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4. M ÉTHODOLOGIE ET DESCRIPTION DU TERRAIN

4.3 L’analyse des données

4.3.2 L’inspiration ethnométhodologique, l’analyse de conversation et leurs

Pour cette thèse, je m’inspire de l’analyse de conversation, issue de l’ethnométhodologie (Ten Have, 2018), dans la mesure où celle-ci cherche à explorer les phénomènes du quotidien dans leur dimension interactionnelle. En médiation, les échanges peuvent être qualifiés de conversations semi-institutionnelles dans la mesure où ce dispositif est conçu comme un ADR, proche du cadre juridique. La « conversation » est dirigée et portée par un conflit et une intention de résolution, contrairement à une conversation informelle entre amis. Certains éléments pourront donc être investis d’une urgence, une urgence a priori absente du cadre d’une conversation à bâtons rompus. Cette tension est due à une contrainte de temps et également au fait que la conversation est facilitée par un médiateur. Ainsi, les silences, mais aussi potentiellement les hésitations, ou encore certains regards ou gestes peuvent être investis d’un sens que l’on ne retrouverait pas nécessairement dans une conversation plus anodine.

Ce qui nous intéresse dans l’analyse de l’écoute dialogique, c’est avant tout comment est « jouée » la session, en particulier comment les participants accueillent et restituent ce que leurs interlocuteurs expriment. Nous tenterons ainsi de décrypter comment les interlocuteurs parviennent à faire exister ou non chez les autres leurs propres propos, ce à quoi ils tiennent. Ici, l’accumulation des strates de « justification » ou compte-rendu donne vie à la session, la font exister, et produisent, par la même occasion, une issue à la session (renvoi en audience, accord ou suivi) (Fairhurst et Cooren, 2004).

L’étude de l’écoute dialogique dans les médiations passe ainsi par l’observation minutieuse de la vidéo et de la transcription qui s’y rattache. Grâce à cet enregistrement (audio autant que vidéo), il est possible d’étudier très précisément les interactions qui s’y déploient. Il existe d’ailleurs un lien entre le développement de l’analyse de conversation et celui de la technologie audiovisuelle : l’analyse de conversation a été rendue possible à partir du début des années 1960 parce que des chercheurs comme Harvey Sacks ont eu accès à des magnétophones pour enregistrer des conversations et ainsi revenir, autant que fois qu’ils le désiraient, sur les moments enregistrés. La miniaturisation des appareils de captation et le développement des technologies de postproduction ont affiné cette manière de collecter et présenter les données, comme je vais l’expliquer.

L’enregistrement vidéo nous affranchit de la contrainte chronologique de la captation dans la mesure où l’on peut revenir autant de fois que l’on veut sur les détails de données filmées, que ce soit par la vidéo ou par les transcriptions qui en résultent. Il est ainsi possible de revenir sur un « moment », le déplier, le sortir de sa chronologie et le comparer avec d’autres « moments » relevés eux aussi dans leurs moindres détails, ce qui nous permet ainsi de révéler les pratiques que l’on tente d’observer. Le procédé permet de faire ressortir, par exemple, le besoin d’ordre (Silverman, 1998) et la crainte du chaos des membres d’un groupe, deux aspects qui apparaissent dans une tournure de phrase ou dans une manière de changer de sujet, mais aussi, comme nous le verrons, dans la manière d’écouter. La possibilité de revenir en arrière ainsi que celle de comparer le déroulement de plusieurs médiations pour en observer les rouages est donc au cœur de la présente recherche, tout comme l’analyse de données issues de situations non simulées, chère à Sacks (Sidnell, 2010).

Comme l’analyse des données se fait de manière inductive, elle suit le chemin que proposent Pomerantz et Fehr (2011), lesquelles découpent la démarche en trois étapes après le retour du terrain et la transcription des données : (1) l’observation (2) l’identification d’un phénomène et enfin (3) la description d’une pratique, une modalité d’interaction propre au contexte, mais qui peut s’avérer plus universelle (voir aussi Sidnell et Stivers, 2013). En ce qui concerne ma recherche, l’étape d’observation (1) a duré longtemps et s’est déroulée d’une manière tout à fait intuitive. Elle a commencé par la captation des données puis le montage des images. J’ai passé beaucoup de temps dans la salle de montage à observer les participants, avant même de noter par écrit ce que je voyais.

