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L’institution : la pratique de consommation et ses trois piliers

Essai de modélisation et hypothèses de recherche

Section 1 - MDD de terroir et légitimité territoriale perçue : apport pour le marketing

2.2. L’institution : la pratique de consommation et ses trois piliers

Les institutions41 au sens de la TNI s’apparentent en quelque sorte à des règles de jeu socialement acceptées (Chaney et Ben Slimane, 2014), tels les lois et règles, les normes, les croyances et valeurs attendues et partagées, les significations et symboles tirées de la pratique institutionnalisée de consommation « terroir ». Selon Barley et Tolbert (1997), elles correspondent à « l’accumulation historique d’actions passées et de compréhension qui

41 La définition de Scott (2008) a l’avantage de subsumer les dimensions de l’institution et ainsi de tracer un contour synthétique et intégrateur de la notion d’institution : « L’institution est constituée d’un ensemble d’éléments régulateurs, normatifs et culturo-cognitifs, qui combinés aux activités et ressources correspondantes, fournissent stabilité et sens à la vie sociale »( in Blanc, 2012).

123 imposent une série de conditions sur les actions et qui en devenant ‘allant de soi’ influencent les interactions et les négociations futures ». A l’instar de Scaraboto et Fischer (2013) et à leurs travaux sur les personnes en surpoids et la mode grande taille considérant cette consommation comme une institution à part entière qui s’est finalement imposée, la pratique de consommation des produits de terroir existe et perdure parce qu’elle est ancrée de façon concomitante dans les trois piliers des institutions (Scott, 2001).

2.2.1. Le pilier régulateur : lois et règlements

Le premier pilier, régulateur (ou réglementaire), est l’apanage des lois et réglementations pour répondre aux pressions formelles et informelles exercées sur une organisation par les autres desquelles elle dépend (North, 1990 in Blanc, 2012), et aux attentes culturelles de la société dans laquelle ladite organisation évolue. Cet environnement légal affecte les comportements des organisations (DiMaggio et Powell, 1983). Le pilier régulateur implique la capacité pour certains acteurs à établir, fixer des règles et à s’assurer de la conformité des individus et organisations avec ces règles (surveillance et sanction par un système coercitif). Pour North (1990), les institutions sont parfaitement comparables à des règles du jeu : règles formelles accompagnées de codes de conduite tacites qui les soutiennent. Les entreprises et les organisations auront tout intérêt à afficher les signes visibles de conformité avec la loi, leur assurant une plus grande légitimité et un meilleur accès aux ressources (Edelman, 1992). L’étude de Barnett et Carroll (1993) relative à l’industrie des entreprises de télécommunications aux Etats-Unis montre l’impact des lois sur le façonnage progressif du champ, en institutionnalisant notamment des comportements plus solidaires parmi les entreprises du même champ organisationnel (l’arène). La pratique de consommation de produits alimentaires est sous le contrôle des lois comme par exemple « le paquet hygiène » englobant l’ensemble des acteurs de la filière agro-alimentaire, et plus spécifiquement pour les produits de terroir l’origine et la provenance garanties par les signes officiels (AOC, AOP, IGP …) sous l’autorité de l’INAO. L’AFSSA42, devenue l’ANSES (Agence Nationale de Sécurité Sanitaire) est chargée de la sécurité sanitaire de l’alimentation, mais aussi de l’environnement et du travail. La DGCCRF43 qui a pour mission de contribuer à l’efficacité économique, au bénéfice des consommateurs (régulation concurrentielle des marchés,

42 Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments a fusionnée avec l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail en 2010 pour devenir Agence nationale chargée de la sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail.

