signification : se conformer à une raison éclairante par raisonnement pour comprendre toutes les propositions équivoques.

Ensuite, Li Zhizao classifie « ming li tan » en deux catégories : le raisonnement d’instinct où il n’est pas nécessaire d’apprendre, puis, apprendre la démarche du raisonnement pour tirer une conclusion. Ce livre discute essentiellement de ce dernier point. Il y est fait une présentation détaillée de la sphère de recherche de la logique. Selon Li Zhizao, toutes les règles et les formes de la logique formalisée constituent toute la sphère de recherche. Elle comprend l’explication, l’analyse et la déduction. L’explication est pour expliciter l’argumentation d’une chose. L’analyse consiste à diviser une chose complète en plusieurs parties. La déduction est une manière de démonstration, c'est-à-dire qu’on peut dégager un jugement apodictique de quelques prémisses présumées.

Ming li tan décrit également trois manières de penser induites par Aristote : la

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manières de penser ne peut pas être changé. Il faut suivre cet ordre : conception – jugement – déduction.

Comme Li Zhizao et Furtado n’ont pas traduit littéralement le manuel de La généralité

de la dialectique aristotélique, Ming li tan s’intéresse essentiellement àcinq classes et à dix catégories. Il mentionne dans le deuxième chapitre les cinq classes qui désignent le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident. C’est un philosophe grec, Porphyre (234-305), qui les a décrites. Il s’agit de relations des attributs de ces cinq conceptions et de toutes leurs particularités. L’ordre de ces cinq classes est fixe et l’explication de cet ordre est indiquée de la façon suivante :

物理者,物有性情先后,宗也,殊也,类也,所以成其性者,因在先;独也,依 也,所以具其情者,因在后。

(Quel est l’ordre de ces cinq classes ? C’est la physique, soit la règle. La physique, une chose a une nature d’abord, le genre, l’espèce et la différence font partie de la nature, donc ils se mettent avant. Mais le propre et l’accident appartiennent au caractère particulier, donc ils sont en dernière position. L’ordre de ces cinq classes apparaît évident »).18

Afin de permettre aux Chinois de comprendre ces conceptions abstruses et abstraites,

Ming li tan donne des exemples pour les expliquer. Les animaux représentent le genre,

les hommes représentent l’espèce, le raisonnement est la différence, l’action de rire est le propre, la couleur noire et la couleur blanche représentent l’accident.

Aristote donne une liste de dix catégories : la substance (ou essence), la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la situation, la possession, l’action, la passion. Les catégories signifient des conceptions universelles. Aristote estime que toutes les substances matérielles existentielles sont dans ces dix catégories. On ne peut pas bien connaître une substance sans fixer correctement toutes les catégories. La définition de

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Li Zhizao, François Furtado, Ming li tan (La généralité de la dialectique aristotélique), Pékin, sanlian chubanshe, 1959, p.31. Traduction personnelle.

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la conception des catégories citées, ci-dessus, apporte une direction utilisable de la méthodologie à la recherche des sciences de la nature. Elle revêt une signification importante et profonde dans l’histoire progressive des sciences occidentales. Li Zhizao disserte en détail sur les dix catégories dans les cinq derniers chapitres de Ming li tan. Comme Ming li tan a été traduit su la base d’un manuel du Collège de Coimbra, il a été ajouté un grand nombre d’annotations et de commentaires théologiques car Li Zhizao est également un catholique fervent. C’est pourquoi, quand on discute de la conception logique et d’autres questions, il a été ajouté des commentaires relatifs à Dieu et au catholicisme. Par exemple, dans le premier chapitre concernant une question de raisonnement :

夫天神者,不假推通,不必察末而后知本,不必视固然而后知其所以然,用一纯 道,无所不明。人则不然,必须由所已明,推所未明。

(Dieu ne compte pas sur le raisonnement, il n’est pas nécessaire d’observer des choses superficielles afin de connaître le principe fondamental ; il n’a pas besoin non plus d’inspecter un aspect originaire afin de savoir son origine, mais il a une perceptibilité forte qui lui permet de comprendre tout. Les hommes sont complètement différents, ils ont besoin de déduire des questions abstruses par des conditions éclairantes).19

Ces dissertations obscures ne concernent pas la logique qui occupe de nombreuses pages du livre Ming li tan. Cet ouvrage mélange la religion avec la logique. Les outils théoriques de la logique servent pour la propagation de la religion. On pourrait expliquer le contenu par des milliers de caractères dans un livre logique moderne au lieu de trois cent mille caractères en chinois classique dans Ming li tan.

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Qiong li xue

Après le décès de Li Zhizao, en 1630, le jésuite Furtado continue à traduire les derniers tomes de la deuxième catégorie de Ming li tan concernant le syllogisme. Mais il n’achève pas ce travail avant son décès et la partie traduite ne sera pas publiée. C’est le jésuite Ferdinand Verbiest (1623-1688) qui reprend les traductions inachevées de Furtado. Il rassemble dans un nouveau livre Qiong li xue des œuvres conjointes dans les domaines logique et scientifique. Notamment La vérité origine de toutes choses du jésuite italien Lodovico Buglio (1606-1682) et Fei lu hui da d’un autre jésuite italien Alfonso Vagnone (1568-1640). Au total, Qiong li xue regroupe quarante tomes, principalement sur la philosophie naturelle. Ce livre a été présenté à l’empereur Kang Xi, en 1638, afin d’obtenir l’autorisation de publication. L’empereur sollicita le Tribunal des Rites et l’Académie impériale afin d’examiner le contenu de ce livre. Mais les avis des fonctionnaires impériaux furent défavorables et ce livre ne fut pas imprimé. A ce jour, il n’a pas été encore possible de retrouver la trace de l’intégralité de ce manuscrit. En 1939, Xu Zongyi, un lettré chinois, prétend que l’on a retrouvé des fragments de Qiong li xue, soit au total seize tomes, dans le département des textes anciens classiques chinois de la bibliothèque de l’Université de Yanjing, à Pékin. Soit cinq tomes sur la théorie du raisonnement, un tome de théorie de l’arpentage et un tome de théorie de la mécanique. Le style de narration de chaque tome est semblable à celui de l’ouvrage de l’Université de Coimbra qui s’est répandu en Europe du XVIème siècle au XVIIème siècle : coimbricenses, soit le syllogisme, un raisonnement déductif en trois propositions. Cela démontre ainsi que Qiong li xue se fonde sur la philosophie d’Aristote conservée dans la doctrine de Thomas d’Aquin en se joignant à la science traditionnelle chinoise.

La théorie du raisonnement, soit la logique, c’est la citation de Ming li tan, mais l’auteur fait quand même quelques modifications dans cette partie. Et surtout, il supprime le contenu concernant la théologie. Dans la théorie de l’arpentage, il s’agit de

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la mesure des propriétés physiques, du mètre de travaux et de l’arpentage d’un terrain