Une fois les montages terminés, les transcriptions ont marqué un nouveau moment de familiarisation « brute » avec les données, encore une fois sans prise de notes. En particulier, j’ai passé du temps à observer les participants et leurs manières de s’exprimer. Ici s’est cristallisé un certain savoir sur l’inflexion, le volume, la cadence, la prosodie de la voix de chacun des participants filmés. J’ai ainsi intégré le relief interactionnel des personnes filmées, comme je l’avais auparavant fait dans mon travail en postproduction de films. Une banque de données des participants s’est mise en place avec des échantillons d’interactions, parfois très banals qui se sont sédimentés en moi.

Certains préceptes de Sacks, décrits par Silverman (1998), ont été essentiels pour la collecte et l’analyse. Parmi eux, l’idée que la récolte du réel est toujours partielle et quelque peu biaisée. L’enregistrement lui-même ignore certains aspects et en privilégie d’autres. Il s’agit d’assumer cette partialité et de tenter de la combler par des notes de terrain. Un autre précepte est d’être comportementaliste : observer le comportement des membres sans nécessairement essayer de comprendre leurs motivations dans la mesure où elles nous sont a priori inaccessibles, même si elles laissent des traces dans la conversation.

Concernant les méthodes des membres, Silverman rappelle qu’il ne faut pas tenir pour acquis ce que l’on observe en tant que chercheur et ne pas faire dire aux données ce qu’elles ne disent pas. En d’autres termes, il rappelle, d’une part, que le point de vue du chercheur est toujours partiel. Il rappelle, d’autre part, que la mécanique des interactions doit rester ancrée dans le réel, dans les données, c’est-à-dire que l’interprétation des données ne doit pas verser dans la spéculation. Silverman invite donc à étudier le fonctionnement des interactions, à les disséquer, afin d’en comprendre les mécanismes. Le contenu d’une conversation n’importe pas en tant que tel. Pour Sacks (Silverman, 1998), l’intérêt se situe dans la mécanique qui constitue la conversation. On cherche ainsi à cartographier les éléments qui constituent cette mécanique ainsi que leurs articulations.

Ceci m’amène à préciser une facette importante de l’analyse de conversation dans les cas étudiés. Certaines médiations sont, en effet, émotionnellement chargées. Observer l’écoute des émotions y est donc a priori central. Avant de proposer une approche synthétique, Johanna Ruusuvuoi (2013), une spécialiste de l’analyse des émotions en situation d’interaction, décrit deux méthodes d’analyse liées à des champs différents : dans la première, plus psychologisante, l’émotion est envisagée comme une expérience essentiellement individuelle (Ekman et Friesen, 1978 ; Ekman, Friesen et Ancoli, 1980), alors que dans la seconde approche, plus proche de la sociologie, l’émotion est perçue comme un signal social (Fridlund, 1991 ; Fridlund et Duchaine, 1996). Encore selon Ruusuvuori (2013) :

Hochschild (1979) has called these two approaches to emotion research organismic and interactional (see also Selting, 2010; Whalen & Zimmerman, 1998; Wilkinson & Kitzinger, 2006). Conversation analysts have largely adopted the latter approach and prefer to concentrate on investigating emotional displays rather than emotions.

The focus is not on the individuals and their emotional messages and intentions that interactants communicate, but rather on the ways in which emotional displays are put to use and treated in the process of interaction (Peräkylä & Ruusuvuori, 2006). The focus shifts from the essence of emotions to how they emerge and how they are managed in interaction (Heath, 2002; Hochschild, 1983; Whalen & Zimmerman, 1998; Wilkinson & Kitzinger, 2006). (pp. 332-333)

En somme, il s’agit ici d’observer les marqueurs ou manifestations des émotions, contrairement à une approche psychologisante qui se focaliserait sur l’expérience individuelle (et intérieure) d’un participant. En étudiant les émotions d’un point de vue communicationnel, je me cantonne ainsi à observer les émotions que les individus se renvoient et ce qu’ils font des émotions exprimées.