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protection économique des consommateurs et leur sécurité), en qui on reconnait un pouvoir coercitif : assurer l’ordre et la stabilité selon Scott (2001), et faire émerger un cadre plus normatif, de mœurs, lois et règles atténuant ce contexte plutôt économique afin de lui donner une nature plus sociale (réelle). La présence de ce pilier réglementaire – ou son absence – influe de manière évidente sur la pratique de consommation (sécurité alimentaire, règles européennes sur l’étiquetage des denrées alimentaires, affichage d’un code couleur pour permettre un étiquetage nutritionnel des aliments, affichage des nouvelles normes …) et sur la grande distribution. Celle-ci subit les pressions exercées par l’Etat à travers les lois : Galland (1996), Dutreil (2003 ; 2005), NRE (2001), Chatel (2008), LME (2008), Hamon (2013) et Macron (2015) etc. L’exemple de la loi Galland et ses effets pervers de marges arrières généralisées dans les relations entre producteurs et distributeurs, confrontés, discutés dans l’arène (champ organisationnel) composé de différents acteurs collectifs (producteurs, distributeurs, ANIA, FCD, Etat) et acteurs individuels avec l’activisme institutionnel44 d’un leader charismatique Michel Edouard Leclerc (MEL) et la rhétorique utilisée ont insufflé un changement institutionnel débouchant sur de nouvelles pratiques sociales à savoir la construction d’une nouvelle loi (Dutreil, 2003, puis 2005). La loi de Modernisation de l’Economie de 2008 (LME), selon Moati (co-président de l’observatoire Société et Consommation), « a remis de la concurrence sur les prix, en permettant de discounter les marques nationales ». Ainsi ces dernières ont pu profiter de la double exigence de qualité et de prix raisonnable pour passer à l’offensive, ce que traduit le marché avec la stagnation de la part de marché des MDD généralistes entre 2009 et 2013.

Mais comme le souligne Scott, le pilier régulateur ne représente pas uniquement une dimension coercitive, répressive et contraignante. De nombreuses formes de régulation peuvent revêtir une dimension productive conférant du pouvoir aux acteurs, ce qui montre que « les institutions travaillent à la fois à contraindre et à faciliter les comportements en société » (Scott, 2008 : 52). Les lois, en définitive, ont un effet davantage cognitif et normatif que coercitif (Suchman et Edelman, 1996). Blanc (2012) reconnaît à ce pilier un fonctionnement systémique interdépendant des deux autres piliers normatif et culturo-cognitif.

44 Messeghem et Fourquet-Courbet, 2013, Discours et changement institutionnel dans la grande distribution : le cas d’un entrepreneur institutionnel en France – le blog de Leclerc, International Journal of Retail & Distribution Management, 41(1) : 61-79.

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2.2.2. Le pilier normatif : normes et croyances

Le pilier normatif – ou isomorphisme normatif expliqué par ce que DiMaggio et Powell (1983) nomment la professionnalisation des organisations - considère l’existence visible de valeurs, de croyances et de normes communes dans les institutions du champ organisationnel. Il renvoie donc aussi à des règles « normatives » qui tirent leur autorité de la morale, d’un ensemble de normes et de valeurs partagés par un groupe. Valeurs et normes constituent les éléments clés de ce système normatif.

Les valeurs sont à la source de nos choix, elles les orientent et les justifient, et définissent ce que nous préférons et désirons. Elles sont la principale source de motivations à nos actions. Les valeurs, représentant les conceptions de ce qui est collectivement préférable ou désirable, sont donc pour Scott (2001) l’expression des attentes et des préférences en fonction desquelles les comportements des acteurs sont évalués. Les professionnels d’une organisation à l’autre au sein de l’arène partagent un certain nombre de références, d’outils et de pratiques sociales. Les normes déterminent l’ordre des choses en définissant les fins souhaitables ainsi que les moyens légitimes pour les atteindre dans des situations précises (Blanc, 2012). Elles constituent donc des prescriptions qui s’adressent aux membres d’un groupe. L’adoption de standard – des prescriptions normatives de l’institution (Stinchcombe, 1965) - outre leur dimension contraignante, permet la coopération et la coordination à l’échelle territoriale, voire nationale ou mondiale (Brunsson et Jacobsson, 2000). Les associations professionnelles jouent un rôle important dans la diffusion d’idées et le développement de certaines pratiques. Par exemple la Fédération des entreprises du Commerce et de la Distribution – FCD - met en avant dans sa communication les coopérations réussies entre PME et Enseignes. Les certifications de conformité d’un produit alimentaire, les codes d’usage qui définissent les principes de fabrication, de distribution ou de commerce des produits d’une filière, les guides de bonnes conduites s’appuyant sur des directives (CEE) etc. sont autant de valeurs et de normes qui définissent les rôles socialement prescrits aux acteurs et qui correspondent aux attentes collectives. Autrement dit, ces rôles confèrent des droits et des responsabilités, des privilèges mais aussi des devoirs, voire des licences autant que des obligations. L’action sociale répond, in fine, à cette logique basée sur les attentes collectives de l’environnement institutionnel.

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2.2.3. Le pilier culturo-cognitif

Les conceptions partagées de la nature de la réalité sociale telles que les histoires autour du produit, de la marque ou de la pratique de consommation, l’acte de consommation renvoyant et/ou renforçant les symboles (mots, signes, attitudes), l’ancrage du produit dans le terroir sont de nature à édifier le pilier culturo-cognitif. Ce pilier central dans le néo-institutionnalisme peut être défini « comme l’ensemble des éléments cognitifs et culturels qui organisent la vie sociale dans un champ » (Blanc, 2012 : 9). Il s’agit, pour l’enseigne, de se conformer aux caractéristiques culturelles – la culture, un ensemble sédimenté de sens, de croyances et de systèmes symboliques qui joue un rôle essentiel dans la définition des manières de percevoir et de penser - et cognitives véhiculées et attendues par son environnement. Sur cette relation culture/cognition, Scott (2008 : 57) considère que « les processus interprétatifs internes sont façonnés par des cadres culturels externes ». DiMaggio et Powell (1983) qualifient ce mécanisme d’isomorphisme mimétique plutôt observé en situation de forte incertitude. Les organisations tentent alors d’imiter celle qui semble avoir réussi ou qui bénéficie d’une forte légitimité. Le succès de la MDD « Reflets de France » du groupe Carrefour a sans aucun doute incité les autres enseignes à développer ce concept. Le mouvement locavore de plus en plus présent dans les pratiques des consommateurs a incité Casino à créer la marque « Meilleurs d’ici » offrant des produits alimentaires de proximité (moins de 80 kms). Les MDD de terroir semblent correspondre aux attentes des consommateurs qui aspirent à consommer malin, les stratégies basées sur le prix ont fait long feu (baisse des MDD 1er prix), les valeurs partagées et les pratiques de « bonnes conduites » réinventent les MDD (Lidl et sa campagne pub vantant fraîcheur et qualité de ses produits mais aussi les très bonnes conditions de travail interne et externe ; Aldi s’engage en faveur du bien-être animal etc.). Mais si les piliers normatifs et notamment culturo-cognitifs ne sont pas encore établis, les consommateurs ne feront pas pleinement sens de l’offre en question. Alors, toute action parvenant à définir, éduquer et ancrer la nouvelle pratique de consommation dans les schémas cognitifs et culturels des consommateurs est une condition de réussite. Par exemple, le travail de moralisation autour de la consommation de produits de terroir – authenticité, nostalgie, plaisirs, bien-être, santé, partage, convivialité, proximité, circuit court, trajet, économie locale, emploi, culture etc. – amène le consommateur à considérer ces produits « allant de soi » et à adopter ces pratiques de consommation. L’action de chaque individu est essentiellement déterminée par la représentation interne qu’il fait de la situation,

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pour adopter au final un cadre de référence commun entre l’enseigne et son environnement par rapport à la qualification (signature) « terroir » de la marque dans notre problématique.

2.2.4. Stratégie de légitimation territoriale des enseignes de distribution

Ainsi, lorsqu’une enseigne de distribution s’engage dans le marché des produits de terroir, en offrant des produits localisés notamment par le biais de sa marque propre, elle tente de construire sa légitimité dans ce domaine en s’appuyant sur une politique d’actions et d’échanges en mettant en pratique « la bonne conduite », le sens social de la réalité. Autrement dit, l’enseigne doit se conformer aux pressions institutionnelles – et y contribue à son avantage - de nature réglementaire, normative et culturo-cognitive agissant dans son champ organisationnel. En récompense de sa conformité aux institutions, les acteurs des parties prenantes et membres du champ organisationnel vont lui octroyer une certaine légitimité (Singh et al., 1986 ; Bitektine, 2011), se traduisant par l’espérance d’un gain de confiance de la part de consommateurs (Gatfaoui et Lavorata, 2001 ; Sireix, Pontier et Schaer, 2004 ; Lapeyre et Bonnefond, 2005 ; Swaen et Chumpitaz, 2008) et des autres PP.