Les manifestations des émotions des participants se relèvent dans leurs gestes et dans leurs paroles, dans l’inflexion de leur voix ou leur ton, directement ou indirectement. Si ces émotions sont entendues et reconnues explicitement par moment, à d’autres, les participants jouent la sourde oreille. Dans tous les cas, les émotions font une différence dans l’écoute dialogique et me semblent incontournables à cette étude. J’ai ainsi relevé les moments où un participant rit, pleure, s’impatiente, ou parle d’émotions (frustration, peur, reconnaissance entre autres). Ces émotions représentent des marqueurs d’écoute, pas toujours transparents, mais certainement impossible à ignorer dans une étude sur l’écoute dialogique.

Enfin, le dernier précepte évoqué concerne l’analyse de données elle-même : en analysant plusieurs segments d’activités, des occurrences régulières émergent. Leur accumulation tend à faire ressortir un phénomène. C’est l’essence de la seconde étape (2), décrite par Pomerantz et Fehr (2011) : l’identification d’un phénomène. Après l’étape d’observation des données par le travail de transcription et dans la salle de montage, j’ai pu effectuer un premier cycle (Tracy, 2012) d’analyse de données, où j’ai tenté de repérer les différents moments clef de la session par rapport au processus de médiation (McCorkle, Reese, 2015) : remarques d’introduction, présentation des doléances, discussion sur les doléances, négociation, rédaction d’un accord ou mise en place des prochaines étapes, telles que le suivi ou le renvoi en audience, puis mots de fin.

Je tiens à préciser que je n’ai pas hésité, parfois, à spéculer sur certains aspects de la médiation, dans la mesure où ces spéculations me semblaient assez fiables et permettaient

d’expliquer ce qui était en train de se passer. Je me suis donc permise de faire une entorse à la stricture de l’analyse de conversation, qui s’interdit ce genre de reconstruction hypothétique.

J’ai également codé les données selon les éléments repérés visuellement et au niveau verbal. Ceci m’a permis de regrouper « ce qui se passait » dans la médiation (Tracy, 2012) et de mieux voir l’articulation des différents moments de la séance et les transitions. Ce moment s’est révélé éprouvant, car rien ne semblait ressortir de ce travail pourtant très minutieux et certainement fastidieux. Ici, j’ai rentré mes données dans Nvivo, qui s’est avéré peu adapté à l’analyse que je pratiquais. Je suis donc revenue à une méthode plus simple, « analogique » en quelque sorte. En somme, le parcours de réflexion s’est fait en trois temps : une fois directement sur papier avec des marqueurs de couleurs, une seconde sur Nvivo, et enfin en transposant les données dans le logiciel Excel.

Plus tard, des liens entre marqueurs sont devenus des phénomènes que j’ai pu retrouver dans d’autres médiations. Cette phase d’analyse des données suivant une approche plus CCO/CCR a donné de la chair, articulé sa dimension relationnelle et révélé la mécanique générale dans lesquels les marqueurs d’écoute sont engagés. La troisième étape (3) décrite par Pomerantz et Fehr (2011) a alors pu débuter : celle de la description d’une pratique, d’une modalité d’interaction dans ces médiations. En effet, ce travail d’identification de phénomènes (étape 2 des trois décrites par Pomerantz et Fer (2011)) a mis en relief des phénomènes d’écoute qui ont fait ressortir des pratiques : des manières de se faire écouter, mais aussi des épiphénomènes de l’écoute qui ont émergé, ainsi qu’une disposition à l’écoute des participants, et une cartographie de la mécanique de l’écoute. Ce travail m’a ensuite amenée à mieux les comprendre et à organiser ces phénomènes et pratiques sous forme de résultats.

Pour finir, notons que les principes généraux de l’ethnométhodologie et de l’analyse de conversation ont été employés selon les besoins de la recherche, en changeant de grosseur de loupe (Benchercki, 2018) selon les épisodes de la séance.