Pour Charrière et Morin-Delerm (2010), les pratiques des enseignes montrent que « les stratégies de légitimation mises en œuvre reposent à la fois sur un mécanisme d’adaptation à l’environnement et sur un mécanisme de manipulation de l’environnement ». Le distributeur s’adapte aux normes de leur secteur de façon à construire une légitimité socio-politique plus morale (bénéfice pour le groupe) que pragmatique (bénéfice pour soi), comme la recherche de collaboration/coopération avec les producteurs (Messeghem, 2005), l’amélioration de la relation avec les consommateurs (Badot et Cova, 1995 ; Cova et Roncaglio, 1999). Cette démarche est souvent accompagnée d’un mécanisme de manipulation de l’environnement par la création d’organisations ad hoc (les auditeurs internes qui évaluent leurs partenaires), destinées à la promotion des actions mises en place (offre de produits de qualité « agriculture raisonnée » ; contribution au DD ; actions « sociétales »). Or, Fournier (1998) alerte sur la capacité des consommateurs à adopter un comportement de résistance (Roux, 2007 ; Banikema, 2008) à l’égard des enseignes dès lors qu’il y a dissonance dans les arguments avancés par rapport à la réalité sociale perçue et les sanctions immédiates (boycott) dégradant l’image de l’organisation. Autrement dit, toute action stratégique en marketing doit faire l’objet d’une cohérence indémontable lorsqu’elle est soumise aux jugements des PP et des consommateurs, c’est-à-dire émanant d’une co-construction et de partage de la réalité sociale perçue et vécue, ancrés territorialement (accumulation historique de faire, de

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être, de logiques réticulaires et de compréhension). La construction sociale de la réalité n’est pas simplement le résultat de lois, de normes et de valeurs, elle est aussi le fruit de modèles d’interprétation partagés, jonction entre les dimensions culturelles et cognitives.

Conclusion

Rejoignant les néo-institutionnalistes, nous pensons que les organisations, notamment les enseignes de distribution et leurs partenaires PME, ne peuvent être comprises en dehors du milieu dans lequel elles s’inscrivent (Chalaye, 2005). Le champ organisationnel dans lequel elles se meuvent est constitué par le marché agro-alimentaire produits de terroir, et rassemble les acteurs et organisations du canal - de la production/transformation à la consommation - partageant les mêmes valeurs et ayant un système commun de compréhension (Scott, 1995). Cet espace, le territoire, notion en provenance des travaux de géographes et d’économistes, est de plus en plus mis en avant pour symboliser l’action collective localisée (Bowen et Mutersbaugh, 2014), lieu où se construit le sens social de la réalité (Greenwood et al, 2008). Les produits de la MDD de terroir répondent à cette logique de construction territoriale, et les enseignes utilisent leurs valeurs et significations pour construire leur légitimité.

Les actions ou stratégies de différenciation (Cf. Chap1, Section1) comme la construction d’une identité basée sur l’origine et la proximité, au même titre que les actions de développement durable et de RSE au niveau de l’entreprise, peuvent être considérées comme une démarche de légitimation (Gabriel, 2003). L’enjeu de s’assurer d’un ancrage local solide est au cœur de la stratégie de l’enseigne. La quête de légitimité commence à l’intérieur de l’entreprise – fédérer le personnel autour des valeurs de l’enseigne – et s’étend aux différentes PP du distributeur tels que les fournisseurs, les pouvoirs publics, les acteurs de la société civile, et les consommateurs. Les pratiques doivent être connues puisque la légitimité attribuée par les PP et les consommateurs passent nécessairement par la visibilité d’actions crédibles, acceptables et appropriées (Suchman, 1995).

Cette première section a été l’occasion de porter un regard critique sur les différentes formes et construction de la légitimité qu’une organisation cherche à acquérir ou à développer à travers le filtre de la sociologie néo-institutionnelle (SNI) et du travail institutionnel, notamment dans l’évolution des concepts tels que l’institution, le champ organisationnel et le processus de légitimation. La revue de la littérature souligne l’intérêt stratégique de l’apport de la SNI et de la légitimité au marketing devenue une ressource stratégique que l’enseigne cherche à développer. L’enseignement majeur mis en évidence réside dans ce qui fait l’objet

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de discussion, d’échange et de construction collective au sein de l’arène : l’institution « marché de produits marqués terroir ». L’enseigne de distribution cherche à s’ancrer durablement au sein de l’écosystème territorial pour accroître sa légitimité. C’est ce qui est à retenir pour notre recherche, le concept de légitimité territoriale sera l’objet de la prochaine section.

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Section 2 - Du territoire à la légitimité territoriale : le lien MDD